« Chômeurs academy » de Joachim Zelter : Le meilleur des mondes… sans chômeurs (ces horribles bestioles !)

Non ce n’est pas le nouveau programme lancé par TF1 et ici on ne formate pas de futures stars des charts mais l’on « redresse » du chômeur en bonne et due forme (toute ressemblance avec des faits existants…) ! Le chômeur, cet horrible parasite, qu’il faut à tout prix éradiquer de nos sociétés capitalistes. C’est en tout cas l’objectif de Sphericon, ce centre de formation au service des « jobs centers » (l’équivalent de nos ANPE) dans cette ville futuriste en 2016 qu’a imaginé l’allemand Joachim Zelter. Péchant un peu par son manichéisme et sa caricature, l’auteur perclu de cynisme libéral n’en trace pas moins un portrait au vitriol de nos sociétés obsédées par la performance, la « valeur travail » et le formatage des individus jusqu’au vertige existentiel. Un récit d’anticipation glacial qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher de 1984 pour le « novlangue » corporate créé par ses dirigeants ou encore du Meilleur des mondes pour l’eugénisme social. Extraits choisis :

Extrait entretien entre un formateur (Lichtenstein) et une « trainee » (Karla) au sujet du « travail biographique » :
« C’est votre curriculum. C’est votre vie. pas ma vie ni celle de quelqu’un d’autre, votre vie. Ou cela vous est-il égal ? » Karla hausse les épaules. « Cela vous est donc égal. » Pause. « Ne trouvez-vous pas difficile d’arriver quelque part avec une vie que l’on présente sans enthousiasme ? » Karla ne répond pas. « Non seulement que l’on ne présente pas, mais qui n’est portée par rien, pas une étincelle d’enthousiasme. » Pause. Lichtenstein étudie ses papiers. Il demande encore : « Dites-moi, parlez tout à fait ouvertement, y a-t-il quelque chose dans votre vie, votre curriculum, qui vous enthousiasme ? » Enthousiasmée ? Karla s’apprête à répondre: La vie entière m’a enthousiasmée un jour… Aujourd’hui encore j’éprouve des instants d’enthousiasme… Au moins des souvenirs de moments d’enthousiasme passés depuis longtemps.
Lichtenstein:
– Pouvez-vous imaginer être encore utile un jour ou l’autre dans votre vie ?
– …
– Si vous pouvez imaginer être encore utile un jour.
– Non
– Vous ne pouvez pas vous l’imaginer ?
– Non… à la rigueur à mes amis… ou à mes parents…
– A vos parents ?
– Oui. »

2e extrait :
« Toutes les trois ou quatre nuits un trainee est réveillé, emmené dans le bureau du directeur et interrogé au cours d’un entretien d’embauche simulé – plusieurs heures d’interrogatoire en fonction des données biographiques dans les curriculums remis. (…)
Beaucoup de trainees pensent à Criens lorsque, couchés la nuit, ils ne parviennent plus à s’endormir. Ils veillent dans l’attente incessante du disque de lumière de la lampe de poche et de la main qui les réveillera. Ils veillent, des fiches de leur curriculum sous l’oreiller, et se remémorent chaque détail autobiographique. Ils murmurent le nom de pays où ils ne sont jamais allés, qu’ils peuvent à peine prononcer, ils murmurent le nombre d’années passées à des activités qu’ils n’ont jamais faites : des petits rôles dans des séries pour enfants, des treckings extrêmes dans d’étranges paysages, des courses de chiens de chiens de traîneau… Ils veillent jusqu’au petit matin sans qu’on soit venu les réveiller. Mais on en réveille d’autres à la place. Ou bien durant quelques jours on ne réveille pas – ou alors pas la nuit mais le jour. »

3e extrait :
« Et même si ce pays avait tout l’argent du monde, rien ne changerait au traitement des chômeurs – selon Fest. On ferait en sorte par tous les moyens qu’ils ne puissent jamais se satisfaire de leur situation, pas même un peu. On insisterait sur la réalité de leur situation, sans tralala : qu’ils sont chômeurs et rien d’autre et que le chômage est inadmissible, contre nature, antisocial et inhumain.
Un chômeur reste un chômeur. Aucun autre mot n’est permis que chômeur ! Ne pas lire, ne pas rêver, ne pas parler – chômeur. Ne pas se promener, regarder les arbres, ou cueillir des fleurs – chômeur. La vie ne continue pas, ne recommence pas à zéro, chômeur : un être à qui il manque l’essentiel. Comme un être, sans pieds, sans yeux, sans tête. Sans joie, sans cœur et sans raison.
Et même s’il ne croit ou ne sait pas cela, nous lui rappellerons ce qu’il est: chômeur. Et ce que cela signifie. Et même quand il n’y aura plus de travail. Il y aura du travail. S’il faut l’inventer. Nous l’inventerons ! Des machines le simuleront. Des machines construiront des machines qui n’offrent ni ne cherchent plus de travail, mais simulent le travail, en animations tridimensionnelles – pas seulement visuellement, mais aussi accoustiquement, gustativement, olfactivement…. travail en usine, travail de bureau, travail pédagogique, travail administratif, travail policier, travail de persécution, etc., travail. Le travail reste le travail. Pas de liberté, pas de dignité humaine, pas de communauté, rien sans travail. Qui ne travaille pas ne doit pas manger. Nous insistons là-dessus. (…) Comme nous insistons sur le mot chômeur. En toute sincérité et en toute négativité (…) Et s’il n’y avait pas de chômeurs, on les inventerait, rien que pour rehausser la valeur du travail. »

1 Commentaire

  1. L’enchaînement des extraits renforce le propos liminaire… Le premier est assez bien senti, le second patine un peu, le troisième plus encore.
    Et la dernière phrase semble redécouvrir le marxisme…

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