« L’ombilic des Limbes » et « Le Pèse-Nerfs » d’Antonin Artaud, Poétique de la douleur

« Là où d’autres proposent des oeuvres, je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit », écrit Antonin Artaud, « le poète maudit », en préambule de L’ombilic des Limbes. Et posant cela, il dit toute l’essence de son oeuvre et de ses poèmes. Anarchie, désordre, délire et surtout quête de lui-même, de l’esprit et de la réalité hantent ses pages et ses mots. L’impossible harmonie entre son corps et sa pensée et la difficulté à trouver le sens de l’être le conduiront à être interné pendant 9 ans en hôpital psychiatrique (notamment à Rodez où il subit les électrochocs dans les années 40).

Le Verbe pousse du sommeil
comme une fleur ou comme un verre
plein de formes et de fumées
(« La nuit opère »)

Refusés initialement en 1923 par Jacques Rivière directeur de la NRF (avec qui il échangera une correspondance riche qui deviendra en elle-même un objet littéraire publié en préambule du recueil), ces poèmes (qui paraîtront finalement en 1925 aux éditions de la NRF) ne sont pourtant pas l’oeuvre d’un fou mais celle d’un homme qui va au bout de lui-même, pousse le questionnement jusqu’aux derniers retranchements, jusque dans ces limbes. Il invente une « poésie mentale », presque psychotique et obsessionelle, inspirée des idées surréalistes (il sera un moment directeur de la Centrale du bureau des recherches surréalistes avant de claquer la porte en refusant toute alliance politique) où l’humanité jaillit à vif, gangrenée par la douleur et la rage face au mystère de l’incarnation. Une lecture âpre parfois hermétique qui nous plonge dans les abymes de la pensée et renverse les perspectives du sens profond de la vie…

Essentiellement en prose, parfois en vers ou encore en fragments de dialogues de théâtre, « L’ombilic des Limbes » et « Le pèse-nerfs » traduisent la conception de la pensée, de la vie humaine et de l’Art (qu’il rejette en tant que tel d’ailleurs) d’Artaud.
Une conception tourmentée, torturée qui, loin d’un exposé ou d’une quelconque démonstration, se présente plutôt comme un questionnement incessant, troublant et vertigineux : « La vie est de brûler des questions« , écrit-il. L’écrivain ne nous raconte pas d’histoire mais « égrène des images« .
Il se livre ainsi à des descriptions aigues de la douleur interne qu’il ressent, de son « effondrement central de l’âme« , de « l’érosion à la fois essentielle et fugace de la pensée« . Il utilise pour cela des approches à la fois cliniques, poétiques et quasi philosophiques comme dans son texte « Description d’un état physique » où il entremêle les déchirements de sa chair, cellulaire, sanguine, nerveuse avec ceux de cette « croûte d’os et de peau » (sa tête) qui secrète des sentiments bien noirs, ou encore en recourant à des images surréalistes (en s’inspirant par exemple de tableaux d’André Masson).
Dans un poème intitulé « Position de la chair » (période surréaliste), il écrit : « Je ne crois plus qu’à l’évidence de ce qui agite mes moelles, non de ce qui s’adresse à ma raison. »

Son écriture est cathartique, (il dit que « sa langue s’adresse aux confus ») ce qui peut s’avérer lourd pour le lecteur sur qui il déverse son mal-être et son malaise intense. L’empathie est parfois difficile.
La douleur a certes toujours été une « matière première » littéraire mais ici elle est brute, elle se suffit à elle-même et ne cherche rien d’autre qu’à se montrer telle qu’elle est. Artaud veut seulement « fixer une fois pour toutes l’état de son étouffement« , à faire suinter « les déchets de lui-même« , « les raclures de l’âme« . Il va dés lors démultiplier les efforts pour mettre des mots sur l’indicible et se heurter à ses limites tout en déployant paradoxalement une précision lexicale rare sur la souffrance humaine. Parvenant à la saisir dans toute sa subtilité et sa complexité.
Il veut relever ce défi impossible : celui de capturer minute par minute les mouvements de « l’esprit reptilien » qui se dérobe à chaque instant : « Il me manque une concordance des mots avec la minute de mes états. »

« J’ai choisi le domaine de la douleur et de l’ombre comme d’autres celui du rayonnement et de l’entassement de la matière. »

On y trouve aussi sa célèbre « Lettre ouverte à Monsieur le Législateur de la loi des stupéfiants » où il s’en prend violemment à cette loi qui « met entre les mains de l’inspecteur-usurpateur de la santé publique le droit de disposer de la douleur des hommes. »
Et ce faisant, il livre un texte poignant sur l’Angoisse contre laquelle « l’opium est un remède souverain » :
« L’Angoisse qui fait les fous.
L’Angoisse qui fait les suicidés.
L’Angoisse qui fait les damnés.
L’Angoisse que la médecine ne connaît pas.
L’Angoisse que votre docteur n’entend pas.
L’Angoisse qui lèse la vie.
L’Angoisse qui pince la corde ombilicale de la vie.
 »

Plus loin, il distingue l’angoisse acide de l’angoisse opiumique en explorant une écriture hallucinogène qui peut rappeler « Le Festin nu de Burroughs » : « Le néant de l’opium a en lui comme la forme d’un front qui pense, qui a situé la place du trou noir. »

A travers ce parti-pris loin de tout académisme, Artaud revendique sa marginalité dans le monde littéraire, sa hantise de la « gent littéraire cochonne ». Il dénonce les étiquettes et les courants de pensée. Pour lui la littérature est un beau « pèse-nerfs », le titre fabuleux et énigmatique de son recueil dont il livre la définition : « Et je vous l’ai dit : pas d’oeuvres, pas de langue, pas d’esprit, rien.
Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs.
Une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit.
 »

Dans les fragments d’un journal d’Enfer, qui prolongent les textes de « L’ombilic des Limbes » et « Le Pèse-Nerfs », il poursuit sa réflexion et son introspection de cette « douleur plantée en lui » et comment s’en échapper fugacement : « L’espace de cette minute que dure l’illumination d’un mensonge, je me fabrique une pensée d’évasion, je me jette sur une fausse piste indiquée par mon sang. Je ferme les yeux de mon intelligence, et laisse parler en moi l’informulé, je me donne l’illusion d’un système dont les termes m’échapperaient. » Il plonge ici dans une détresse, un désespoir encore plus insoutenable, « un cauchemar d’os et de muscles avec le sentiment des fonctions stomacales qui claquent comme un drapeau dans les phosphorescences de l’orage. »
Et malgré tout parvient à trouver une forme de vie et d’émotion en eux : « Cette sorte de pas en arrière que fait l’esprit en deçà de la conscience qui le fixe pour aller chercher l’émotion de la vie. Cette émotion sise hors du point particulier où l’esprit la recherche, et qui émerge avec sa densité riche de formes et d’une fraîche coulée, cette émotion qui rend à l’esprit le son bouleversant de la matière, toute l’âme s’y coule et passe dans son feu ardent. Mais plus que le feu, ce qui ravit l’âme c’est la limpidité, la facilité, le naturel et la glaciale candeur de cette matière trop fraîche et qui souffle le chaud et le froid. »

« Ma déraison lucide ne redoute pas le chaos.« (« Manifeste en langage clair »)

Il considère même que le désespoir ramène d’une certaine façon vers l’enfance « où la mort apparaissait si claire » et livre ainsi une intéressante analyse : « L’enfance connaît de brusques réveils de l’esprit, d’intenses prolongements de la pensée qu’un âge plus avancé reperd. Dans certaines peurs paniques de l’enfance, certaines terreurs grandioses et irraisonnées où le sentiment de menace extra-humaine couve, il est incontestable que la mort apparaît comme le déchirement d’une membrane proche, comme le soulèvement d’un voile qui est le monde, encore informe et mal assuré. » Il évoque ici ce potentiel de sensibilité extra-sensoriel lié à la « forêt des sens d’enfant » qu’il cultive lui-même. Cette recherche d’un nouveau « Sens » qu’il exprime dans son « Manifeste en langage clair » (période surréaliste) : « ce sens perdu dans le désordre des drogues » et qui existe « à l’intérieur de l’esprit« , qui est « la signification du chaos« , « la logique de l’Illogique« .

Dans sa série de textes intitulés « L’art et la mort« , il compose notamment des textes autour de la passion malheureuse d’Héloïse et d’Abélard qui a fasciné des générations depuis le XIIe siècle. Son écriture devient ici particulièrement lyrique comme lorsqu’il décrit le coeur d’Héloïse : un « coeur droit et tout en branches, tendu, figé, grenu, tressé par moi, jouissance profuse, catalepsie de ma joie. » Le ciel, auquel il fait beaucoup référence, prend ici une grande importance et donne lieu à des passages d’une grande poésie quasi mystique : « L’armature murmurante du ciel trace sur la vitre de son esprit toujours les mêmes signes amoureux, les mêmes cordiales correspondances qui pourraient peut-être le sauver d’être homme s’il consentait à se sauver de l’amour. » ou « Il y avait une arcade de soucils sous lesquels tout le ciel passait, un vrai ciel de viol, de rapt, de lave, d’orage, bref, un ciel absolument théologial » ou encore « Pauvre homme ! Pauvre Antonin Artaud ! C’est bien lui cet impuissant qui escalade les astres, qui s’essaie à confronter sa faiblesse avec les points cardinaux des éléments, qui, de chacune des faces subtiles ou solidifiées de la nature, s’efforce de composer une pensée qui se tienne, une image qui tienne debout. »

Des textes qui annoncent sa période surréaliste qui conclut ce recueil. Ici, il se concentre sur des thèmes métaphysiques dans une écriture plus fiévreuse que jamais : les notions de Bien et de Mal auxquelles il ne croit pas mais aussi et surtout sur la Mort et le suicide qui fait l’objet d’un long texte. Il livre ici sa vision de cet acte qu’il considère comme un moyen de se reconstituer et non de se détruire : « Par le suicide, je réintroduis mon dessin dans la nature, je donne pour la première fois aux choses la forme de ma volonté. » avant de déclarer l’impuissance humaine face à la vie et la mort : « Je ne puis ni mourir, ni vivre, ni ne pas décider de mourir ou de vivre. Et les hommes sont comme moi. » Il s’attaque aussi au mouvement surréaliste qui l’a chassé après son refus de ralliement au parti communiste et qu’il qualifie de « mascarade ».

Entre inquiétante exaltation et effondrement douleureux tant morale que physique, Artaud poursuit l’idée d’une autre perspective du corps et de l’esprit et inaugure ainsi une écriture de l’hyper-intime transcendant le « moi ».[Alexandra Galakof]

Illustration : dessin d’Antonin Artaud « Théâtre de la cruauté ».

2 Commentaires

    • Ian sur 18 janvier 2011 à 18 h 24 min
    • Répondre

    Attention, erreur de date pour la proposition des poèmes d’Artaud à la NRF! En 1884 il n’était pas né, c’est en 1924 si mes souvenirs sont exact.

    • hadrien sur 12 février 2011 à 21 h 37 min
    • Répondre

    Juste un petit ajout, pour le poème "Description d’un état physique", c’est surtout une analyse incroyable des sensations provoquées par ingestion d’opium.
    Si jamais vous avez déjà fait l’expérience d’opiacés, lisez ce poème et vous verrez à quel point son analyse est pointue et complète. C’est vraiment impressionnant. Il n’a rien occulté.

    En tout cas merci d’écrire un article aussi détaillé sur Artaud, c’est un artiste qui se doit d’être réactualisé dans une époque comme la nôtre…

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