La flèche du temps de Martin Amis : Plongée à reculon dans le passé terrifiant d’un médecin nazi

Qui est donc ce mystérieux Tod Friendly, qui vit dans « l’Amérique des cordes à linge et des boîtes à letrres, l’Amérique innocente, l’Amérique affable du melting pot, de couleurs primaires, du Toi-ça va-Moi-ça-va » ? Un honnête citoyen américain ? Un vieux monsieur mourrant dans son lit d’hôpital ? En apparence, une scène banale jusqu’à ce que se produise un curieux phénomène qui entraînera non pas sa mort définitive mais son rajeunissement progressif…


Au lieu de rendre l’âme, comme le suggère les premières lignes du roman, il se trouve que Tod reprend au contraire son souffle pour retraverser sa vie dans le sens inverse…
Sur la base de cet exercice de style périlleux, Amis entreprend de nous faire découvrir la vie de cet homme en reprenant le cours de son destin à l’envers.

Un étourdissant récit où les conséquences deviennent les causes
Attention pas de banal flash back ! Mais un véritable parcours à contre-temps comme un magnétoscope en mode retour arrière rembobinerait le film de nos vies.
Comme on s’en doute, sous ce mode de narration, les évènements prennent un tour bien différent puisque les conséquences arrivent avant les causes…
Les repas où l’on commence par récupérer les déchets de sa poubelle pour ensuite les remettre dans son frigo. Conversation à rebours. Histoires d’amour qui débutent par des ruptures pour finir dans le bonheur. Docteurs reconstituant les plaies et ravivant les maux de leurs patients … A travers la voix d’une double conscience tapie au cœur de notre homme, le lecteur découvre à reculon qui est ou plutôt qui a été Tod Friendly…
Sa vie sexuelle chaotique, son incapacité à aimer, son métier de médecin, ses changements d’identité à répétition, ses rêves de silhouettes troubles, ses rêves où « il chie des os humains » pour finalement révéler l’insoutenable : son terrible passé de médecin nazi à Auschwitz.

Amis dépeint le quotidien d’un médecin et l’univers hospitalier « où les atrocités se succèdent sans qu’on puisse les arrêter. Comme s’il fallait de nouvelles atrocités pour valider les atrocités précédentes. »
A la fois fasciné et effrayé par le corps humain dans sa version la plus crue, l’auteur nous projette dans un hôpital où « l’air est tiède, bourdonnant et a le goût des organes humains obscurément neutralisés… »
où « la nuit, les éliminages et les triages font craquer et battre l’hôpital. »

Essayant de se mettre dans la peau du médecin, ces « soldats biologiques » figures emblématiques de nos sociétés, ces hommes en blouse blanche capables de « catégoriquement tout faire à un corps humain » de « le démonter ou le remonter ».

Essayant de comprendre comment un homme, un humain, peut, sans ciller, en découper un autre et rester insensible à sa douleur. Avec une distance chirurgicale, à travers la voix étonnée de cette double conscience candide, Amis déroule peu à peu les tableaux horrifiques des fours crématoires ; les viols sur « les prostituées chauves aux yeux énormes » ; les laboratoires aux cobayes juifs et leurs seringues hypodermiques… Essayant de comprendre comment ces hommes parviennent à garder un oeil clinique et méthodique sur la souffrance et l’horreur.
« Je vois le visage de la souffrance. Son visage est sauvage distant et antique. »

Ahurissante description en retour arrière, où les gardes viennent « sauver » le vieux juif qui se débat dans la profonde latrine où il vient d’être précipité… « Des charretées de cadavres étaient tirées hors des fosses… » Et la détermination besogneuse du « héros » dans ces tâches ignobles, où il se sent enfin dans « un monde compréhensible ». En dépit du caractère terrifiant des évènements relatés, Amis adopte un glaçant cynisme : « la guerre va très bien maintenant, la quantité de travail a nettement diminué après les exploits de 44… »

Le sens des évènements se trouve brouillé par cette narration inversée et donne un vertige surréaliste sur le passé. Où est la vérité ?

Cette relecture de l’Histoire a de quoi faire grincer les dents. Pourtant, loin de la parodie, elle permet de faire réagir sur l’inconscience qui habitait les artisans de ces enfers. Des enfers où les valeurs étaient totalement inversées. Où le mal devenait bien. Où les monstruosités étaient accomplies en toute bonne foi avec le sentiment d’agir pour « la bonne cause ».

Un ouvrage unique à la fois sur l’holocauste qui donne à s’interroger sur le sens de nos vies humaines et sur leur interprétation.

1 Commentaire

    • Qarqi Ster sur 23 juin 2007 à 10 h 32 min
    • Répondre

    Il faut le trouver en bibliothèque car il est épuisé; ou chez un bouquiniste si vous avez de la chance.

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