Autour de Boris Vian : « Manuel de Saint Germain des près », « Je voudrais pas crever », Frédéric Beigbeder…

Poursuivons notre balade littéraire sur les traces de Boris Vian dont on fête le cinquantième anniversaire de la mort cette année. Un peu moins connu, son « Manuel de Saint Germain des près » fait actuellement l’objet d’une ré-édition spéciale au Livre de Poche sous la forme d’un coffret avec un CD et un livret illustré sur le même principe que le coffret réalisé pour L’écume des jours. En parallèle le musée des arts et des lettres à Paris nous replonge dans ce célèbre quartier dans les années 45-52 autour de la figure de l’agitateur du « Tabou », la cave où Boris Vian jouait du jazz. De leur côté les éditions Les Allusifs republiaient fin 2008 les poèmes de l’auteur illustrés par une pléiade de dessinateurs. Panorama :

« Saint Germain des près fait trop l’amour.
Comme si on pouvait le faire trop.
« 

« Manuel de Saint Germain des prés » est un objet curieux qui oscille entre la facétie littéraire et le guide touristique (ce qu’il est à l’origine).
Revisité par l’humour et la fantaisie de l’auteur de l’Ecume de jours, il est avant tout une sorte d’hommage à ce quartier, à ses lieux et ses figures mythiques tels que les a vécus et ressentis Boris Vian dans les années 40/50 (écrit en 1950).
Il nous raconte sa faune, ses mœurs et autres rituels de ce quartier « devenu brusquement pôle d’attraction du monde intellectuel » en 1947. Et fait revivre toute cette ébullition artistique qui l’animait alors et qui suscite tant de nostalgie alors que le quartier est désormais colonisé par les boutiques de mode et de luxe…

L’un de ses objectifs, comme il le répète régulièrement était de rétablir la vérité régulièrement déformée, « trahie », par les « pisse-copies » et les « flasheurs » comme il surnomme les journalistes et photographes qu’il ne porte pas dans son cœur… et qui ont, entre autres, répandu une propagande d' »une fausse conception de l’existentialisme ».

Organisé en 5 grandes parties mi-sérieuses mi-dérisoires, il nous présente notamment sa population composée en partie de ceux qu’il baptise les « troglodytes » qui étaient en fait les « branchés » d’hier en quelque sorte. Sur un ton d’ethnologue il nous décrit leurs caractères :
« – La vie dans les caves
– La nécessité d’absorption à haute dose, en guise dair, d’un mélange de gaz carbonique et de fumée de cigarette
Une accoutumance prodigieuse au bruit rythmique désigné coramment sous le nom de jazz
– Une capacité stomacale presque illimitée vis-à-vis des liquides
– La faculté concomitante de pouvoir rester plusieurs jours sans manger.
 »

Il s’amuse également à écrire des pastiches d’articles de presse de l’époque relatant de la vie nocturne de Saint Germain.
On trouve ainsi un article intitulé « Voici comment vivent les troglodytes de Saint Germain des près » où l’on apprend par exemple que la cave du Tabou où il officiait était le « véritable sanctuaire de la nouvelle génération » ou encore qu’elle devient aux environs de 2h du matin une « bouche de l’enfer« . « La taverne est si enfumée qu’on dirait qu’une locomotive vient de la traverser et d’y laisser sa vapeur. » Un peu loin dans un chapitre consacré au Tabou, il raconte que lorsque la fête battait son plein, il pouvait arriver « qu’un peu énervés par le bruit que faisaient en sortant les clients nocturnes, les habitants de la rue Dauphine, vidaient avec enthousiasme des pots de chambre copieusement garnis sur la tête des imprudents » !

On se régale encore du « signalement de l’existentialiste » qui porte « chemise ouverte jusqu’au nombril hiver comme été » et « ne se sépare jamais du livre de Sullivan « J’irai cracher sur vos tombes » ainsi que de son « emploi du temps » principalement composé de bains de soleil au Flore…
Vous n’ignoreriez plus rien de ce qu’étaient le zazou, le be-bop et le bobby-soxer (assorti d’une illustration pointue et légendée s’il vous plait de ce dernier specimen !).

Viennent ensuite un historique de ces hauts lieux de la vie littéraire que sont les cafés : Les deux magots, Le Lipp et bien sûr Le Flore qui ont détrôné peu à peu le quartier Montparnasse qui était jusque là le QG des intellectuels.
Il nous explique comment la réputation de ces établissements s’est faite et les migrations de ses prestigieux clients de l’un à l’autre. On apprend ainsi que l’on se battait souvent au Lipp pour des questions politiques. De son côté, Le Flore fut réellement lancé par « la bande à Prévert » qui a progressivement attiré bon nombre d’écrivains célèbres.
« Quand on revenait de voyage, la première sortie était pour le Flore à l’heure de l’appéritif. Sur 200 mains, on en avait 180 à serrer. »
C’est surtout pendant la guerre que le Flore prit sa physionomie si caractéristique de vrai café littéraire nous dit-il.
Avec bien entendu sa fréquentation par Jean-Paul Sartre (« lancé par un quartier » glisse Vian au passage) qui résumait alors la situation des cafés en ces termes, dans les années 42 : « Flore : jeune littérateur, Deux Magots : vieux littérateurs ; Lipp : politique. »

Dans la partie intitulée « Florilège et personnalités », il dessine des portraits de toutes ces figures mythiques ou désormais connues qui ont fait les beaux jours de Saint Germain. Ecrivains (Sartre, Camus, Cossery, Genet, Mauriac, Queneau, Prévert…) bien sûr mais aussi barman, directeur de théâtre, libraire, peintre, chanteur(se), éditeur, illustrateur, cinéaste…
Parmi les plus connus, on citera ses lignes sur Simone de Beauvoir : « Physiquement, Madame de Beauvoir a le gros mérite de s’écarter du type « femme de lettres » à mine pointue et teint triste. Jeune, vive, une voix plaisamment éraillée, le cheveu noir et l’oeil de Delft, le visage clair et le soulier plat, elle aime également le voyage et la discussion… (…) si les tôliers du coin avaient trois sous d’honnêteté, Simone de Beauvoir et Sartre devraient consommer gratis dans tous les bistrots qu’ils ont lancés. »

Mais la plume poétique et vivante de l’auteur pour croquer ces instantanés, nous donne envie de lire indifféremment aussi bien les notices des célébrités que des inconnus d’aujourd’hui telle que celle de la journaliste Anne-Marie Cazalis (grande amie de Juliette Gréco) : « Paul Guth la voit en mésange, et il lie astucieusement la qualification naturaliste des mésanges grandes ou noires, mais toujours charbonnières, au goût d’Anne-Marie pour les caves : moi elle me fait plutôt penser à une chèvre rousse : elle en a le rire, l’expresion malicieuse et un peu butée, mais toujours diabolique, et même la barbiche qu’elle remplace par une longue patte fine toujours posée sur sa moue. » Ou l’art de transformer Saint Germain des près en joli bestiaire !

Enfin pour terminer, après avoir passé en revue les différentes rues du quartier, il nous gratifie d’un « Posologie et mode d’emploi » sous la forme d’un questions-réponses décalé (où se glissent aussi des recettes de cocktail inventées par l’auteur qui en était grand amateur). Parmi elles, citons la réponse à la question portant sur les « satisfactions que l’on peut retirer de la littérature et par quel moyen » :
Pour le moyen, il y a dans le quartier d’excellentes librairies que l’on distingue des épiceries en ce sens que les premières exposent des livres et les secondes des bouteilles.
Après avoir fait le tour des activités artistiques, peinture, théâtre musique, il répond à la question « Allez-vous cesser de nous barber avec vos activités intellectuelles ? Passerez-vous aux activités physiques ?
– Oui
– Quelles sont-elles ?
– Aimer, boire et danser
– Est-ce l’ordre ?
– Boire, danser et aimer semble plus logique, mais c’est au choix.
 »

– « Où aime-t-on ?
-Où vous voudrez mais si c’est dans la rue, gare aux flics.
 »
Autre particularité, à Saint Germain des près un client « c’est un individu qui paye et qu’on a le droit d’engueuler » !

Frédéric Beigbeder sera-t-il l’auteur d’un Manuel de Saint Germain des près version XXIe siècle ? L’écrivain avait en effet écrit une nouvelle sur le sujet « Manuscrit trouvé à Saint Germain des près » (dans son recueil « Nouvelles sous ecstazy ») qui flirte avec l’anticipation. Il y imaginait en effet une mise à sac du quartier par la population exaspérée par son luxe ostentatoire, façon révolution française : « Il faut dire que nous l’avions bien mérité. Tout a commencé quand la mairie du VIe arrondissement a décidé d’expulser les SDF de la rue du Dragon. Dés le début, quelle idée saugrenue de les avoir laissés s’installer : le ver était dans le fruit. Pendant une année entière, ils ont pu observer l’opulence dans laquelle nous vivions, nos magasins de fringues de luxe, nos restaurants écœurants, nos clubs privés d’eux, nos voitures de sport mal garées et nos mannequins-vedettes mal baisées, toute cette pourriture que nous étalions sans vergogne devant l’immeuble du DAL (Droit Au Logement). Comment aurions-pu nous douter que cet immeuble était leur cheval de Troie ? »
Il confiait également au Figaro qui l’interrogeait sur le sujet : « J’y ai grandi au point d’en connaître le moindre centimètre carré et j’y habite encore aujourd’hui et n’en bougerais pour rien au monde. On me le reproche, on me moque, on m’insulte, peu m’importe : je suis un écrivain germanopratin et je suis fier de porter cette croix. Je mourrai au Flore ! »

On connaît un peu moins le poète Boris Vian que le romancier, même si son œuvre romanesque est toute entière imprégnée de poésie. Il est pourtant l’auteur d’environ 200 poèmes écrits entre 1940 et 1959 et publiés en quatre recueils : Barnum’s Digest ( 1948 ), Cantilènes en gelée ( 1949 ), Cent Sonnets (édité en posthume en 1987), et « Je voudrais pas crever » (édité en posthume en 1962) ainsi que d’autres poèmes publiés dans Jazz Hot et au Collège de Pataphysique. Sans avoir l’abondance de ses amis Queneau et Prévert, il partage néanmoins leur univers fait de formes fixes ou brèves, de la farce unie à l’émotion, de la vie et du macabre, du jeu verbal et de l’invention sémantique.
Les éditions Les Allusifs nous donnent l’occasion de redécouvrir, à travers une réédition spéciale illustrée par une pléiade de dessinateurs allant de Dupuy-Berberian à François Avril… (en hommage à l’illustrateur Martin Matje décédé avant d’avoir achevé son projet), de « Je voudrais pas crever ». Ce recueil de vingt-trois poèmes publié un an avant la réédition triomphale de l’Ecume des jours, a marqué le début de la gloire posthume de Boris Vian.

Dans cette œuvre crépusculaire, l’auteur exorcise sa peur de la mort qu’il sent se rapprocher, de la douleur, de la maladie ou encore de la vieillesse, de tout ce qui « périt »… Mais à travers ces thèmes, c’est surtout un formidable hymne à la vie qui se dégage de ces poèmes qui mêlent avec une rare aisance l’humour et le tragique. En jouant sur des images tour à tour triviales voire crues, farfelue ou au contraire lyriques et oniriques, il insuffle une sorte de joyeuseté aux thèmes les plus noirs voire macabres.
Parmi les poèmes les plus marquants, on trouve bien sûr celui qui donne son titre au recueil, « Je voudrai pas crever » mis en musique par deux groupes, Les Têtes Raides (album Fragile) et Eiffel (album Abricotine) ainsi que les versions de Serge Reggiani et Bernard Lavilliers.
Cet hédoniste exprime ici toute sa rage de vivre, son appétit insatiable de vie :
« Je voudrais pas crever
Avant d’avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J’en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
 »

Dans « La vie c’est comme une dent« , il retrouve un ton plus facétieux, sous une forme très courte qui tient presque du haïku ou de la comptine :
« La vie, c’est comme une dent
D’abord on y a pas pensé
On s’est contenté de mâcher
Et puis ça se gâte soudain
Ça vous fait mal, et on y tient
Et on la soigne et les soucis
Et pour qu’on soit vraiment guéri
Il faut vous l’arracher, la vie »

Avec « Quand j’aurai du vent dans mon crâne« , il revisite (pastiche ?), avec modernité, la poésie classique romantique comme celle d’un Baudelaire (Une charogne) ou d’un Gaultier (Coquetterie posthume). Il décrit ainsi la décomposition, la pourriture inéluctable des corps avec une étonnante fraîcheur portée par ces jeux de mot, les anaphores et la musicalité phonétique de ces vers également paroles de chanson :
« Quand j’aurai du vent dans mon crane Quand j’aurai du vert sur mes os P’tête qu’on croira que je ricane Mais ça sera une impression fosse »

On est aussi très ému par le poème « Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale » à la beauté violente :
« Je mourrai de cent coupures
Le ciel sera tombé sur moi
Ça se brise comme une vitre lourde
(…) Je mourrai quand on décollera
Mes paupières sous un soleil enragé
Quand on me dira lentement
Des méchancetés à l’oreille »

Il évoque aussi la nuit, lui qui redoutait toujours d’aller se coucher et jouait jusqu’à l’aube dans les caves de St Germain, dans le poème « Y’a du soleil dans la rue« , il écrit : « Et le soir, il vient un moment / où la rue devient autre chose / Et disparaît sous le plumage / de la nuit pleine de peut-être / et des rêves de ceux qui sont morts« . Le spectre de la guerre plane aussi avec des poèmes pacifistes comme « Ils cassent le monde ».
Autres thèmes qui hantent ses poèmes : ceux de l’angoisse et du doute liés à la création comme dans « Un de plus » où il s’interroge sur la difficulté d’être original et de dire quelque chose de nouveau quand les autres poètes ont déjà tout dit avant lui ; il se laisse aussi à rêver de gloire poétique tout en interrogeant l’art d’être poète.

A signaler également le très beau livre « Saint Germain des près » de Juliette Gréco, qui fut notamment la muse de Boris Vian et de bien d’autres encore, qui nous raconte également l’univers de ce quartier. On le feuillette comme on tournerait les pages d’un vieil album photo de familles qui nous replonge dans l’atmosphère de l’Occupation où l’on venait au café parce qu’on avait froid chez soi puis de la Libération et du vent d’insouciance et d’exubérance qui régnait alors. Gréco, oiseau de nuit, fascine, François Mauriac la comparera à un « beau poisson maigre et noir », « une statue d’ivoire et de jais ».
Tandis que Sartre écrivait « Gréco a des millions dans la gorge, des millions de poèmes qui ne sont pas encore écrits… » Dans ce livre plus didactique que le Manuel de Vian, on remonte aussi aux sources de l’existentialisme et des hussards, deux courants littéraires qui s’affronteront sur fond d’appartenance politique, à gauche pour les premiers et à droite pour les seconds. On trouve à la fin de l’ouvrage un who’s who de Saint Germain des près.

A voir : l’exposition au Musée des lettres et des manuscrits qui nous invite à redécouvrir le Saint-Germain des Prés des années 45-52 autour de la figure de Boris Vian. A partir de correspondances, de manuscrits littéraires, de textes de chansons, de dessins, de photographies, de coupures de presse, de pochettes de disques… c’est tout le foisonnement d’idées philosophiques, littéraires et artistiques portés par Boris Vian, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Samuel Beckett, Juliette Gréco et bien d’autres… qui s’expose.

Informations pratiques : Exposition Saint-Germain des Prés, l’écume des années Vian
Jusqu’au 28 octobre, du mardi au dimanche de 10h00 à 18h00.
Musée des Lettres et Manuscrits
8, rue Nesle – 75006 Paris. Tél./Fax : 01 40 51 02 25 http://www.museedeslettres.fr

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