« Classe affaires » de Benjamin Berton : Petites vacances sadiques entre jeunes cadres dynamiques

La littérature « de bureau » met souvent en scène le malaise des cadres sur leurs lieux de travail. La première orgininalité de ce deuxième roman de Benjamin Berton (jeune auteur lauréat du Goncourt du Premier Roman pour « Sauveagons » centré sur la vie des adolescents dans les cités du Nord de la France) publié en 2001 est de nous les montrer pendant leurs congés (ce qui « maintient tout le monde en vie » et fait « tenir trois mois à un rythme inconcevable en abdiquant toute espèce de dignité »…). Une sorte de version haute gamme et cruelle des « Bronzés » sur fond de Riviera avec pour acteurs la jeunesse dorée de filles et fils à papa, élevés en batteries dans les écoles de commerce et propulsés « consultant » chez les Big five du consulting de la capitale… Corrosif et dense, mais inégal.

C’est à travers la figure féminine d’Eléonore Caribou, jeune consultante de 26 ans du prestigieux cabinet de conseil Ernst and Young (nommément cité !), laminée par les heures sup’ et le manque de sommeil (elle est réduite à dormir dans les toilettes de son bureau pour récupérer un peu !) que l’on suit ce récit organisé autour de six grands tableaux.

« Faut-il continuer à vivre sans profiter du jour ou remettre en question son existence ?« 

L’action s’ouvre sur sa demande de congé (« scintillant comme un miroir aux alouettes ») auprès de son supérieur tyrannique. L’auteur nous plonge immédiatement dans l’ambiance avec un art du détail qui tue et des descriptions vives et acérées. Qu’il s’agisse des collègues de bureau d’Eléonore (tel que « Le puant », « à l’odeur de petits pois en boîte accrochée à la veste » dont « les bises gluantes tiennent sur les joues après leur apposition »…) ou encore du climat qui régne (« Ici les gens ont une constitution d’exception qui leur permet de travailler jusqu’à 13 heures par jour (…) Les congés d’été sont l’occasion d’effectuer, à bas prix, des travaux de chirurgie faciale à grande échelle. Le bronzage donne l’espace d’un trimestre, à celles qui sont moins dotées en patrimoine esthétique une chance de grimper dans l’échelle sociale. Chez Ernst and Young, les salariés respirent la santé malgré les efforts qu’ils font pour se détruire. » Le ton est donné ! Et le soleil de la Côte d’Azur n’adoucira rien…

Enfin libre, Eléonore s’envolera donc vers Nice pour rejoindre le mas grand luxe de son ex-petit ami.
Des vacances bien méritées entre fils à papa et jeunes loups de l’audit, de la gestion ou encore du marketing…
Entre superficialité, palabres oiseuse sur le monde qui les entoure et dont ils se sentent de toute façon bien au-dessus, beuveries et joints, chacun reste crispé derrière son masque et sa position sociale cherchant à se persuader qu’ils sont « épanouis » dans leur abrutissement professionnel.

Dans cette ambiance où règnent les apparences, Eleonore, particulièrement frustrée sexuellement, succombera à la jalousie face à la nouvelle dulcinée de son ex-petit ami, à la plastique parfaite. A ce moment du récit, de la critique sociale le roman bascule dans la fable meurtrière. Après une première tentative vaine d’empoisonnement, elle se laissera séduire à la sortie d’une boîte de nuit par un mystérieux inconnu, de la même « trempe » qu’elle (un jeune surdoué de la fusion acquisition). Au gré d’une errance nocturne, ils découvriront un étrange gala de charité entre milliardaires s’avérant être un réseau pornographique de la plus grande cruauté.
« Et si le seul bien marchand était devenu la cruauté ? L’enjeu n’est pas dans la possession de magnétoscopes, des positions sociales, des baraques de bord de mer et des colliers de perles. Le réseau fournira bientôt les services que ces trucs ont tant de mal à dispenser : la gloire, l’image, le confort. La cruauté sans honte passera pour un art de vivre, un idéal nouveau siècle.« , en conclut l’héroïne.

A travers ce roman aux multiples facettes, Benjamin Berton poursuit son exploration des classes sociales en s’intéressant ici à la « caste dirigeante ». Et ce faisant distille un ensemble de théories et de réflexions sur l’aliénation subie par ces jeunes « tueurs » qui font semblant d’assumer ce qu’ils sont et font :

« Eléonore est bouffée par son métier et n’a pas reçu d’éducation sociale autre que rétrograde ou inadaptée. On exige beaucoup trop d’elle. On lui suce la moelle. Sa culture elle-même est formatée, en dehors de tout lien au réel, pour correspondre aux besoins de sa classse. Personne ne lui a fourni les armes pour aimer dans cet environnement. Résultat : c’est son corps qui est détraqué et ton son équilibre émotionnel qui s’en ressent. Elle fait l’amour pour s’en sortir mais pas assez souvent pour entrer en révolution. »

Il en dresse un portrait lucide et sarcastique et livre plus particulièrement sa vision de la « jeune femme moderne » tiraillée entre son désir de faire carrière, d’occuper les responsabilités liées à son niveau d’études et l’envie d’être aimée, séduisante (on a droit à des pages sans complaisance et ultra-précises sur « les coulisses » de la beauté féminine, telles que l’épilation ou les problèmes de ballonnement, à faire pâlir une esthéticienne !). Le tiraillement entre ses exercices de « self confidence » appris pendant ses cours de management et sa fragilité face à ses échecs ou ses défauts qui la complexent ou encore la difficulté d’assumer ses désirs sexuels refoulés (« certaines de ses amies sont devenues frigides à force de contenir leurs désirs, tandis que leurs revenus nets s’entassaient sur leurs plan épargne logement.« ).

Les chapitres sont toutefois inégaux et comportent des longueurs (comme celui du trajet en avion « Air liberté »). Le récit souffre aussi de quelques incohérences de récit (Eleonore retombe sous le charme de son ex puis réalise qu’elle n’en veut plus et finalement si, comme si l’auteur ne savait pas très bien la piste qu’il voulait suivre), et psychologiques des personnages.

Enfin le virage « white trash », pimenté par la soirée sulfureuse et subversive chez une sorte de Madame de Merteuil version XXIe siècle, arrive d’une façon un peu artificielle et manque donc de crédibilité.

Quelques commentaires de Benjamin Berton sur la génération des jeunes cadres trentenaires :

« Cette génération est encore pire que la précédente (baby boomers) qui est née d’une déception et plus ou moins victime d’une contre révolution après 1968. Les années 80 avaient finalement un côté carnassier assez sain si on le compare avec les déclarations d’intention des jeunes cadres trentenaires ou plus jeunes d’aujourd’hui. Ces types sont prêts à travailler jour et nuit, à abdiquer toute forme de vie sociale, de développement personnel un tant soit peu individualisé (et qui ne se résume pas à un butinage culturel des « meilleurs choix » de Télérama ou des Inrocks) pour un idéal qu’ils n’ont pas choisi et qu’ils récusent dans leur discours.

Du coup, ils sont obligés de développer une attitude totalement factice et de récupérer les signes grossiers du mode de vie qu’ils imaginent être leur parfait opposé pour trouver un équilibre. Ils se déguisent en artistes, discutent art contemporain, prennent des pots jusqu’à pas d’heure dans des quartiers populaires en portant des pulls angoras, des jeans baggy et des bonnets rasta.

C’est parce qu’ils ont développé cette façade détendue qu’ils peuvent assumer les saloperies qu’on leur donne à faire au boulot. Ce sont un peu des Jekyll et Hyde (…) Des types qui n’arrivent pas à assumer leur fonction sociale, des types qui refusent le pouvoir qu’ils ont acquis en étudiant, en faisant les grandes écoles, des types qui se défaussent en permanence (…) Ils ont donc ce côté adolescent parce que leur structure n’est pas stabilisée. » (Source : Fluctuat)

Visuel extrait de « Swimming pool » de François Ozon

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