Dora Bruder de Patrick Modiano: « On vous convoque. On vous interne. Vous aimeriez bien comprendre pourquoi. »

Dora Bruder de Patrick Modiano, paru en 1997 et déjà son 20e roman ! alors qu’il était âgé de 52 ans fait partie de ces livres les plus emblématiques, liés à la Shoah qui n’a jamais cessé de le hanter. Même si comme l’a rappelé Pierre Assouline, l’auteur ne saurait se réduire à son travail sur cette tragique période, et de définir ses thèmes les plus chers comme « l’ambiguïté des situations, la confusion des sentiments, le flou des atmosphères, tout ce qui fait notre indécision en temps de paix comme en temps de guerre. »
Prix Goncourt en 1978 pour « Rue des Boutiques Obscures » et surtout Prix Nobel de littérature « choc » de l’année 2014, l’auteur a suscité la stupeur outre-Atlantique alors que la plupart des critiques américains et du monde entier n’avaient jamais vraiment entendu parler de cette figure mythique et adulée de la littérature française, dont les premiers ont d’ailleurs bien du mal à saisir la subtilité et le charme discret…
Il a été loué, entre autres, par l’Académie suédoise pour son «art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation», et son « univers fantastique » aux « livres se répondant les uns aux autres ».

Inauguration de la promenade "Dora Bruder'" avec Patrick Modiano, le 01/06/15 à Paris XVIIIe.

Inauguration de la promenade « Dora Bruder' » avec Patrick Modiano, le 01/06/15 à Paris XVIIIe.


Les jeunes auteurs continuent d’ailleurs de s’y référer comme le héros de Fake de Giulio Minghini qui l’offre à toutes ses conquêtes. Tandis que Laurence Tardieu exprimait dans une conférence au Petit Palais son admiration pour la « musique Modiano » qui l’a nourrie pour « faire de la littérature une terre d’enchantement tout en livrant, par le prisme de cet enchantement, une réflexion singulière sur l’identité et le temps« .

En 2015, le livre résonne toujours autant avec la décision de la maire de Paris, Anne Hidalgo, qu’une promenade parisienne porterait son nom: un terre-plein central entre la rue Leibnitz et la rue Belliard, dans le quartier de porte de Clignancourt et de Saint-Ouen. L’auteur a déclaré lors de son inauguration le 1e juin 2015: «Dora Bruder est devenue un symbole. C’est la première fois qu’une adolescente anonyme est inscrite pour toujours dans la géographie parisienne. Aujourd’hui que nous sommes réunis dans cette allée qui porte son nom, je ne peux m’empêcher de penser que Dora était tout simplement une enfant du XVIIIe arrondissement, une enfant de Montmartre.»

Tout commence par une petite annonce trouvée dans un vieux journal, « au bas d’une rubrique » comme il le précise, durant l’occupation, en 1941 : un avis de recherche pour une jeune fille de 15 ans disparue. Une certaine Dora Bruder, vivant à Paris, boulevard Ornano. Une fugue adolescente anodine ? Oui et non. En tout cas certainement pas pour Patrick Modiano, écrivain hanté par la mémoire d’Auschwitz et par le drame des oubliés, qu’il n’a de cesse de vouloir ramener à la mémoire collective.

C’est ainsi qu’il se lance sur les traces de cette jeune fille qu’il tente de « retrouver », comme en écho à cet avis de recherche surgi du passé terrible. Comme une « mission » lancée depuis les ténèbres de l’oubli et du temps.
Sur cette mince fondation, l’auteur bâtit un roman court mais dense, en forme d’enquête à la fois historique, géographique, intimiste et métaphysique, où il explore les secrets honteux, les non-dits des quartiers, ce qui se cache derrière « la masse brumeuse des immeubles« , « les fenêtres éclairées dont vous ne pouvez pas détacher le regard. Vous vous dites que, derrière elles, quelqu’un que vous avez oublié attend votre retour depuis des années ou bien qu’il n’y a plus personne. Sauf une lampe qui est restée allumée dans l’appartement vide. », les murs des commissariats, des machines judiciaro-administratives. Exhumant ce qui a été enterré, rasé, brûlé. Tentant d’éradiquer le « travail » de dissimulation des traces, de lobotomisation opéré après la guerre, comme il nous le rappelle.

« J’avais ressenti le vide que l’on éprouve devant ce qui a été détruit, rasé net. »

« Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé. »

Il restaure ainsi le lien entre l’inanimé et l’animé. Le « décor » et ses « acteurs ».
Sous sa plume, le sens de « marcher sur ses traces » prend tout son sens alors qu’il arpente ses quartiers familiers pour « parvenir à se rapprocher d’elle dans l’espace et le temps », terrorisé à l’idée qu’elle lui échappe définitivement, qu’il ne parvienne pas à la faire « réapparaître » du néant. Néant qu’il tente de conjurer par l’écriture pour « capter inconsciemment un vague reflet de la réalité ». L’écriture permettant au moins illusoirement de figer, fixer sur papier, par l’écrit, ces fantômes disparus, enlevés sans un bruit.
« Si je n’étais pas là pour l’écrire, il n’y aurait plus aucune trace de cette inconnue… »

Le secret que renferme les itinéraires…
En reconstituant aussi minutieusement que possible sa destinée, y compris ses origines à travers ses parents tous deux pauvres immigrés des pays de l’Est, il met à jour les tragédies de la collaboration et des administrations nazies. En ayant toujours à cœur de redonner visage et individualité à ces « masses » de victimes, à ces listes de noms déshumanisés enregistrées froidement par les préposés des commissariats et autres camps d’internement.

De ce qu’a vécu, ressenti, expérimenté Dora, on n’en saura finalement que très peu (et c’est aussi ce qu’il a ressenti à la fin de son écriture, comme il le confiait dans une interview Gallimard de l’époque). Une vie ballottée dans des hôtels miteux, sans jamais de vrai « chez-elle », des parents malmenés dans un pays ayant toujours refusé de leur faire une place, et pourtant prêts à sacrifier leur vie pour lui (son père ayant servi dans la légion étrangère et avait le statut de « mutilé de guerre à 100% », fait tragique que l’on apprend, ironiquement, lors de son internement par « la patrie reconnaissante »…).

« On se dit qu’au moins les lieux gardent une légère empreinte des personnes qui les ont habités.
Empreinte: marque en creux ou en relief. Pour Ernest et Cécile Bruder, pour Dora, je dirai: en creux.
J’ai ressenti une impression d’absence et de vide, chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils avaient vécu. »

C’est uniquement à travers le prisme de l’enquêteur que l’on tente d’imaginer ce qu’a pu être sa jeune et courte vie.
Pas de « journal de Dora Bruder » pour faire écho à celui d’Anne Franck. Il faut donc remplir les blancs et lire entre les lignes. L’auteur refuse le rôle du narrateur omniscient et n’hésite pas à faire part au contraire de ses doutes et suppositions. Il spécule bien sûr et choisit intelligemment de se concentrer sur les « détails », qu’il a pu rassembler, de placer une loupe ultra-grossissante sur ces quelques « faits », leur donnant ainsi une profondeur insoupçonnée.
Parmi eux, le moment de bascule de la fugue est particulièrement intense alors qu’il cherche à se représenter les circonstances et l’élément déclencheur de ce qui allait la conduire à sa perte : « Il semble que ce qui vous pousse brusquement à la fugue, c’est un jour de froid et de grisaille qui vous rend encore plus vive la solitude et vous fait sentir encore plus fort qu’un étau se resserre. » ou encore au contraire plus loin, « Il faudrait savoir s’il faisait beau ce 14 décembre, jour de la fugue de Dora. Peut-être l’un de ces dimanches doux et ensoleillés d’hiver où vous éprouvez un sentiment de vacance et d’éternité- le sentiment illusoire que le cours du temps est suspendu, et qu’il suffit de se laisser glisser par cette brèche pour échapper à l’étau
qui va se refermer sur vous. »

Il livre ainsi une analyse psychologique intéressante sur ce « bref sentiment d’éternité » où l’on « tranche les liens avec le monde, mais aussi avec le temps » qu’il met en résonance avec sa propre expérience dans les années 60: « C’était l’ivresse de trancher, d’un seul coup, tous les liens: rupture brutale
et volontaire avec la discipline qu’on vous impose, le pensionnat, vos maîtres, vos camarades de classe. Désormais vous n’aurez plus rien à faire avec ces gens-là; rupture avec vos parents qui n’ont pas su vous aimer et dont vous vous dites qu’il n’y a aucun recours à espérer d’eux ; sentiment de révolte et de solitude porté à son incandescence et qui vous coupe le souffle et vous met en état d’apesanteur. Sans doute l’une des rares occasions de ma vie où j’ai été vraiment moi-même et où j’ai marché à mon pas. »

ABOLIR LES DISTANCES SPATIO-TEMPORELLES
A chaque instant, il tente d’établir des connexions, convergences entre la trajectoire de Dora et la sienne à quelques décennies d’intervalle. Le procédé autofictionnel, caractéristique de nos écrivains français qui ont bien du mal à se « contenter » de « raconter simplement une histoire », ce que l’on ne cesse bêtement de leur reprocher, mais qui fait aussi leur singularité, pourrait agacer. On sent bien qu’à travers le prétexte de la jeune fille, ce sont ses propres angoisses, démons d’enfance, les relations conflictuelles avec ses parents, père en particulier, qu’il tente de conjurer.
Une anecdote avec ce dernier est particulièrement poignante, celle où il raconte que sa mère l’envoie quémander lui-même la pension alimentaire à son père et où il finit embarquer par la police
comme « un voyou faisait du scandale ». « J’ai bien senti que mon père n’aurait pas levé le petit doigt si ce commissaire avait exécuté sa menace et m’avait envoyé au Dépôt. », se remémore-t-il lucidement.
Si les parents de Dora ont au contraire tout fait pour la protéger en ne la déclarant pas et en la cachant dans une institution catholique, cela ne l’a pas empêché de vouloir se rebeller, refusant de se soumettre et se terrer.

« Il arrive que les enfants éprouvent des exigences plus grandes que celles de leurs parents et qu’ils adoptent devant l’adversité une attitude plus violente que la leur. Ils laissent loin, très loin, derrière eux, leurs parents. »

Il a l’art de mettre à jour les coïncidences invisibles, comme celle de son père qui aurait pu la croiser l’hiver de sa fugue, alors qu’il avait été embarqué par la police lors de l’un des innombrables contrôles d’identité.
« Je crois aux coïncidences et quelque fois à un don de voyance chez les romanciers (…). (…) cela fait simplement partie du métier: les efforts d’imagination nécessaires à ce métier, le besoin de fixer son esprit sur des points de détail – et cela de manière obsessionnelle. »

Mais son introspection ne masque jamais son héroïne, et vient plutôt s’y superposer comme un calque qui en révèle de nouveaux contours. A travers les résonances entre son parcours et le sien, il cherche à comprendre, donner du sens d’une façon presque mystique en reliant des gens, des destinées parallèles, des époques entre eux malgré les distances/failles spatio temporelles.
De la même façon, il croit « reconnaître » des gens au détour de rues, de stations de métro…
Les souvenirs d’amies de jeunesse imprègnent aussi la silhouette de Dora comme pour tenter de la rendre plus réelle.

« Cette sensation est la même que celle qui vous prend lorsque vous marchez en rêve dans un quartier inconnu. Au réveil vous réalisez peu à peu que les rues de ce quartier étaient décalquées sur celles qui vous sont familières le jour. »

Ses descriptions à la fois méticuleuses et faussement cliniques de quelques photos prises à divers âge, où il passe au crible postures, coiffures, allures, regard, environnement, météo…, tentent de nous faire accéder à l’insaisissable, la vérité de cet être qui s’appelait Dora Bruder.
Redonner vie à cette silhouette, ce nom en lettre d’imprimerie. Se mettre dans sa peau en somme en allant jusqu’à arpenter les rues/lignes et couloirs de métro de ses trajets quotidiens pour aller à l’école puis au pensionnat, la discipline de fer qu’elle subissait là-bas. Une vie avec bien peu de lumière où il tente d’apercevoir quelques bonheurs fugitifs malgré tout.

En filigrane du récit, le texte laconique de la petite annonce revient hanter le narrateur et le lecteur, venant à chaque fois éclairer différemment les évènements relatés. Une litanie presque incantatoire qui scande sa quête fantasmatique. L’usage de ce texte dépersonnalisé, vidé de tout affect s’avère particulièrement puissant (comme celui des rapports de police et autres extraits de pièces administratives qui émaillent le texte). Il en soupèse et en disséque chaque mot jusqu’à les user.
La tenue vestimentaire en particulier, tellement significative d’une époque, presque avec fétichisme. Celle d’une lycéenne/pensionnaire ordinaire, jeune fille sage sans histoires, couleurs classiques, austères et passe-partout du « manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. »

LE MONDE RENVERSE
Et c’est justement la banalité de cette adolescente, son aspect/allure si « normal(e) » symbolisant le monde « familier » qu’il s’applique à faire contraster au monde à l’envers, inversé, d’une absurde cruauté et barbarie qui se superpose à ce dernier. Les vêtements, les rues, les immeubles, bâtiments, le décor et les costumes n’ont
pas changé ou presque mais la pièce qui se joue est devenue tragédie. Ce qui devait autrefois être rassurant, protecteur devient menaçant, ennemi, hostile comme les postes de police, gardiens de la paix qui ne sont que des relais nazis prêts à vous embarquer à la moindre occasion, au moindre prétexte, même les hôpitaux, orphelinats ou encore un peu plus pervers l’UGIF (l’Union générale des Israélites de France), des souricières à la solde des nazis.

Il dévoile brillamment cette inversion terrifiante: « comme si l’hiver de cette année là (1942) séparait les gens les uns des autres, brouillait et effaçait leurs itinéraires, au point de jeter un doute sur leur existence. Et il n’y a aucun recours. Ceux-là même qui sont chargés de vous chercher et de vous retrouver établissent des fiches pour mieux vous faire disparaître ensuite – définitivement. »

Dans ce contexte, il livre, au passage, une réflexion intéressante sur les notion de « légalité » et d’identité, ce qu’elles deviennent quand le monde où vous vivez piétine tous vos droits les plus élémentaires. C’est ainsi qu’il note sur son père qui ne s’était pas fait recenser comme juif (n° dossier juif) : « Ainsi il n’avait plu aucune existence légale et avait-il coupé toutes les amarres avec un monde où il fallait que chacun justifie d’un métier, d’une famille, d’une nationalité, d’une date de naissance, d’un domicile. »
« puisqu’on avait fait de lui un hors-la-loi, il allait suivre cette pente-là par la force des choses, vivre d’expédients à Paris, et se perdre dans les marécages
du marché noir. »

HUMANISER LE GLACIAL DES REGISTRES ET DES MATRICULES
Pour son enquête, il relève inlassablement et méticuleusement les adresses des écoles de son quartier, parcourt les colonnes des registres, les actes écrits officiels, mains courantes, procès verbal d’audition des archives de la préfecture de police, archives des commissariats détruites pour la plupart, attestant de son existence et de son passage ds certains lieux.
« Rien que des personnes mortes ou vivantes – que l’on range dans la catégorie des « individus non identifiés.« Ce faisant, il transforme en matériau littéraire insolite ces extraits de texte administratif brut et froid, qui prennent une toute autre dimension et relief sous sa plume. Comme pour contrer les services administratifs, « ces sentinelles de l’oubli chargées de garder un secret honteux, et d’interdire à ceux qui le voulaient de retrouver la moindre trace de l’existence de quelqu’un. »

Particulièrement poignant, un chapitre entier reproduit des extraits de lettres adressées au préfet de police demandant grâce pour leurs proches, invoquant leur droit de savoir ce qui est arrivé à leur famille arrêtée subitement, interné et qui n’auront jamais reçu de réponse ou pire auront été arrêtés eux-même pour avoir osé demander, poser des questions…

« On est venu chercher mon mari et comme ma fille pleurait, on l’a prise aussi. »
« Ainsi se succèdent, dans les mains courantes des commissariats de l’Occupation, prostituées, chiens perdus, enfants abandonnés. »

Ce faisant il retrace les heures les plus sombres sombres de l’occupation nazie lors de cet hiver 1942 où les rafles et les internements aux Tourelles, à Drancy se multiplient, le crescendo horrifique des mesures, de répression, de traque, de « contrôle périodique », de déclaration sans fin, d’interrogatoires, de couvre feu, d’encerclement, de piège qui se referme/resserre implacablement.

« On vous convoque. On vous interne. Vous aimeriez bien comprendre pourquoi. »

Et permettant tout cela, complice essentiel : la machine bureaucratico-judiciaire au service du meurtre en masse.
Il relate aussi le pillage des internés par les sbires de la « Police des Questions juives » à coup de matraque lors des rafles.

Dans ce court mais profond roman, l’auteur déploie ainsi tous ses thèmes majeurs, le souci de la mémoire, la hantise de l’oubli des victimes de l’holocauste on l’a dit, mais aussi son hypersensibilité aux adresses, rues, avenues, boulevards, à la topographie urbaine, parisienne en particulier qu’il connaît comme sa poche et dont chaque nom ravive en lui des souvenirs enfouis d’enfance, d’adolescence, devient le catalyseur de sensations, pressentiments, présomptions, et enfin le vecteur de communication et ce qui fait le lien entre présent et (ombres du) passé. Sa restitution et son approche si particulière des quartiers, de leurs « lignes de fuite », de l’ombre de leurs arbres ou de leurs murs noirs crée notamment cette atmosphères presque sur-réelle et mystique qu’évoquaitLaurence Tardieu.

La forme hybride du roman, imbriquant histoire personnelle dans l’histoire d’une jeune fille et enfin dans l’Histoire avec un grand H, participe bien sûr grandement à l’intérêt littéraire de l’œuvre, bien plus qu’une narration traditionnelle. Les réseaux qu’il tisse entre les divers espaces temps entre lesquels il va et vient, donnent une ampleur symbolique à la destinée de la jeune fille qui devient le fil conducteur et unificateur de toute une lignée de victimes et qui résonne aujourd’hui avec d’autant plus de force. [Alexandra Galakof]