La plaisanterie de Milan Kundera, Itinéraire d’un enfant déchu

Achevé en 1965, La plaisanterie est le premier roman de Milan Kundera alors âgé de 36 ans. Publié en Tchécoslovaquie en 1967, il coïncide avec les prémices du « printemps de Prague », tentative de libéralisation sévèrement réprimée par l’U.R.S.S. en août 1968. Parce qu’il prend pour cadre le régime de son pays, ce roman a été perçu comme un livre essentiellement politique. Ce que Kundera a démenti en le qualifiant « d’histoire d’amour », unique sentiment résistant à la désillusion de l’Histoire. Plus précisément, il apparaît comme un roman sur la trahison, la méprise entraînant la haine et l’esprit de vengeance : l’ironie du sort qui nous joue de bien cruelles plaisanteries, fausse et ruine une destinée. C’est aussi le roman d’une vie qui s’effondre, une vie dévastée, le livre d’un destin contrarié et d’un idéal qui n’a pas tenu ses promesses… La plaisanterie résonne d’un rire grinçant et contient déjà en essence certains thèmes majeurs de l’œuvre à venir de Kundera. Il ne possède néanmoins pas la force et la richesse de « L’insoutenable légèreté de l’être » ou encore de « Risibles amours » (des nouvelles rédigées avant La plaisanterie en 1963). Sous son titre ironique, c’est l’un de ses romans les plus noirs également…

« … et l’idée m’envahit qu’un destin souvent s’achève avant la mort, que le moment de la fin ne coïncide pas avec celui de la mort. »

La plaisanterie c’est l’histoire de la vie de Ludvik, un jeune étudiant tchèque dans les années 1950 en Moravie (à Ostravia), en pleine répression russe, dans un régime communiste durci. Pour avoir fait du second degré sur une carte postale destinée à sa petite amie « L’optimisme est l’opium du genre humain. L’esprit sain pue la connerie. Vive Trotsky ! », il se verra exclu du Parti puis de l’université et enfin incarcéré dans ces redoutables camps de travail où l’on redresse les « âmes rebelles ». Quelques mots et une mauvaise interprétation auront suffi à faire de lui un ennemi du régime et à renverser le cours de sa vie promise à un avenir glorieux. A le détruire progressivement, tout en ébranlant ses convictions profondes. On ne plaisante pas avec l’idéal communiste en ces temps là… Ses amours avec la douce et farouche Lucie puis avec la femme mariée trompée et infidèle Helena, suivent la même trajectoire : celle de la méprise et de la farce aussi cruelles que pathétiques. Sans cesse Ludvik est victime d’un destin qui se joue et se retourne contre lui. Jusqu’à son but ultime : la vengeance contre celui qui a ruiné sa vie en le condamnant…

« Est-ce que l’on peut renverser toute son attitude devant la vie pour l’unique raison d’avoir été offensé ? »

« Peur de ce lamentable horizon, peur de ce lot. Je sentais mon âme se recroqueviller sur elle-même, je la sentais reculer, et je m’effrayais à l’idée que, devant cet encerclement, elle n’avait pas où s’évader. »

L’analyse psychologique d’une descente aux enfers
Ludvik, un homme brisé

La plaisanterie c’est l’histoire du naufrage d’une vie, d’une vie brisée. Kundera analyse finement l’évolution psychologique de son personnage qui perd subitement tout : de sa mise à l’écart à l’inexorable défection de ses amis et son isolement. Il dessine le portrait d’un homme châtié injustement, en proie à l’incompréhension et la trahison des siens. La trahison est un thème central dont le héros est d’abord victime avant de trahir à son tour les deux femmes (Lucie et Héléna) qui traverseront sa vie. L’auteur exprime particulièrement bien l’effrayante distorsion qui s’opère entre ce qu’il est et son image : « Je commençais à comprendre qu’il n’existait aucun moyen de rectifier l’image de ma personne, déposée dans une suprême chambre des instances des destins humains ; je compris que cette image (si peu ressemblante fût-elle) était infiniment plus réelle que moi-même ; qu’elle n’était en aucune façon mon ombre, mais que j’étais, moi, l’ombre de mon image ; qu’il n’était nullement possible de l’accuser de ne pas me ressembler, mais que c’était moi le coupable de cette dissemblance ; et que cette dissemblance enfin était ma croix, dont je ne pouvais me décharger pour personne et que j’étais condamné à porter. » On suit les différents états par lequel passe le personnage : de la colère, la résistance, la honte, la paranoïa, la souffrance jusqu’à une sorte de résignation rancunière à sa condition de déchu et la perte de ses illusions. Seule sa rencontre amoureuse avec Lucie, une jeune femme simple aurait pu lui offrir une chance de se reconstruire mais il la laissera passer, trop obnubilé par lui-même et l’amertume qui l’habite. Cette rancœur qui constitue presque sa raison de vivre le conduit à orchestrer une vile vengeance envers celui qui l’a condamné : « Comment lui expliquer que je peux pas me réconcilier avec lui? Comment lui expliquer qu’en le faisant je romprai mon équilibre intérieur. Comment lui expliquer que ma haine envers lui contrebalance le poids du mal qui est tombé sur ma jeunesse. Comment lui expliquer que j’ai besoin de haïr. » Ludvik est incapable d’oublier le passé et de continuer de vivre. Cet impossible pardon le laisse en enfer. A ce titre La plaisanterie peut aussi être vu comme un roman sur la haine et la rédemption. Sa vie s’est arrêtée le jour de son incarcération. « J’eus conscience que je n’esquiverai pas mes souvenirs. Ils m’assiégeaient. » La plaisanterie peut aussi être vue comme un roman de formation ou initiatique dans la mesure où le jeune héros devient homme au fil des épreuves qui lui sont infligées et se cherche lui-même : « le stupide âge lyrique où l’on est à ses propres yeux une trop grande énigme pour pouvoir s’intéresser aux énigmes qui sont en dehors de soi et où les autres (fussent-ils les plus chers) ne sont que miroirs mobiles dans lesquels on retrouve étonné l’image de son propre sentiment, son propre trouble, sa propre valeur. »

Milan Kundera en 1975, peu de temps après avoir immigré à Paris

Milan Kundera en 1975, peu de temps après avoir immigré à Paris

Ailleurs, il fustige encore l’immaturité et la crédulité de la jeunesse en ces termes : « La jeunesse est horrible : c’est une scène où, sur les hauts cothurnes et dans les costumes les plus variés, des enfants s’agitent et profèrent des formules apprises qu’ils comprennent à moitié, mais auxquelles ils tiennent fanatiquement. »

« Je marchais sur ces pavés poussiéreux et je sentais la lourde légèreté du vide qui pesait sur ma vie. »

“Nous vivions Lucie et moi dans un monde dévasté ; et faute d’avoir su le prendre en pitié, nous nous en étions détournés, aggravant ainsi et son malheur et le nôtre. Lucie si fort aimée, si mal aimée, c’est cela que tu es venue me dire au bout des ans? Plaider la compassion pour un monde dévasté?”

Un roman d’amour (risible) : les relations avec Lucie et Helena
Comme dans tous les romans de Kundera, les relations amoureuses tiennent une grande place dans le roman. Elles s’expriment à travers deux figures féminines qui traverseront la vie de Ludvik, à des époques différentes. Il y a tout d’abord la douce, pauvre et farouche Lucie rencontrée par hasard dans une rue de Moravie. « Rien ne rapproche les gens aussi vite (même si c’est souvent un rapprochement trompeur) qu’une entente triste, mélancolique ; cette atmosphère de connivence paisible qui endort n’importe quelle espèce de craintes ou de freins et que comprennent les âmes fines comme les vulgaires, représente le mode de rapprochement le plus facile et pourtant si rare… »
Lucie rappelle Tereza par sa personnalité romantique et soumise mais sa particularité est de se refuser sexuellement à Ludvik jusqu’à le rendre fou de frustration. Elle incarne la femme au corps inaccessible, celle qui se dérobe puis qui disparaît après qu’il ait presque tenté de la violer : « la déesse de la fuite, la déesse de la vaine poursuite, la déesse des brumes »., « une espèce d’abstraction, une légende et un mythe » , Ce personnage va se révéler selon un intéressant procédé narratif en deux temps (d’abord auprès de Ludvik puis auprès de son ami Kostka qui parviendra à cicatriser sa blessure secrète).
Lucie incarne la pureté et la candeur qui se heurte à la brutalité du désir masculin. Elle lui offre des fleurs tandis qu’il veut son corps : « Et Lucie subitement découvre que les mots tendres ne sont qu’un voile trompeur sur le corps bestial de la grossièreté. Et l’univers entier de l’amour s’éboule devant elle et glisse dans la vase du dégoût. »
Quand le héros comprendra vraiment la raison de son refus, il réalisera la « mauvaise plaisanterie » qu’a représenté cette histoire.
Ensuite, sa rencontre avec Helena se fait au contraire sur le terrain purement sexuel, même si ce n’est qu’une stratégie de vengeance. La scène de leur rapport en constitue l’apogée.
Il y dissèque avec finesse tout ce qui se joue intérieurement en eux à ce moment-là (les rapports de domination entre nudité et habillé sont aussi récurrents) et surtout le décalage cruel qui s’opère.
« Je ne tenais pas à atteindre un plaisir hâtif avec une femme (…), je tenais à m’emparer d’un univers intime étranger tout à fait précis … » On pense ici à Tomas qui comparais sa conquête d’une femme à une opération chirurgicale.
« Jusque là je m’étais emparé d’Helena seulement par le regard. Maintenant, je me tenais à quelque distance, alors qu’elle, au contraire, souhaitait déjà la chaleur des contacts qui couvriraient son corps exposé au froid du regard. »
Kundera développe ici des thèmes qui lui sont chers comme les rapports entre le corps et l’âme : « Que deux corps l’un à l’autre étrangers se confondent, ce n’est pas rare. Même l’union des âmes peut se produire quelquefois. Mais il est mille fois plus rare qu’un corps s’unisse avec son âme et s’entende avec elle pour partager une passion. » ou encore « Tant de gens après avoir uni leurs corps pensent avoir uni leurs âmes (…). Je n’ai jamais partagé la foi en l’harmonie synchrone du corps et de l’âme… »
De même la scène du suicide raté constitue une apogée dans leur histoire et dans le roman, avec la méprise honteuse et humiliante dont Helena sera victime.

L’auteur met aussi l’accent sur la solitude et le besoin désespérés d’amour, de femme, de chaleur qu’éprouve Ludvik, en particulier pendant ses rudes années d’armée : « La nécessité de profiter à tout prix de leurs moments de liberté (si brefs et accordés si rarement) conduisait les soldats à préférer l’accessible au supportable. »
Il livre aussi de belles réflexions sur les destinées sentimentales comme : « Les moments décisifs dans l’évolution de l’amour ne procèdent pas toujours d’évènements dramatiques, ils sont souvent le fait de circonstances parfaitement insignifiantes à première vue. » ou encore « le germe du malheur se cache au cœur de la félicité »

La critique du régime totalitaire stalinien

Si Kundera s’est défendu d’avoir voulu écrire un roman politique, il n’en reste pas moins que le contexte du roman est l’objet d’une réflexion et surtout d’une vive critique sur les dérives du système communiste. Critique qui reste néanmoins sous-jacente : à aucun moment l’auteur ne porte de jugement direct, il ne fait que décrire des situations, même si son ton se fait parfois ironique et mordant.
A commencer par le bourrage de crâne (« Honneur au travail », « édifier le socialisme »…) et la pression du groupe qui conduisent à la délation, à la paranoïa, au refoulement idéologique permanent et finissent par empêcher toute sincérité humaine. Il nous plonge au cœur même de sa mécanique, dans les « camps de redressement » (les « écussons noirs ») des « ennemis du socialisme » où le héros est enfermé. Il nous décrit ces conditions de vie presque inhumaines, rythmées par le travail infernal dans les mines et le conditionnement mental : « La dépersonnalisation qu’on nous infligeait sembla parfaitement opaque les premiers jours ; impersonnelles, imposées, les fonctions que nous exercions se substituèrent à toutes nos manifestations humaines… »

Broyer l’individu

En voulant lutter contre l’impérialisme sous-tendu par l’individualisme, le péché ultime, le système consiste à broyer les individus et à les empêcher de penser par eux-mêmes à tout pris.
Ici l’humour et le sens critique sont interdits tandis que la répression de la liberté et des droits fondamentaux humains apparaissent comme des moyens d’imposer le régime.
En démontant ses mécanismes collectivistes, il en dénonce la brutalité et l’absurdité comme les fermes d’état où sont expédiés les intellectuels : « Les communistes supposent tout à fait religieusement, que l’homme coupable au regard du Parti peut obtenir l’absolution s’il va travailler pendant un certain temps parmi les agriculteurs ou les ouvriers. Au cours des années qui suivirent Février, beaucoup d’intellectuels prenaient ainsi, pour une période plus ou moins prolongée, le chemin des mines, des fabriques, des chantiers et des fermes d’état d’où, après une mystérieuse purification dans l’ambiance de ces lieux, il leur était possible de réintégrer les administrations, écoles ou secrétariats. »
Pourtant, malgré ces critiques, l’auteur nous montre aussi que ces horreurs sont commises au nom d’un idéal, celle d’une société meilleure, une notion qu’il analyse notamment à travers l’éloge de l’art populaire : « une certaine affectation, depuis longtemps démodée, qui fleurissait aux années d’enthousiasme révolutionnaire où on se pâmait devant tout ce qui était « ordinaire », « populaire », « simple », « rustique », et qui se montrait prompt à mésestimer toute forme de « raffinement » et d’ « élégance » » Ces réflexions rejoignent sa critique du « kitsch » dans L’insoutenable légèreté de l’être.

« Je sentis avec épouvante que les choses conçues par erreur sont aussi réelles que les choses conçues par raison et nécessité. »

Un roman polyphonique
C’est presque la marque de fabrique de Kundera : cette construction narrative en gigogne qui dévoile peu à peu différents points de vue ou perspectives de l’histoire, selon différents allers-retours chronologiques.
La plaisanterie apparaît ainsi sous une forme de puzzle dont on comprend progressivement les tenants et aboutissements.
Si l’histoire principale est celle de Ludvik, on suit aussi les trajectoires de personnages secondaires qui croisent sa vie : celle de ses amis et de ses amantes. Mais ceux-ci restent au second plan et ne sont là que pour apporter un autre éclairage sur les faits et gestes du premier. Ils révélent ses différents visages et nuancent les perceptions que l’on pourrait en avoir. «J’étais celui qui avais plusieurs visages (…); et quand j’étais seul (…) j’étais humble et troublé comme un collégien. Ce dernier visage était-il le vrai ? Non. Tous étaient vrais: je n’avais pas, à l’instar des hypocrites, un visage authentique et d’autres faux. J’avais plusieurs visages parce que j’étais jeune et que je ne savais pas moi-même qui j’étais et qui je voulais être (…)» »
Il évoque ainsi les liens d’amitié qui se brisent notamment à travers la figure de Jaroslav: « Si dur qu’ait été l’entrechoquement, j’espérais pourtant qu’il y eût quelque part, au terme d’une longue dispute, un coin de terre commun où il faisait si beau autrefois et où nous pourrions de nouveau habiter ensemble. » ou encore « (…) Ce ne sont pas les ennemis, mais les amis qui condamnent l’homme à la solitude. »

Roman politique ou psychologique ?

La plaisanterie apparaît avant tout comme un roman psychologique : Kundera excelle dans l’art de l’introspection et se glisse avec fluidité dans la psychée de chacun de ses personnages, aussi bien féminins que masculins. Le lecteur partage leurs doutes, peurs, espoirs, désirs, incompréhensions et regrets respectifs, restitué dans une palette de nuances riches. Dans un style à la fois précis et poétique, il met en scène la comédie humaine, les jeux troubles de l’amour et du hasard, de la souffrance, l’irréversibilité des actes et l’incompréhension des êtres conduisant à de bien cruelles désillusions…
La Plaisanterie dépasse donc rapidement son cadre politique dans lequel elle prend corps et se révèle une réflexion existentielle sur l’homme en général. Sur la fragilité de nos vies qui peuvent être si facilement et brusquement bouleversées, dévastées… Avec une ironie amère, il nous parle finalement de l’absurdité du destin lorsqu’il grimace et nous fait passer à côté des uns et des autres. A côté du bonheur.[Alexandra Galakof]

1 Commentaire

    • amblard sur 23 avril 2018 à 10 h 08 min
    • Répondre

    je suis une maman agée de 73ans…j ai lu <> autrefois.
    En 2013, geste désespéré passager,qques cachets en trop, suite à privation systématique de mon petit fils ,érigée en système par ma fille et son ami.
    ma fille a appelé le samu, fait interner en HP …!PERSONNE n a levé le doigt pr me sauver…1an sous contrainte, obligée d avaler psychotropes….séquelles irréversibles graves..vie en partie détruite…
    Comme ds <>….sur mes chemins de montagnes,solitaire,avec ma petite chienne,je pense souvent à ce livre….les miens, pour qui j ai tant fait durant des années,m ont trahie et enfoncée…

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