« La confrérie des mutilés » de Brian Evenson : « Chair ou vérité ? Qu’est-ce qui compte le plus ? »

Publié dans la célèbre collection « Lot 49 » dirigée notamment par Claro (dont l’ambition est de « publier les écrivains d’aujourd’hui qui (…) bouleversent la donne du langage et l’équilibre chimiquement instable de la narration » et qui aura, entre autres, révélé en France Richard Powers, William Gass ou Vollmann…), Brian Evenson (également prof de « creative writing » et traducteur du français -Gailly, Claro…-) s’inscrit dans la lignée des « enfants terribles » de la nouvelle littérature américaine à la fois transgenre, paranoïaque, trash et déjantée (de Cooper à Bret Easton Ellis, Chuck Palahniuk jusqu’à Danielewski également poulain du Lot 49…). Remarqué tout d’abord par son recueil de nouvelles « Contagion » puis son roman « Inversion », cet ancien Mormon (répudié par sa communauté en raison de ses livres jugés amoraux) est hanté par l’oppression religieuse, la violence spirituelle, psychologique et sociale, la lutte entre le bien et le mal mais aussi la schizophrénie. C’est avec « La confrérie des mutilés », son 4e opus qu’il s’impose plus particulièrement lors de la rentrée littéraire de septembre 2008 (sorti en poche fin 2010). Entre le polar gothique, le roman d’horreur et la farce philosophique, ce roman a alimenté le buzz sur les blogs qui l’ont successivement comparé à Kafka, Borges, Jim Thompson ou encore Tarantino… :

« Il ne brandit point un rameau d’olivier, mais un glaive. Il frappe. »

A considérer le titre ou encore la quatrième de couverture, vous imaginez sans doute que ce roman doit se tenir dans votre bibliothèque entre « Le nom de la rose » et « Le seigneur des anneaux ». Je le situerai plutôt entre les récits de pirates de Gideon Defoe et les grands récits de Franz Kafka. Etrangeté, décalage, Evenson nous offre avec ce roman une parodie froide et néanmoins inquiétante de la religion chrétienne, ou plus exactement du pouvoir religieux aux prises avec un dogme : ici, la mutilation comme accès au divin.

Son « héros », Kline, nous apparaît dès la première page comme singulier. Lors d’un affrontement avec « le gentleman au hachoir » qui lui tranche une main, il cautérise sa plaie avec un réchaud avant de lui tirer une balle dans l’œil. Ne rien connaître des circonstances de ce conflit nous laisse déjà pantois, mais le caractère impavide, voire impassible, de Kline étonne encore plus. Ce ressenti est bien évidemment voulu par l’auteur, mais le lecteur a bien compris qu’il n’en était pas de même pour Kline. Il a fait ce qu’il avait à faire. Et il ne comprend pas pourquoi on l’importune au téléphone. Oui, on l’importune au téléphone. On veut le voir, on lui donne un billet d’avion. On ira le chercher, s’il le faut. Et il le faudra ; un jour, Kline voit deux hommes arriver dans son appartement :

Emmitouflés dans d’épais manteaux, ils portent aussi des gants et des écharpes malgré la chaleur qui régnait dans la pièce.
« – Bonjour, bonjour, dit le premier d’une voix de baryton.
Nous avons frappé », dit l’autre. Il ne restait presque rien de sa lèvre supérieure à part une cicatrice irrégulière ; on aurait dit qu’on l’avait découpée aux ciseaux à cranter.
« Nous avons frappé plusieurs fois, mais personne ne répondait. Alors nous nous sommes permis d’entrer. La porte était verrouillée, précisa-t-il, mais nous savions que vous ne pensiez pas à nous en la verrouillant. »
(…)
– Regardez-vous, dit le Balafré. Vous voulez mourir au lit ?
Ce serait une mort stupide.
Nous sommes ici pour vous sauver.
– Je ne tiens pas à l’être, protesta Kline.
– Il ne tient pas à l’être, répéta Voix grave.
– Bien sûr que si. Il ne le sait pas encore, c’est tout. »

Quelques lignes de dialogue suffisent à camper l’atmosphère de ce livre. Admirons la répartie de Kline, qui donne toute la mesure de sa résistance, alors même qu’il est alité à ne plus pouvoir faire un pas. A côté de lui, deux faux Dupont et Dupond, à la bienveillance insistante, presque malsaine, du moins inquiétante. On a tous en tête les agents qui viennent chercher Joseph K. dans Le Procès de Kafka. De la même manière, le premier coup de téléphone de Ramse et de Gous, les noms de nos jumeaux, résonne clairement comme la découverte par Gregor Samsa de sa propre étrangeté (La Métamorphose) puisque Kline se rend compte, sans bien comprendre pourquoi, que cette histoire de « moignon à l’extrémité de son autre bras, bout de chair luisant et légèrement fripé, desquamé, à vif » y est pour quelque chose. Avec ce nouveau corps, privé d’une de ses extrémités, il est devenu différent. Dès le début du roman, Kline ne se possède plus et le lecteur hallucine en même temps que lui.

La raison de son enlèvement ? Il doit découvrir qui a assassiné un des membres fondateurs de la confrérie des mutilés : Aline, « un prophète, un visionnaire. Deux bras amputés à l’épaule, plus de jambes, pénis tranché, oreilles et yeux arrachés, langue en partie coupée, dents arrachées, lèvres pelées, tétons coupés, plus de fesses. » Et l’on bascule alors dans l’enquête policière. Cependant ce serait trop simple si Evenson s’en tenait là ; l’enquête se déroule dans la même ambiance mystérieuse et oppressante d’un Shutter Island. La même angoisse d’un détective un peu seul dans un univers un peu glauque (Evenson cite Dashiell Hammett, Jim Thompson ou Jean-Patrick Manchette comme influences). Kline, dans sa quête de vérité, c’est-à-dire du savoir, ne peut compter que sur lui-même car dans cette mission, à l’image du franciscain Guillaume de Baskerville (Le Nom de la rose), on ne peut pas dire qu’on lui facilite grandement la tâche. Il ne peut avoir accès aux témoins importants ou ne peut les interviewer que par magnétophone interposé, quand on ne lui montre qu’un lieu de crime reconstitué « à l’identique ». Bref, un détective qui ne peut faire son enquête, ce n’en est pas un. Décidément, tout nous échappe dans ce roman ! C’est d’ailleurs ce mécanisme qui rend la narration diabolique, car on n’a plus le temps de trouver sympathique la parodie religieuse, l’enquête policière est détournée de sa fonction. Ce livre a tout du suspense du piège qu’on redoute et qui va arriver. On n’est jamais tranquille.

« – Vous savez que nous sommes venus vous tuer, je suppose ?
– Je ne peux pas dire que je sois surpris. »

Atmosphère étrange, doublement étrange, car au delà de la problématique religieuse, s’ajoute une autre quête mystique symobolisée par la mutilation : le corps, ou plutôt son absence, comme escalier du divin. La mutilation devient alors un acte initiatique, volontaire et sacré. Les sacrifices humains, on connaît ; c’est plus facile de prendre le cœur d’ennemi que de mettre à mort son propre fils (Abraham et Isaac) ou sa propre fille (Agamemnon et Iphigénie), et ça l’est plus encore que de se couper un orteil, une phalange, une main, un bras… Une conception plutôt « gore » qui fait froid dans le dos.

« Il saisit Borchert par le poignet et plaça sa main sur le billot. Il lui replia l’index dans la paume, ne laissant dépasser que le majeur. Le brûleur de la cuisinière rougeoyait à présent et fumait légèrement. Kline plaça son moignon sur le doigt de Borchert pour le tenir en place, appuya légèrement dessus pour que la première phalange entre en contact étroit avec le bois.
« Juste la première phalange ? s’assura-t-il ?
– Pour le moment », fit Borchert en souriant. »

Kline souleva le hachoir et le laissa tomber rapidement, vigoureusement, comme cela s’était passé pour lui, pour sa main. La lame était affûtée ; elle ne rencontra presque aucune résistance en pénétrant dans l’articulation, à peine s’il eut un léger craquement quand elle trancha l’os. L’ongle, la chair et l’os juste dessous, reposaient d’un côté de la lame, le reste du doigt de l’autre. Borchert avait blêmi.
« Bravo, dit-il, éprouvé. Maintenant, monsieur Kline, si vous voulez bien me lâcher la main… »

Ici, la perte d’une phalange semble très naturelle, tel un acte évident que tout homme qui se respecte devrait accomplir avec ferveur. Cruauté, humour noir, délire sectaire, cette idéologie traduit le rejet du corps au profit de l’âme chez les chrétiens. En écho au poème de Théophile Gautier à propos des moines du peintre Zurbaran :
« Qu’il vous peigne en extase au fond du sanctuaire,

Du cadavre divin baisant les pieds sanglants,

Fouettant votre dos bleu comme un fléau bat l’aire
»

Pourtant, ce qui est particulièrement réussi dans cette utilisation du corps comme réflexion sur le divin, c’est le rôle joué par les mutilations comme vecteur plus profond, plus intime vers la transcendance. La mutilation d’un membre crée la présence d’une absence, la conscience de quelque chose d’invisible et d’insaisissable bien qu’imperceptible, conformément aux hallucinations des mutilés qui sentent des fourmillements à leur membre, pourtant manquant.
Théologie négative pense Kline, puisque ceux qui se font appeler « Douze » (leur « grade » dans la hiérarchie de la confrérie des mutilés !), en référence à leurs douze parties absentes, devraient se dire « moins Douze », parce que seule compte « l’absence en soi ». Logique poussée à son extrême raffinement, pourrait-on dire.

Aussi savoure-t-on les références aux dogmes religieux et rituels de la vie des Eglises. Le cœur d’Aline devrait servir de relique, le fait que Kline se soit cautérisé au réchaud risque de provoquer un schisme ; et puis il y a cette histoire des « Paul », où Gous se la joue Paul de Tharse et où tout le monde sombre dans la non-violence. Il est aussi question d’un Elu, d’un être épargné par les balles, de crucifixion.

Au fond, si l’enquête policière croise l’intertexte religieux, si la vie énigmatique de Kline lui devient à la fois étrangère et absurde, le héros Kline est un Œdipe (qui pour accéder au savoir se crève les yeux) en quête de vérité qui devra se mutiler pour pouvoir interroger des témoins (la chair contre le savoir). Dernière mystification des religions ou traversée du miroir lors de la dernière séquence du roman, les dernières scènes posent la différence existant entre destin et destinée. Œdipe aveugle sait cependant qui il est ; Kline,lui, ne sait plus ce qu’il est « réellement », un pion, un Elu, l’Antechrist, un Surhomme ?

« La confrérie des mutilés », à l’ironie sèche et sans fioriture, est peut-être un roman existentialiste où devenir humain c’est d’abord faire voler avec violence toute représentation, faire table rase des manipulations, passer par une sauvagerie nécessaire afin de pouvoir choisir. « Où aller maintenant ? » ou « Qu’est-ce qui m’attend ? » sont les questions d’un être libre.

Si La confrérie des mutilés est un bon roman, il serait vraisemblablement source d’un excellent film. Le scénario, le découpage des scènes extrêmement visuelles, les rebondissements, l’évolution du héros, tout est est déjà très bien en place. Bon, pour ce qui est de l’histoire d’amour, on peut toujours arranger l’affaire avec la strip-teaseuse ou l’infirmière, mais la première enlève toutes ses prothèses : c’est d’un glamour, et la seconde… Luc Besson, à toi ! [Gwenaël Jeannin]

Paroles de l’auteur, Brian Evenson :
Au sujet de son héros Kline : « C’est (…) mon premier personnage qui n’existe que par lui-même, qui n’est contrôlé par rien ni personne. Il se demande toujours où est la limite entre être humain et ne plus être humain. Il a une éthique propre, aussi, ce qui est rarement le cas chez mes personnages : à la fin, il ne trouve aucune réponse, mais il ne se perd pas en chemin. Il reste dans les limbes, dans un non-espace et il est vivant. Il ouvre la porte, il s’en va, et on ne sait rien du reste. »

« Dans La Confrérie des mutilés, la tension concerne la séparation entre ce qui se passe dans les esprits et ce qui survient sur les corps. Kline décime des corps, mais il se persuade que tant qu’il arrivera à se répéter la phrase « Tant que je n’ai pas utilisé toutes les balles dans mon chargeur, je suis encore humain », il restera effectivement humain. Le langage est supposé le sauver, et ça ne marche pas. J’ai un rapport étrange avec le langage : pour moi, le monde crée des mondes, il ne reproduit pas « le » monde. »

Sur ses références littéraires : « L’écrivain dont je me sens le plus proche, c’est Kafka. Mais peut-être d’autres écrivains me rejoindront-ils ? Il se passe des choses intéressantes : Diana George, une jeune écrivaine qui a publié un excellent livre, Disciplines… Ou toute une nouvelle école qui semble, comme moi, influencée par Thomas Bernhard, ou par Eric Chevillard, dont on a traduit trois livres en anglais. Mais j’ai la chance de demeurer un inclassable pour le monde des lettres américaines : je ne suis pas un post-moderne, je ne suis pas un écrivain de genre… » (extraits interview de Chronicart, nov.2008)

1 Commentaire

  1. Merci, encore une fois, pour ce compte-rendu très complet !
    Je note les références du bouquin… Je retiens aussi William Gas, que je n’ai pas encore lu (bien que j’admire la collection Lot 49…

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