Un bonheur parfait de James Salter: « Nous sommes nés pour ne rien avoir, pour que tout file entre nos doigts. »

Paru initialement en 1975 sous le titre Light years, Un bonheur parfait de James Salter a fait l’objet de ré-éditions plus récentes. Connu pour son roman American Express (1995) notamment, après une expérience de pilote dans l’US Air Force et sa participation à la guerre de Corée, il est admiré pour son « style à l’élégance remarquable » (souvent comparé à Nabokov) qui le fait cataloguer comme « écrivain pour écrivain ». Bien que les critiques le classent aux côtés de Roth, Richard Ford ou Updike, sa notoriété publique reste mineure comparé à ses confrères. Il se dit influencer aussi bien par le théâtre d’Henrik Ibsen et les romans d’André Gide que par les grands romanciers américains : Ernest Hemingway, Henry Miller, Thomas Wolfe. Parmi ses thèmes de prédilection, il s’est notamment distingué pour l’exploration de la nature précaire et fragile de l’identité, sa quête métaphysique angoissée, l’illusion du bonheur, notre perception de l’amour et la vision sombre qu’il en a, marqués de son art pour décrire le lent passage à la fois épuisant et fou des années. « Les seules choses importantes de la vie sont celles dont on se souvient », disait Renoir. Une phrase qui résonne dans « Un bonheur parfait », histoire de la lente érosion de l’édifice familial:

« La vie méprise le savoir ; elle le force à faire antichambre, à attendre dehors. La passion, l’énergie, les mensonges, voila ce que la vie admire. Néanmoins, on est capable de supporter beaucoup de choses si l’humanité entière vous regarde. Les martyrs sont là pour le prouver. Nous vivons dans l’attention des autres. »

Un bonheur parfait s’ouvre sur un tableau idyllique, la vie paisible, confortable et élégante d’un jeune couple américain dans les années 70. Lui, Viri, est architecte. Beau, athlétique et sympathique, il se fait confectionner des chemise sur mesure par un tailleur qu’il recommande à ses amis. Elle, Nedra, est une femme grande et belle, emprunte de la dignité des jeunes mamans, inaccessibles aux autres hommes et dotées du charme que confère la maternité.

Tous deux vivent dans une maison cossue, à l’écart de la ville, près de New York. Ils s’aiment, pensent être heureux et brûlent une énergie folle à animer leur vie familiale. Les enfants, deux petites filles en avance pour leur âge, vivent un conte de fées peuplé des récits légendaires inventés par leur père, de compagnons multiples (un chien, des chats, des poules, un âne) et des mille petites choses qui font regretter l’enfance (les préparatifs du repas de Noël, entre autres). Pourtant, quelque chose cloche dans cette harmonie de façade qu’envient les amis de la famille.

Les mauvaises langues disent de Nedra qu’elle se tient en dehors du monde, égoïste et cynique, juste préoccupée par son confort et celui de ses petits. Viri, lui, attend davantage de la vie. Il veut construire une œuvre qui le fasse entrer dans la postérité, un monument pour lequel on louerait son génie, au-delà de ses seules compétences architecturales. Comblés mais insatisfaits, doués pour la vie mais animés de pulsions morbides, ils vivent en équilibre sur un fil, comme des funambules suspendus au dessus d’un gouffre, concentrés sur leur traversée pour donner le change aux badauds qui les observent.

« Leur vie est mystérieuse. Pareille à une forêt. De loin, elle semble posséder une unité, on peut l’embrasser du regard, la décrire, mais, de près, elle commence à se diviser en fragments d’ombre et de lumière, sa densité vous aveugle. A l’intérieur, il n’y a pas de forme, juste une prodigieuse quantité de détails disséminés : sons exotiques, flaques de soleil, feuillage, arbres tombés, petits animaux qui s’enfuient au craquement d’un rameau, insectes, silence, fleurs. Et toute cette texture solidaire, entremêlée, est une illusion. En réalité, il existe deux sortes de vies, selon la formule de Viri : celle que les gens croient que vous menez, et l’autre. Et c’est l’autre qui pose des problèmes, et que nous désirons ardemment voir« .

Petit à petit, James Salter s’ingénie à démonter l’aimable équilibre existentiel qu’il a lui-même construit depuis la scène d’exposition initiale. Un dérèglement subtil s’introduit dans l’élégance feutré de l’âtre visité, au point de remettre en cause la vie elle-même et les conceptions que les personnages peuvent en avoir. Tout commence lorsque Viri se met à tromper sa femme.

Il pourrait ne s’agir que d’une banale aventure petit-bourgeois, sans autre conséquence que de faire naître un tabou dans cet univers lisse et propre. Il n’en est rien. Les frustrations des uns et des autres provoquent un emballement du scénario et des comportements individuels. Médusé, transporté de surprises en désillusions, le lecteur assiste à la dégradation progressive des trames psychologiques, sociales et culturelles qui forment la structure de ce bonheur parfait, trop parfait pour être vrai…

« Il n’existe pas de vie complète, seulement des fragments. Nous sommes nés pour ne rien avoir, pour que tout file entre nos doigts. Pourtant, cette fuite, ce flux de rencontres, ces luttes, ces rêves … il faut être une créature non pensante, comme la tortue. Etre résolu, aveugle. Car, tout ce que nous entreprenons, et même ce que nous ne faisons pas, nous empêche d’agir à l’opposé. Les actes détruisent leurs alternatives, c’est cela, le paradoxe. De sorte que la vie est une question de choix – chacun est définitif et sans grandes conséquences, comme le geste de jeter des galets dans la mer. Nous avons eu des enfants, pensa-t-il ; nous ne pourrons jamais être un couple sans enfants. Nous avons été modérés, nous ne saurons jamais ce que c’est que de brûler la chandelle par les deux bouts« .

Citation de James Salter à propros de son roman « Un bonheur parfait » et sur le mariage:
(extrait interview donnée au Paris Review)

«Ce livre est la roche érodée de la vie conjugale. Tout ce qui est beau, tout ce qui est banal, tout ce qui nourrit ou ratatine. Cela dure des années, des décennies, et au final, cela semble avoir passé comme ces paysages entraperçus depuis la fenêtre du train —ici un pré, un bosquet d’arbres, des maisons aux fenêtres éclairées au crépuscule, des villes obscures, des gares qui s’évanouissent en un éclair— tout ce qui n’est pas écrit disparaît, excepté certains moments, certaines personnes et certaines scènes, impérissables. Les animaux meurent, on vend la maison, les enfants sont grands, le couple lui-même a disparu, et pourtant il reste ce poème

James Salter et les écrivains français:
« J’aime beaucoup Marguerite Duras. J’adore «l’Amant», je l’ai lu trois ou quatre fois. C’est un livre sur le sexe sans qu’il y ait quoi que ce soit d’explicite. C’est merveilleusement écrit. Comment s’appelle cet écrivain qui écrit de manière assez sexuelle et vulgaire, et qui fait fureur partout ?

Michel Houellebecq…

Ça m’évoque les écrits de Hunter Thompson, mais ce ne sont pas des écrivains que je trouve si drôles. Bien sûr, j’ai lu tous les classiques. J’aime beaucoup Simone de Beauvoir. J’aime sa voix. J’adore Genet. Je lis actuellement la biographie de Genet par Edmund White. C’est un livre formidable. » (extrait interview Nouvel Observateur, 2014)

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