Entretien avec Serge Ewenczyk, éditeur de bandes-dessinées intimistes chez « Cà et là »

Si vous croyez encore que les BD sont réservées aux ados boutonneux qui fantasment sur les super-héros terrassant des monstres intergalactiques pour sauver le monde, vous avez tout faux ! Un nouveau genre, le roman graphique, a changé la donne et propose des histoires dessinées comme on écrit des romans. Un nouvel éditeur baptisé « Cà et là », fondé par Serge Ewenczyk vient enrichir la production française en faisant découvrir des talents étrangers inédits. Zoom sur cet éditeur passionné par l’art narratif sensible et retour sur l’histoire du roman graphique avec un expert du genre !


Buzz littéraire :Comment est née votre maison d’édition « Cà et là » ?

Serge Ewenczyk : J’ai fondé cette maison d’édition qui fête ses 1 an après avoir produit pendant 5 ans des dessins animés sur le Web puis pour le petit écran (France 5…) avec des séries pour enfants telles que Pitte Kantrop, Lucie, Didou… Un travail passionnant mais très lourd et long à monter et à financer… j’ai eu envie de « légèreté ». Possédant un réseau de contacts d’éditeurs et d’auteurs, j’ai alors décidé de me reconvertir dans la bande dessinée.

BL : Quelle était votre culture BD ?

SE : J’ai toujours été amateur de BD depuis enfant avec un parcours de lecteur assez classique allant de Tintin/Astérix jusqu’aux comic strips américaines (Flash Gordon, Tarzan, Pif Gadget où Hugo Pratt a dessiné…) puis plus tard la BD américaine indépendante dont j’ai suivi toutes les évolutions (voir historique ci-après, ndlr) allant fréquemment aux Etats-Unis.

BL : Quels sont les signes particuliers de votre catalogue ?

SE : J’ai choisi de publier exclusivement des romans graphiques du domaine étranger. Pour l’instant essentiellement américains/anglo-saxons mais pas uniquement. Pourquoi ce choix ? Tout d’abord parce que ce sont eux qui ont inventé le genre et que la la scène américaine est très dynamique. Enfin, c’est un parti-pris qui me différencie des autres éditeurs… Sur le fond, je privilégie des récits ancrés dans la réalité, autobiographique ou non, des histoires simples et touchantes de la vie quotidienne qu’il s’agisse de drames ou de comédies. Je repère des titres inédits en France et travaille l’adaptation avec des traducteurs.

BL : Comment se déroule ce travail d’adaptation ?

SE : C’est un travail délicat qui s’effectue avec deux traducteurs principaux pour l’instant que sont Alain David et Sidonie van Den Dries. Outre les difficultés classiques de l’adptation (jeux de mot intraduisibles ou spécificités locales), nous nous heurtons à la contrainte de la bulle qui n’est pas extensible (20% de signes en plus qu’en français).

BL : Comment sélectionnez vous vos auteurs et quels sont vos « best-sellers » à ce jour ?

SE : Nous publions 8 à 9 titres par an. Je repère les ouvrages qui m’intéresse essentiellement chez les libraires qui font de l’import en France ou dans les librairies anglaises. Je participe aussi à quelques salons comme la Foire du Livre de Francfort, Le salon du Livre de Bologne, le salon d’Angouleme ou le New York Comiccon un salon spécialisé dans la bande dessinée américaine. Enfin, le web est également un bon moyen de découvrir les jeunes auteurs.

En général, je fonctionne au coup de coeur. Il faut qu’une émotion passe à la lecture du récit. Récemment, j’ai choisi de publier les ouvrages de Judd Winick (Pedro et moi) qui est un formidable témoignage d’amitié contre les préjugés et l’ignorance à travers la description parfois brutale de la réalité de la séropositivité au quotidien. Dans un genre différent, les petites créatures de Pentti Otsamo racontent le malaise d’un jeune père à l’annonce de la grossesse de sa compagne sous une forme flirtant avec l’allégorie : le thème de l’enfant non désiré n’avait encore jamais été traité en BD. Parmi nos best-sellers, on trouve le dernier ouvrage d’Andi Watson (que nous avons choisi de chroniquer). Cet auteur est très connu aux USA avec un fan-club très actif depuis une dizaine d’années. Un premier album « Breakfast after noon » avait déjà été adapté en France chez Casterman Ecriture (diffusé à environ 2000 exemplaires). J’avais beaucoup aimé donc je l’ai contacté. Cet auteur est particulièrement fort dans la description des problèmes affectifs et professionnels et leur imbrication. C’est aussi un dialoguiste percutant avec des personnages bavards et très attachants. Le grand public a accroché à cette romance pas mièvre et dynamique.

BL : D’un point de vue plus technique quel style graphique appréciez-vous ?

SE : L’histoire m’intéresse plus que le style graphique. Je suis ouvert à une variété de styles en fait. Du dessin réaliste (comme celui de Pentti Otsamo dans « Petites Créatures ») au trait semi-réaliste de Judd Winick dans « Pedro & Moi » en passant par celui très stylisé d’un Andi Watson…

BL : On parle désormais de « roman graphique », des bandes dessinées racontées comme des romans plus proches de la littérature que des comics. D’où vient ce courant dans l’illustration et quels en sont les pères fondateurs ?

Le roman graphique encore appelé graphic novel ou BD d’auteur indépendante, nous vient des Etats-Unis. Il s’est développé, plus tardivement, en parallèle des comics. Au contraire de leurs aînées qui font la part belle aux aventures de super-héros « à suivre », et qui ne dépassent jamais les 24-36 pages, ils constituent de vrais récits complets (de 150 à 200 pages) avec une narration proche de la littérature générale. Leurs thématiques sont ancrées dans la réalités, fidèles à la vie, avec des personnages plus profonds dont la psychologie est finement travaillée. Ils se présentent généralement sous la forme de recueils initialement en noir et blanc et non en quadri.

Pour le resituer rapidement dans le temps, on peut dire qu’il émerge dans les années 70/80 sous l’impulsion de Will Eisner (qui a donné son nom aux Eisner Awards), considéré comme le père du genre avec son chef d’euvre A contract witg god (1979) qui relate dans la veine d’un Dickens, le rêve américain de familles juives modestes du Bronx dans les années 30. Puis en 1986, un deuxième tournant est pris avec la publication de Maus par Art Spiegelman qui retrace la vie d’un rescapé des camps nazis racontée par son fils sur un ton métaphorique comparé à Kafka. BD qui obtient pour la première fois le prestigieux prix Pulitzer 1992.
Durant cette période, la revue Raw, crée par Spiegelman dans les années 1980 à New York, héberge toute la génération montante de ces dessinateurs et favorise leur essor. Elle tente pour la première fois d’esthétiser et d’intellectualiser la bande dessinée.

A la fin des années 80/90, des éditeurs de comics classiques tels que Marvel & DC se lancent sur le créneau et publient des séries plus élaborées tels qu’Alan Moore (Miracleman, Watchmen V pour Vendetta, bientôt sur grand écran…) qui cassent les codes et déconstruisent les superhéros jusqu’à l’os.

Dans la foulée, une myriade de petits éditeurs indépendants (Santa Graphics, Drawn and Quarterly) publient des auteurs très innovants tels que Chris Ware, auteur des comics cultes « Acme Novelty Library » (une douzaine de publications au formats variés, ultra-référencées Art nouveau et remplies d’allusion à la culture populaire américaine) et de Jimmy Corrigan (sorte de « chroniques picturales d’une Amérique dépressive à travers les yeux d’un orphelin pathétique »), le canadien Seth obsédé par l’esthétique du dessin d’humour type « New Yorker, Daniel Clowes (les aventures lynchéennes d’adolescents troublés comme David Boring ou Ghost World adapté au cinéma par Terry Zwigoff) ou encore Charles Burns.
Des ouvrages qui se procurent, fait nouveau, non plus dans des librairies spécialisées, mais dans les grandes librairies générales telles que Barnes and Noble.

BL : Qu’en est-il du roman graphique à la française ?

SE : Il est apparu en France au début des années 90. Des éditeurs tels que L’Association ou Cornélius ont fourni un gros travail pour évangéliser le marché en publiant notamment des carnets autobiographiques brochés et non plus cartonnés souples, afin de se rapprocher du livre romanesque. Parmi les auteurs phare du genre en France, on peut citer Lewis Trondheim (la série Lapinot jusqu’à récemment le blog de Frantico qui serait de lui…) ou encore Marjane Satrapi (qui a vendu, fait extraordinaire, près de 400 000 exemplaires de son Persépolis« ), Robert Crumb…
Les éditions Ego comme X ont aussi contribué à son développement grâce notamment au travail de Fabrice Neaud (auteur de « Journal ») par exemple.

BL : Le genre est-il en voie d’expansion et qui sont ses lecteurs ?

SE : Ce genre s’adresse davantage aux lecteurs de littérature générale (romans) et pas forcément aux lecteurs de BD traditionnelles de type comics (de type « ados boutonneux »). Il vise aussi plus particulièrement les femmes qui constitue une part minoritaire du lectorat des bandes dessinées. Un public plus diversifié donc plus féminin, et surtout moins ado et strictement masculin. Les années 2000 ont marqué le début d’une vraie progression avec le succès d’auteurs comme Marjane Satrapi ou Joan Sfar…

Enfin pour terminer, comment envisagez-vous l’avenir ?

SE : Poursuivre mon travail de découverte de nouveaux talents étrangers encore inédits en France et l’élargir à d’autres pays tels que la Scandinavie, le Canada, l’Amérique latine ou encore l’Afrique du Sud… Pour 2007, sont déjà confirmés trois titres: « Pictures of You » de Damon Hurd et Tatiana Gill (2eme partie de la trilogie entamée avec « A Strange Day »), le prochain roman graphique de Joel Orff (l’auteur de « Au Fil de l’Eau » publié par çà et là en février 2006) et Mom’s Cancer de Brian Fies, un roman graphique qui vient d’être publié aux Etats-Unis dans lequel l’auteur raconte le combat contre le cancer de sa mère.

Pour en savoir plus : le site des éditions « Cà et là »

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