« Le roman de l’été » de Nicolas Fargues, Les vacances du grand Nicolas (rentrée littéraire 2009)

Avec son 7ème roman, Nicolas Fargues revient scruter les tares de notre société contemporaine… sans complaisance ! Et livre un roman choral, engagé, politique, dense, consistant et abouti. Il scanne notre époque avec lucidité, notamment nos modes de fonctionnement sur l’apparence, le langage, les non-dits- jusqu’à notre évolution sociétale globale. C’est un roman incisif qui dit tout en ne mâchant pas ses mots, jusqu’à en devenir cruel l’air de rien, comme sait si bien le faire l’auteur. Une satire, une comédie de mœurs subtile et bien menée… qui soulève bien des réflexions :

« …pour tous ceux qui sentent profondément et qui ont conscience de l’inextricable labyrinthe de la pensée humaine il n’y a qu’une seule réponse possible: une tendresse ironique, et le silence » Lawrence Durrell

« Le charme de voyager, c’est d’effleurer d’innombrables et riches décors et de savoir que chacun pourrait être le nôtre et de passer outre » Cesare Pavese, Le bel été

Les vacances du Grand Nicolas ? Une histoire dans le Cotentin pour tout exotisme local très « franco-français ». John 55 ans, est un homme dépité qui tente de se mettre posément à la littérature en regardant la mer. Mary, sa fille, parisienne en vacances, lui annonce qu’elle débarque pour les vacances avec son compagnon et une amie italienne. Jean, le voisin, marié à Claudine, part en retraite de son emploi de soudeur de coques de sous-marins à la DCN de Cherbourg. Leur fils, Frédéric, est employé à la SOREDA, l’usine de retraitement de déchets nucléaires de la région. Ce petit monde baigne dans le sédentaire et les échanges de comptoir. Le rêve de John ? Parvenir à écrire un roman face à la mer. Le rêve de Jean ? Percer une ouverture dans le mur de sa maison pour voir cette mer. Comme John. Sauf que Jean et ses proches méprisent l’écriture. L’écriture et le voisin, dont la maison est attenante à la leur. Sur fond de manœuvres politiques du député-maire du village, et d’une séance de dédicace d’un journaliste célèbre, -celle-ci exacerbant les sentiments les moins nobles -, les malentendus et l’instrumentalisation des uns par les autres vont créer une certaine incommunicabilité et tensions entre les familles respectives et les habitants.

Le roman de l’été est un grand roman sur le règne de l’apparence, l’opportunisme, nos espoirs déçus, l’importance donnée aux choses vaines, notre aliénation aussi. Nicolas Fargues est un sacré porte-voix ! Avec ses chassés croisés permanents, voire souterrains entre les gens, il excelle dans les histoires à tiroirs, rappelant le mode et les temps forts de « Demain, si vous le voulez bien » (son deuxième roman publié en 2001). L’auteur exerce, ici, une oscillation permanente entre deux modes de penser : c’est un aller retour incessant entre ce qui semble relever de sa participation passive à la société d’aujourd’hui et son sens critique. Fargues laisse le choix à son lecteur en suggérant toujours deux variations complémentaires, deux opinions opposées mais qui ne se contredisent pas forcément l’une et l’autre.

Il propose des pistes de réflexion, deux, voire trois points de vue différents, pour laisser libre cours à la réflexion du lecteur sur la confrontation de deux classes sociales, voire trois environnements culturels différents. Ce que j’aime chez Nicolas Fargues, c’est qu’il n’impose rien.
La France se compose t-elle uniquement de ploucs et de bobos ? Non, mais dans le livre il y a les uns et les autres. Le discours de l’auteur balance alors entre deux alternatives. Qu’il aborde le sujet du nucléaire et de l’écologie, de la gauche et de la droite… Les « gens de la souche », autrement dit « les vrais gens » s’avèrent-ils finalement plus « beaufs », que tous ces pauvres bobos parisiens en vacances, vaguement condescendants ? Et faut-il laisser les jeunes de banlieue parler comme ils le souhaitent ? Faut il exercer de façon péremptoire un véto afin de leur signifier qu’ils vous manquent de respect, au seul prétexte qu’on n’a pas compris leur humour ?

Une peinture politico-sociale
Il n’hésite pas à s’engager sur le terrain politique : de la description des environnements socio-politiques au racisme jusqu’à la politique d’intégration, thèmes qui lui sont chers. La dissonance évidente entre les milieux sociaux : d’un côté l’écrivain qui cherche sa liberté par l’écriture, de l’autre le voisin qui réclame une vue sur la mer et au milieu l’opinion souvent mesquine des petites gens. Le parisien en vacances cerné par la peur de vieillir, le jeune de banlieue qui s’ébroue, incompris et qu’on regarde de travers, le discours actuel écolo version Geenpeace auquel répond le discours pro-nucléaire, le pendant bling-bling et sa panoplie légèrement affairiste, manipulatrice, le chanteur, versus écrivain maudit : j’ai senti que l’auteur décrivait des gens repliés sur eux-mêmes, tièdes, sans envergure, manquant de souffle, qui avaient du mal à exister et à communiquer, entre eux, pour eux-mêmes et par eux-mêmes.

J’ai beaucoup aimé la mise en relief de certains mots dénaturés ou borborygmes modeux (en italique, « zeu », « à la base », soirée « barbeuke », « zeu surprize », etc…), tous nos tics verbaux, nos abréviations excessives, et tout ce qui apparaît « bling bling », « m’as-tu vu », ou au contraire, ce qui signe le mélange des genres et qui s’emploie partout sans qu’on y prenne garde, sont aussi épinglés : « Ben », « Hein », de « Tiens ». Ainsi que nos réflexes actuels, les usages courants de locutions démodées, le « putain, j’y crois pas » d’Hubert, les expressions généralistes « faut pas prendre ton cas pour une généralité », sont des formulations toutes faites, répliques formatées qu’il n’est pas inutile de prélever -même si on a l’impression de les avoir entendu 1000 fois et partout -. Le réflexe verbal, « yapasdsouci », de l’un, les autres qui n’ont aucun vocabulaire, ou aucune rhétorique, tous ces raccourcis amplement familiers signent l’esprit de clan propre à l’époque. Evocation de marques aussi.– NYPD – I love NY – Nike – Puma – Adidas. On se photographie avec nos portables, on s’envoie des SMS. Facebook, Myspace, Meetic sont montrés cyniquement du doigt. C’est manifestement un leurre pour Fargues que ce cercle vicié de la réalité étendue. Là l’auteur se fait l’écho de cette « pensée en boite ». Mais qu’importe l’émancipation et la vulgarisation des échanges puisque rien ne semble vraiment possible : parvenir à l’unité, c’est la difficulté majeure que rencontre la Société des années 2000.

On apprécie la précision de sa réflexion ample sur cette toile de fond environnementale. Il évoque par clins d’œil divers une myriade de faits (de la récup’ très en vogue à l’interdiction de fumer dans les lieux publics jusqu’au développement de la fibre écolo stigmate de notre société hygiéniste et protectionniste) sans prendre réellement partie et sans chercher à se donner bonne conscience. Nourri de toutes ces références très actuelles, Nicolas Fargues capte l’air du temps, particulièrement la solitude, avec distanciation et justesse.
Nicolas Fargues s’intéresse aux tourments de l’âme humaine. Le dépit, la déception et pour ce faire, il témoigne d’une tendresse ironique à l’égard de l’individu qu’il saisit dans ses failles, dans sa fragilité, prisonnier de sa toile, quel que soit l’espace dans lequel il évolue, par rapport au temps, aux cycles. Son roman de l’été dit notre besoin de paraître sans parvenir à inverser la tendance. Notre soumission aux autres. Notre vulnérabilité. Notre écartèlement. Nous sommes condamnés à nous supporter et à faire semblant sans parvenir à nous comprendre. N’est ce pas notre destin, nous côtoyer sans nous aimer vraiment ?

La faillite du couple
Fargues livre aussi un constat négatif du couple. La faillite du couple. Il semble ne plus croire en l’amour. Son discours se fait fataliste, il est comme revenu de tout. On lit : « Les femmes ne se comprennent qu’entre elles ». Et « Les hommes ne savent pas aimer » ou « l’amour c’est une affaire entre soi et soi » qui sonnent radicaux. Sa critiques du couple est acerbe. La projection vers le désir féminin est intéressante mais même le couple que forme très ponctuellement les deux héroïnes finit par capoter. On savoure ses dialogues entre femmes sur les hommes. John et Bénédicte : « parler sans prendre de gants, sans craindre de heurter l’autre ».
Les deux monologues de Vienna, l’italienne sensuelle, pleine d’animalité sont à ce titre somptueux. Elle dit vrai, je crois, y compris sur la peur des hommes face au désir féminin. John, un peu blasé, exprime un semblant de dénégation bien misogyne : « 45 ans, plexus fripé, haleine de vieille dame ». Idem pour le passage où il fait de la provocation, « Bénédicte ravie de se faire baiser par un mec de vingt ans de moins qu’elle », on réagit selon qu’on est homme ou femme. Nicolas Fargues s’amuse aussi à brosser le portrait d’hommes misogynes. On parle de cul et de séduction pour faire oublier que l’on est seuls ou pour rire de soi même. Bénédicte ne trouve pas le moyen de renchérir convenablement sur le cynisme, assujettie, précisément à ce souverain machisme de l’homme qui, quoi qu’on dise, finit toujours par avoir le dernier mot. Ici encore rien n’est possible : les gens ne parlent pas le même langage.

Une société gangrenée par les apparences et l’incommunicabilité
La jalousie est aussi un sentiment très présent, très opaque. « Ensemble, tout devient possible ? », non, rien n’est possible, puisque nous ne sommes qu’apparence. Nietzsche disait : « C’est tout bonnement un préjugé moral de croire que la vérité a plus de valeur que l’apparence, c’est même l’hypothèse la plus mal fondée qui soit au monde« . C’est ce que raconte ce roman réellement nietzschéen. C’est ce qui en fait sa force, son prestige. En ce sens, je ne partage pas l’expression de la 4e de couv’ : « Les masques tombent. » ! C’est exactement le contraire : « Les masques ne tombent … Jamais !
Pas d’explication réellement franche entre les deux voisins. Mais beaucoup trop de séduction, de vernis, de magouilles politico-médiatiques, d’entente approximative, d’airs de façade, de peur de vieillir exprimée en filigrane. Pour que les masques tombent, il faudrait qu’il y ait de la Profondeur. Or, il y a trop d’envie. De manières. De tics verbaux, d’attitudes modes. De recherche de sensations immédiates. Le réflexe mode du GPS, le truc dernier cri. En fait, c’est un roman sur les codes actuels. Sur les rituels. Sur la société de consommation. L’écrivain, tel un photographe, révèle les peurs comme elles se révèlent en surface. Pourquoi ? parce que l’apparence est une illusion nécessaire au simple fait qu’on ne peut vivre avec la vérité. Puisque la vérité n’existe pas. Puisque nous avons besoin d’illusion, il est nécessaire de falsifier le réel. Dans le roman, tous les personnages s’arrangent avec l’idée qu’ils se font des autres, car le contraire leur serait trop douloureux.

L’art est un mensonge qui se donne comme tel. Fargues est aussi un artiste, ne lui en déplaise, qui ne prétend pas dire la vérité, au contraire, car il place l’apparence plus haut que la réalité : l’apparence signifie, pour lui, la réalité affirmée dans sa totalité. Fargues est un sensible et un sensuel. L’apparence relève, par excellence, pour lui, du domaine du sensible, qui, en premier lieu, est perçue par les sens et non par l’entendement, secondaire. Or le sensible, à la différence de l’intelligible, est soumis au changement au devenir. Dans ce roman, il y a une vérité des apparences. Et cette apparence est un mode d’être de la vérité. Les choses sont vraies, telles qu’elles nous apparaissent. Parfois, Nicolas Fargues tente une autre approche, tout aussi subtile. Que deviennent les choses et les gens quand il n’y a plus de séduction, que le temps a laissé ses marques ? C’est John et Bénédicte. Ou la spontanéité et la fraicheur de l’italienne.

Ce qui relève pour moi de l’apparence ? Pêle-mêle, quelques dialogues actuels, un peu stéréotypés – car tout le monde ne parle pas comme ça -, un homme qui, dès qu’il reproche quelque chose à une femme, lui dit qu’elle est compliquée, les scènes de jalousie des voisins à l’égard de John, l’envie jalouse d’Elodie la vénéneuse à l’égard de Frédéric, Mary, humaine, créative, généreuse, qui voudrait qu’on attache de l’importance à son article, les gens tous confondus, pas forcément les plus éduqués, qui ne s’écoutent pas mais qui donnent le change, Frédéric moniteur de parapente, qui doit encadrer des jeunes issus d’un « Foyer d’action Educative », qu’on entend trop peu et qu’on ne laisse pas parler, un autre, fort en gueule, habile, luisant, ponctue ses phrases de « chuis en réunion, là » consulte son portable à tout bout de champ, et donne l’impression d’être dénué de véracité, l’hypocrisie autour du roman de Belval, « le sanglot Madécasse », les non-dits divers. Toutes ces conversations à voix basse, le fait qu’il faille arrêter de diaboliser la droite, les échanges de café du commerce, l’autorité que l’on doit à la célébrité quand on est de son côté, et la fascination qu’elle exerce du coté de l’anonymat sont des réflexions très intéressantes.

Le « trou dans le mur » : l’impossible percée à jour
Schématiquement, on pourrait dire qu’il y a deux mondes : l’obsession de son trou dans le mur pour l’un et/ou le droit/conviction d’écrire, pour l’autre. C’est une lutte intestine, existentielle. Deux camps s’affrontent. Le plus intelligent est toujours celui qui cède. De façon très indirecte et grâce à un scénario aussi subtil qu’inattendu, l’un des deux protagonistes principaux va finalement céder. Pour autant, l’incommunicabilité va demeurer, les attitudes dans le vent aussi, parce que les gens– et ça c’est la vraie vie, restent obnubilés par leurs obsessions.

Ce n’est plus de l’observation, c’est de l’auscultation. Les gens, les lieux, les sensations, les réflexes, les rituels, les manies, tout y passe. Admirable. L’écriture est précise, ciselée, les paragraphes bien ficelés. Une vraie maîtrise romanesque, une densité, une consistance, ce foisonnement d’idées. Jamais avare de descriptions, comme s’il voulait à tout prix nous convaincre de sa pensée du moment. Et contrairement à « Beau rôle », l’épilogue de celui-ci est réussi. Les personnages sont attachants, y compris les plus « pauvres », les plus agaçants, les plus boiteux. Illustration typique : « Renouf prit un air inflexible qu’on sentait fabriqué exprès pour compenser le coté résolument « week end de détente » de sa mise » ou encore « mue par une impérieuse nécessité de s’isoler du reste du monde… », traduisant bien les ressentiments des individus.
La fin du roman ? LE SACRE de l’apparence dans toute son apothéose.
Le roman de Nicolas Fargues va plaire parce qu’il cherche à déplaire. J’espère vivement que « le Roman de l’été » du Grand Nicolas passera un bel hiver ! [Laurence Biava]

A lire aussi : un extrait choisi, « T’es sur Facebook toi ? »

4 Commentaires

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    • Nesta sur 26 août 2009 à 13 h 52 min
    • Répondre

    Très bel article.

    • Laurence biava sur 27 août 2009 à 19 h 31 min
    • Répondre

    MERCI. (merci aussi à mes collègues du BUZZ qui m’épargnent redondances et répétitions)

    une lectrice amie m a fait remarquer fautes de frappes et d’accords restantes fâcheuses ds le texte. Je relis tout demain et corrige à la suite de ma lecture. Ss nullement vouloir apparaître désagréable, je voudrais tt de mème préciser que tous les romans de la rentrée sont cousus de fautes d’orthographe. J’en ai compté 3 ds le dernier Nothomb et 4 …ds celui de Nicolas Fargues…dont de mémoire un "à l’en-tour" maladroit. L’orthographe exacte est "alentour". Je ne cherche pas de coupable, simplement je reviens demain signaler les fautes et leurs pages. Lo

  1. Seigneur dieu, merci !! Vous venez de m’éclairer sur ce roman qui m’a un peu perturbé et dont je ne comprenais pas forcément le sens… je m’en veux même d’être passer à coté de certaines choses.. merci, très bonne critique !

    • LOLITA sur 2 septembre 2010 à 16 h 46 min
    • Répondre

    Je viens de le terminer et j’ai adoré ce livre, du début jusqu’à la fin. je ne connaissais pas cet auteur mais je vais courir acheter ses 6 premiers romans.

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