Chaos calme de Sandro Veronesi: « Pourquoi je continue à bander au lieu de souffrir ? »

Chaos calme de Sandro Veronesi, publié en 2005 en Italie et en 2008 en France (prix Méditerranée étranger , prix Femina du roman étranger), est le roman de la consécration pour l’écrivain toscan. Il a été remarqué pour « sa liberté de ton, son ironie désinvolte et son goût de la transgression » autour de thèmes familiaux. Adapté au cinéma en 2008 avec Nanni Morretti dans le rôle titre, il vient de sortir en poche en février 2010.

Encensé par la critique (et adulé notamment par Olivier Adam), ce roman intimiste foisonnant raconte le (non) traumatisme d’un homme et de sa fillette à la suite de la perte de sa femme. Pour détourner le titre d’Annie Ernaux, ce héros est une sorte d’ « homme gelé ». Incapable de laisser jaillir sa peine, il se détourne sur son entourage dans une sorte de fuite existentielle. Le prix Strega (équivalent du Goncourt en Italie) qui lui a été décerné évoque « l’extraordinaire qualité de l’ouvrage, émouvant et magistralement tissé ». Plébiscité pour « son originalité narrative, sa plume rapide et bondissante, son analyse psychologique, sa chronique acide de l’époque, sa maîtrise pour passer du particulier à l’universel ou encore ses rebondissements entre humour et tendresse » : des louanges méritées ?

« Je ne veux pas finir comme Lara. Je veux être aimée. »

Un après-midi de vacances sur une plage italienne, un homme -Pietro- et son frère sauvent de la noyade deux femmes. En rentrant chez eux, le premier apprend que pendant qu’il déployait toute son énergie à sauver une inconnue, sa femme décédait subitement… De cette mort brutale encore intensifiée par l’ironie cruelle de la situation, Veronesi tire l’histoire d’un traumatisme si grand qu’il n’éclate pas. Il reste paralysé dans cet homme dévasté, « hébété, sonné » qui va décider de se mettre en pause pendant près d’une année. Le jour de la rentrée scolaire de sa fillette Claudia, il décidera de ne plus sortir de sa voiture et de l’attendre du matin au soir, devenant le spectateur de la vie des autres, mais aussi leur confident et même leur rédempteur…

Les principales qualités de ce livre résident dans sa construction narrative originale (l’auteur n’est pas architecte pour rien) ainsi que son traitement décalé de la douleur de la perte. L’auteur nous dévoile peu à peu les ombres et lumières de cet homme, qui il est (un quadragénaire milanais, un père fou de sa fille, un amateur de beaux décolletés…), son milieu (aisé voire branché : production ciné, mode…), ses rapports professionnels (son entreprise est en cours de fusion avec tous les problèmes humains que cela suppose), son passé amoureux, ses interrogations existentielles, les non dits familiaux (notamment à travers le rapport ambivalent à son frère et dans une moindre mesure son père).
En mettant sa carrière entre parenthèses, en « annulant » ainsi son existence, il fait le point sur sa vie et revient à l’essentiel (« renoncer à chevaucher aux côtés des puissants« …). Dans une sorte d’attente d’une révélation ou d’un sursis avant que la souffrance ne le foudroie soudain… Sur un air d’En attendant Godot…
Il commence par dresser des listes (copiant au passage le procédé de Nick Hornby dans « Haute fidélité »…), analyse ses souvenirs, se remet en question et surtout observe la vie du pavé milanais. Son portrait se dessine ainsi en perspective d’une galerie de personnages qu’il sera amené à croiser au cours de sa retraite dans son « audi A6 3000 noire équipée d’options très chères » face à l’école de sa fille. De sa belle sœur nymphomane et fragile, ses collègues englués dans les guerres de pouvoir jusqu’à un gamin handicapé, une promeneuse de chien sexy, un voisin qui déménage et l’invite à déguster « une belle assiette de pâtes al dente avec de la tomate fraîche avec un filet d’huile » ou encore les mères compatissantes qui tentent de l’aider à surmonter cette peine qui refuse de se montrer… Rencontres insolites, pittoresques ou tragiques, chacun(e) déverse sa souffrance (crise de couple, déception humaine, reconversion professionnelle…) sur lui « l’inondant de la matière secrète et pourrie qui la composait » et repartent.

« Ca s’est trouvé comme ça. Il faut aussi faire de temps en temps confiance à la pente que prend le monde non ? » »

Hormis la scène d’ouverture du roman de la noyade assez puissante, le reste est relativement pauvre d’un point de vue littéraire ou stylistique ; les tournures de phrases ou les dialogues qui s’étirent en longueur sont peuplés de poncifs dans un langage familier (la faute à la traduction ?), ou encore des répliques dignes d’un manuel de self help (« Personne ne peut vous procurer le bien-être si vous ne l’avez pas déjà en vous. »). La succession plutôt artificielle de saynètes lasse assez rapidement (sauter des passages ne gêne d’ailleurs en rien la compréhension de l’histoire). Quant à la réflexion existentielle voire freudienne que l’auteur tente de tisser, elle reste très superficielle voire caricaturale (la pulsion eros thanatos exploitée assez maladroitement avec la riche héritière sauvée de la noyade pour finir en sodomie sauvage sur plus de 19 pages suscitant au passage la polémique auprès du clergé italien lors de son adaptation ciné) ainsi les affres de la culpabilité refoulés qu’il complique de quelques allusions autour de la réversibilité des mots palindromes avec sa fille. Même constat pour sa tentative de dénoncer le drame humain d’une fusion où il ne parvient pas à sortir du manichéisme et des clichés (« Nous ne sommes que des virements automatiques mensuels. Pour eux, plus il y a de démissions, mieux c’est. ») De même la figure quasi christique que revêt peu à peu Pietro (« L’homme qui étreint » sorte de confesseur universel dans ce « coin du monde où célébrer la messe de la douleur« ) finit par tourner au ridicule même si le transfert inattendu effectué sur sa personne est initialement intéressant. La métaphore religieuse est d’ailleurs omniprésente de façon plus ou moins habile : de l’étrange simultanéité des deux drames comme un message divin jusqu’au délire mystique final autour de la trinité pour décrire la triangulaire du pouvoir entre Pietro et ses supérieurs hiérarchiques – très poussive du reste. Sans oublier l’inévitable chanson rock pour la touche hype autour de la chanson de Radiohead « We are accidents waiting to happen » qui vient encore appuyer sa (pseudo) réflexion sur le sens de la vie et le monde de l’au-delà… L’auteur interroge aussi la notion de « héros » à travers le geste héroïque de Pietro qui n’obtient aucune gratitude avant de devenir une sorte de saint pour les âmes en peine, mais là encore il ne fait qu’effleurer son ambition.

Son travail autour de la métaphore du « chaos calme », ce bel oxymore poétique et rythmique par son allitération, qui donne son titre au livre (peut-être ce qu’il y a de plus réussi…) est plus intéressante comme il l’explique lors de ses recherches sur Internet. Il en livre une série d’interprétations et de variations au cours du roman comme lorsqu’il compare le chaos et l’ordre des enfants et des parents lors de la sortie des classes jusqu’à son ébranlement invisible…

« Tout propos (…) même le plus ridicule, prononcé peu avant la mort de quelqu’un, frôle la frontière obscure de la prophétie mais ilne faut jamais oublié que le temps ne coule que dans un sens, et que ce qu’on voit en le remontant est trompeur. »

Le personnage de Pietro n’est pas vraiment attachant (même si tout est mis en œuvre pour qu’il le soit) malgré sa tendresse infinie pour sa fille aux relents mièvres (cf : scènes de gym où il commente sans fin les acrobaties de sa « petite fleur »… ennuyeux). En revanche certaines scènes sonnent plus justes comme celle où il parle du sommeil : « (…) le temps nécessaire aux enfants pour s’endormir est une donnée toujours fragile, on court le risque de s’en aller trop tôt : je ne saurais dire le nombre de fois où je l’ai mal évalué (…) ; j’ai une longue pratique de ces lentes manœuvres toutes en craquement d’articulations, et de ces trois ou quatre pas de démineur en direction de la porte, au moment précis où vous allez relâcher la tension, (…), elle vous rappelle et vous devez revenir sur vos pas et tout reprendre depuis le début. » Ou lorsqu’il se rappelle les sensations éprouvées enfant sur une balançoire : « (…) il y avait tout ce que je désire dans la vie: une force immense et irrésistible, la vitesse, la peur et par conséquent aussi le courage, l’adrénaline, l’étourdissement, (…) et au moment du soubresaut, tout ça était très intense (…). »
La discussion avec son frère shooté à l’opium un soir, est aussi assez émouvante par ce qu’elle éclaire sur leurs conceptions respectives de la vie.
En revanche, son côté séducteur bling bling louchant sur toutes les poitrines « gonflant impérieusement sous la veste » qui passent (penchant qui nous est répété bien pesamment à chaque rencontre féminine) est très lourd. La scène de sa belle-sœur qui se déshabille dans sa voiture est à ce titre ridicule. Plus glauque, il ira jusqu’à comparer le regard qu’aura à un moment sa fille pour lui à celui qu’elle aura lorsqu’elle sera déflorée. Une sorte de (sous) Hank Moody (héros de la série « Californication ») pour la fibre paternelle et la tendance lubrique.

On regrette de ne pas élucider davantage le mystère autour de la mort de sa femme, leur passé, était elle malheureuse avec lui comme l‘insinue sa belle-soeur, quel était leur couple, qui était cette femme ? : on ne le saura jamais vraiment même lorsque le héros fouille ses e-mails. Au lieu de cela, il préfère se perdre dans la contemplation de ses pairs, stratégie de fuite de son traumatisme et de ses problèmes. De même, on aurait aimé en savoir plus sur la vie milanaise, la société italienne contemporaine…

Même s’il fait preuve parfois d’une certaine justesse pour capter les désarrois ordinaires (comme les sourires adressés à une mère et son enfant qui subitement cessent lorsque l’enfant grandit), ce drame intérieur et sa reconstruction (sous l’égide de Beckett : « Je ne peux pas continuer, je vais continuer » en exergue), manque de profondeur, de finesse et de subtilité. L’auteur revendique néanmoins une influence fellinienne : « En convoquant tous les personnages, dans une sorte de tourbillon autour de Pietro, j’ai emprunté du talent à Fellini. C’est une image qu’il utilisait souvent. C’est un modèle magnifique dont je me suis servi. Sur le sujet de son livre, l’écrivain qui se sent plus proche d’un Richard Ford ou Russell Banks qu’avec Moravia ou Calvino commente : « C’est un livre non sur la mort, mais sur le fait de rester immobile à un point du monde. Il ne s’agit que d’un fantasme de liberté. C’est un livre non sur la mort, mais sur le fait de rester immobile à un point du monde. » Mais ces défauts empêchent d’être vraiment ému par cet homme et son entourage…

Voir aussi une interview vidéo de l’auteur Sandro Veronesi avec son éditeur Olivier Nora (Grasset)

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