« Je prends racine » de Claire Castillon, Une « vieille fille » d’aujourd’hui

« Je prends racine », deuxième roman de Claire Castillon paru en 2001 (à l’âge de 26 ans) est l’un de ses grands succès qui a même longtemps été en projet d’adaptation au cinéma par la réalisatrice Marion Vernoux (sans suite à l’heure actuelle). Inévitablement rapproché de sa cousine d’Outre-Manche, Bridget Jones, Cécile Valette, l’anti-héroïne de son livre n’a pourtant en commun avec l’anglaise que sa situation de célibataire et son âge (30 ans). Pour le reste, elles sont presque opposées. L’humour de Claire Castillon est radicalement plus cynique et glacial que les gentillets et légers déboires d’Helen Fielding. L’auteur dresse ici un portrait sans complaisance d’une jeune femme timide et timorée, à la niaiserie passablement névrotique, qui rêve du grand amour tout en restant prisonnière de ses manies à la fois puériles et obsessionnelles. Après « Le Grenier » qui racontait la passion amoureuse d’une jeune femme pour un homme marié trop insaisissable, elle livre cette-fois une satire impitoyable et ambigue de ces célibataires adulescentes flirtant avec la folie encore une fois…

« Il y a des personnes à qui j’aimerais savoir raconter n’importe quoi. Mais on glisse facilement vers la démence quand on a une petite vie creuse et qu’on la gonfle. Et puis je n’aime pas le mensonge, je suis médiocre, eh bien je suis médiocre. (…) Etre moi même si je ne suis personne, c’est peut-être la seule chose qui m’empêche de sombrer. Je suis vieille fille, mais vieille fille touchante. Je suis une gentille. Après tout ce n’est pas si grave« .

Engluée dans son quotidien morne et terne, Cécile Valette secrétaire modèle d’un patron fantôme, tape son courrier et s’ennuie dans sa routine milimétrée et étriquée où « elle s’endort avant d’avoir sommeil, mange avant d’avoir faim« .
Elle rêve d’avoir une vraie vie elle-aussi, des photos d’amoureux à accrocher aux murs de son bureau, une belle bague à mettre à son doigt et à montrer à toutes et à tous.
Alors elle se l’invente cette belle vie qu’elle n’a pas, quitte à se la compliquer. Elle se les achète elle-même ses bagues tant convoitées, elle se grise « aux Galeries » d’achats de robes « comme dans la publicité où une jeune femme court vers le soleil couchant », décortique les magazines pour savoir quels rideaux acheter, quelle recette de cuisine préparer ou quelle nouvelle coiffure porter, s’épuise dans des cours de gym ou des régimes pour qu’enfin un homme la regarde vraiment et la prenne dans ses « deux grands bras de koala ». En attendant, elle trompe sa solitude avec son chat Brutus et son oiseau Cali et se réfugie tous les week-ends chez ses parents même si elle sent bien que sa place n’est plus ici… Un petit monde sur-protégé où elle se sent à l’abri tout en y étouffant lentement. Un jour la grande rencontre intervient enfin, en la personne de son vétérinaire : le beau Maxime au beau break… Dés lors elle mettra tout en oeuvre, y compris les stratagèmes les plus saugrenus, pour le conquérir et y parviendra presque…

Ce qui peut surprendre, c’est le ton sans pitié qu’emploie Castillon pour dépeindre la vie de son personnage, aux airs d’Emma Bovary qui ne se serait pas mariée. Elle semble prendre un malin plaisir à la ridiculiser (« J’ai travaillé toute la matinée en tenue d’aérobic pour penser à y aller. »). Et ne se prive pas de moquer la pauvre fille, sans grande tendresse, à quelques rares moments près (en particulier ses souvenirs d’enfance où déjà elle témoignait de difficultés pour s’intégrer ou encore lorsqu’elle tombe amoureuse et passe ses premiers rendez-vous en tête à tête : « J’étais pas mal en fille soûle. J’avais le regard excitant, brumeux, j’étais toute pâle, fraîche, pourtant une sorte de chaleur interne s’exhalait, je ne saurais dire comment. » ou encore « Comment nourrit-on l’homme qu’on aime ? » s’interroge-t-elle, touchante.)

Cécile Valette nous apparaît la plupart du temps pathétique et même méchamment bête alors qu’elle souffre.
Il y a ainsi parfois quelques incohérences psychologiques où l’on sent que l’auteur se mélange à son personnage qu’elle aime et hait en même temps pour ses faiblesses et sa naïveté sans doute. Comme si elle voulait la secouer et lui montrer à quel point elle gâche sa vie !

Son style caustique et cruel lui confère ainsi une sorte d’étrangeté inquiétante qui se traduit par quelques réflexions mesquines et nous la rend parfois franchement antipathique : « Françoise c’est le genre de femmes qui une heure plus tard, un peu moins secouée, aurait menti pour paraître, j’étais donc contente d’arriver au coeur du malaise et de ne pas en rater une miette. (…) Françoise était laide. Gonflée de larmes, elle n’était pas ragoûtante. Son nez coulait, elle parlait comme une alcoolique. J’ai failli lui demander d’arrêter de boire. »

C’est aussi en filigrane une satire de la vie de bureau, ses petites mesquineries, ses esprits étroits, sa hiérarchie absurde et rigide, ses rituels obligés d’exercice d’incendie, de pot de départ et « soirée accompagnée »…, l’hypocrisie qui règne où chacun essaie de paraître à son avantage, guettant les moindres défaillances du voisin(e). « Du haut de ma tour, je regarde ces paires de fourmis rognant leur morceau de terre, aussitôt remplacées par d’autres lorsque goûlument un gouffre, un antre, une tour les avalent.

Entre innocence puérile et dérision perverse faite de phrases courtes et assassines, Claire Castillon revisite le mythe de la jeune célibataire moderne des grandes villes avec son humour si particulier. Elle se glisse avec beaucoup de justesse dans les pensées et l’univers de sa psychée obsessionnelle créant une sorte de fascination et de tension chez le lecteur avide de savoir quelle crise se profile jusqu’à la fin peut-être un brin excessive.

Quelques extraits :
« Ils sont tellement nombreux à vivre ensemble, et à ne pas savoir compter jusqu’à deux. »

« Combien de fois m’est-il arrivé d’entendre un sifflement de jardinier sur mon passage et d’avoir envie de m’approcher de lui et de l’embrasser, de me presser contre son râteau, de le remercier, et de vérifier s’il pensait vraiment son sifflet. »

« Sûre d’être invisible, j’allais déjà bien tous les jours, je n’avais pas d’amis mais je n’étais pas rejetée. J’avais confiance en ma transparence. »

Deux ou trois choses que l’on sait sur l’écriture de « Je prends racine » :
Claire Castillon a eu l’idée de ce livre en écoutant une conversation dans un bus.

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