« Room » d’Emma Donoghue : L’imagination peut-elle sauver de l’horreur ?

Encore méconnue, l’irlandaise et historienne Emma Donoghue est révélée en 2010 à la publication de son septième roman « Room » inspiré des récents faits divers tragiques de séquestration de jeunes filles en Autriche (le cas Natascha Kampusch et l’affaire Fritzl). Lauréat d’une douzaine de prix, ce « roman choc », entre conte noir et thriller, explore une nouvelle fois (après les succès d’une Lionel Shriver « Il faut qu’on parle de Kévin » ou plus anciennement « Le livre de Jérémie » de JT Leroy) une étrange et ambivalente relation mère-enfant à travers les yeux du second. Un petit homme de 5 ans qui fait jaillir des fleurs du mal par ses jeux facétieux et son imagination alors qu’il vit confiné entre les 4 murs de la « room ».

Pour se plonger dans cette situation hors norme de réclusion, l’auteur confiait : « Pour la première fois, j’ai effectué toute ma recherche sur Internet. J’ai trouvé des témoignages viscéraux, obsessionnels et obsédants de femmes violées. J’ai décortiqué tous les sites relatifs aux enfants sauvages, ce qui m’a beaucoup aidée à interroger la capacité de survie qui existe en chacun de nous. Plus précisément encore, j’ai dressé une liste de tous les objets qui existaient dans la pièce de Jack et sa mère. Chaque détail comptait. Si je parlais d’une plante, je ne pouvais pas écrire que ses feuilles avaient un aspect duveteux comme le pelage d’un chien : Jack, par définition, n’avait jamais caressé un chien… » :

« C’est bizarre d’avoir un secret rien qu’à moi et pas à Moi-et-Maman. Tout le reste est nous-les-deux. Mon corps, je crois qu’il est à moi comme les idées dans ma tête. Mais mes cellules sont faites avec ses cellules alors c’est un peu comme si j’étais à elle. Et aussi quand je lui dis mes pensées et qu’elle me dit les siennes, nos idées de chacun se mélangent dans nos deux têtes comme si on coloriait au crayon bleu par-dessus le jaune pour faire du vert.« 

Jack vient de fêter ses 5 ans et a les préoccupations des enfants de son âge. Maman occupe dans sa vie une place immense, d’autant plus sacrée qu’elle est le seul repère adulte, le seul référent parental permanent avec lequel il vit depuis sa naissance. Le seul lien avec le monde, tous les Mondes. Bien sûr, il y a le Grand Méchant Nick, une forme de Barbe-Bleue notoire, – c’est la figure du méchant – , qui plastronne et frime, un «géniteur» aux visites sournoises qui vient apporter « le Cadeau du dimanche » ou refuse cruellement de ne pas soigner le petit malade. Armé de sa témérité de petit garçon qui croit dur comme fer aux héros, Jack découvre et comprend avec ses mots à lui, la violence d’une vie captive, – il dort dans Petit Dressing – avec son étroitesse, sa dureté, sa froideur, ses souffrances, la faisant se confondre avec une vie ordinaire illusoire. Tout au long des cinq grandes parties qui jalonnent le roman, – les cadeaux – pour de vrai – mourir – après – le dehors -, Jack et sa Maman, de la seule pièce minuscule planquée en souterrain et isolée du reste du monde, – la Chambre – où se trame les joies et les tragédies, interrogent le lecteur sur notre capacité de survie, nos duos improbables, sur nos croyances en Dieu et en l’au-delà, sur nos chimères, sur nos audaces complices, sur nos rites et rituels, sur l’aliénation et sur la liberté retrouvée.
« Aujourd’hui, j’ai 5 ans. Hier soir, j’en avais 4 quand j’ai été me coucher dans Petit Dressing, mais abracadabra !, il fait encore nuit dans Monsieur Lit avec mes 5 ans. Avant, j’avais 3 ans, et 2, et 1 ans, et encore avant 0 an. « Est-ce que j’ai eu des moins que zéro ?  »

L’imagination au pouvoir
Jack ne cesse de jouer, d’inventer, de transformer, de fabriquer et d’imbriquer des éléments de la vie entre eux à la manière d’un scénario. Ces éléments forment un puzzle. Le jeu est la conduite privilégiée de l’enfant. Il s’agit d’un besoin profond de son être. Par le jeu, l’enfant se construit sur les plans physique, affectif, mental et social, quel que soit son environnement de vie. La première partie du roman nous renseigne beaucoup sur ce facteur de facteur de développement essentiel. Qu’il s’agisse d’une activité purement ludique, de jeux symboliques où l’enfant se donne un rôle de personnage, ou de jeux de règles, de jeux de rôles, de jeux d’équilibre, de mises en scène théâtrale, de toutes les histories qu’il demande à sa maman de lui raconter, tous favorisent et correspondent à une phase d’apprentissage qui, après l’avoir affectivement et intellectuellement aidé, vont l’armer pour la suite. On voit bien que chez Jack, chaque phase est essentielle à la construction de son identité en ce que le jeu, qui est avant tout censé ne procurer que du plaisir, devient le mode d’expression emblématique, mode qui précède le langage plus approprié, souvent primaire de l’enfant. Et qui l’aide, dans cet espace clos, à communiquer ses sentiments, à évacuer ses angoisses, à surmonter ses peurs. Ici, par tout ce qu’il invente, crée, simule, les jeux de Jack, enfant captif, constituent d’abord, à son corps défendant, une forme de psychothérapie.
« J’ai vu Grand Méchant Nick par les lattes certaines nuit mais jamais lui entier de tout près. Il a du blanc dans ses cheveux et ils sont plus courts que se oreilles. Les zombies mordent les enfants morts pour les réveiller, les vampires les sucent jusqu’à tant qu’ils tombent tout ramollos, les ogres les prennent par les pieds pour les croquer en entier. Les géants peuvent être aussi méchants que les autres… : « hum, hum, ça sent la chair fraiche ! »
(…) Comme elle est grincheuse, je la laisse lire. Je vais me sauver et un peu d’Alice. Ma préférée des chansons, c’est « la soupe du soir », je parie qu’elle est pas aux légumes, celle-là. Alice se retrouve à chaque fois dans un couloir plein de portes ; il y en a une riquiqui et quand elle l’ouvre avec la clé d’or, elle voit un jardin avec des fleurs bien colorées et des fontaines bien fraîches mais Alice a jamais la bonne taille.»

Quand Jack ne se réfère pas à Dylan le Maçon, Dora l’Exploratrice, Hansel et Gretel ou Alice au Pays des Merveilles, ses héros, quand il ne fait pas des bruitages avec sa bouche pour donner davantage de relief à ce qu’il veut signifier et rendre sonores ses faits et gestes, quand il n’adopte pas des petits animaux, « Petite Araignée », « Petite souris » qui font pester sa maman, Jack happe la découverte de toute réalité pour recréer un semblant de vie. La place de Madame Télé tient, en l’occurrence, un rôle très fort, dans ce que l’objet représente la genèse de tout ce qui se passe à l’extérieur mais qu’on ne peut ni voir, ni toucher, ni sentir. C’est un réceptacle d’émotions, d’images insaisissables, et cette « fausse » réalité semble beaucoup déboussoler Jack autant que ce qui se « trame » à l’intérieur de cet objet. Encore une fois, c’est grâce au jeu que Jack va donner un sens aux situations vécues en approfondissant la compréhension qu’il en a. Il découvre quels sont les objets, les personnes, les événements qui l’entourent et quels rapports ils entretiennent entre eux. A partir de cette connaissance des règles qui régissent son environnement, il apprend à interagir avec les objets et les personnes. Tout comme Madame Télé, il les confond, il pense que les objets ont une âme. Peut-être a-t-il un peu raison : C’est grâce à Monsieur Tapis qu’il développera ses propres stratégies d’action et d’adaptation et qu’il découvrira la liberté.

Jack, surtout dans la troisième partie, s’impose et fatigue Maman. Grand Méchant Nick surgit la nuit quand le petit dort et donne des coups mortifères à sa mère. Dans son jeu, l’enfant crée sa propre réalité, il la transforme et l’adapte à ses désirs. Les couleurs violettes dans le cou de sa maman sont encore un obstacle pour lui : il n’a pas accès à cette réalité là. Il se demande d’où elle vient. Il s’interroge. Son mode de fonctionnement est farouchement indiscipliné et n’a pas véritablement de procédure propre ni de règles à suivre, il est le seul maître à bord. Il peut donner vie à tous les objets, se créer un ami imaginaire, donner une âme aux végétaux, faire parler les animaux, passer sans transition d’un fait à un état. Jack fait la pluie et le beau temps et apprend ainsi à maîtriser les problèmes dès qu’ils arrivent. Il peut maîtriser la réalité et influer sur son environnement. Mais les souffrances que subit sa mère sont encore comme un corps étranger dans son petit cerveau et se mélange aux larmes d’Alice, à ce qui se passe dans Madame Télé, aux exploits de Jack le vainqueur de Géants…
« Maman me réveille, pourtant, il fait encore nuit. Elle est penchée sur moi dans Petit Dressing, je me cogne l’épaule quand je m’assois. « Viens voir », elle chuchote. On se lève et on s’approche de Madame Table pour regarder Madame Lucarne : la figure ronde et blanche du bon Dieu est plus géante que jamais. Si brillante qu’elle éclaire toute la Chambre, les robinets, Monsieur Miroir et aussi les casseroles, Madame Porte et même les joues de Maman.

Survivre à l’invivable
Progressivement, pourtant, le jeu diminue, l’enfant grandit, Maman se raconte et pleure beaucoup. « Tu fais une mare comme Alice ? ». On remarque que lorsqu’elle narre sa capture, elle a une montée de stress paroxystique. Mais elle ne dénie pas. Elle ne dit pas « Non, ce n’est pas possible, c’est une erreur, un cauchemar », mécanisme de défense destiné à protéger le moi d’une réalité intolérable. Avec Jack, elle explore et déploie la palette des sentiments vrais, la famille que l’on retrouve à la fin, l’extérieur, « le Dehors », les intervenants extérieurs dont les agissements échappent quelque peu à la compréhension de Jack, Petit Poucet égaré. Il y a des peurs, et l’extrait du dessus file bien la métaphore pour exprimer que la lumière peut prendre le dessus sur l’ombre. C’est ce qui va se passer : c’est comme si le roman longeait un sentier de lumière depuis la page 180 jusqu’à la fin. Le bînome, ou plutôt la fine équipe, envisage de se révolter, on fomente des plans. C’est l’unité. Et Maman qui a raconté son histoire de prisonnière veut rendre, à sa façon, la liberté à Jack. Les conditions s’y prêtent, ce petit prisonnier va devoir adopter, pour quelques dernière fois, des « rituels » mais cette fois-ci, c’est Maman qui coordonne. On ne simule plus le quotidien, on s’en affranchit. On va pouvoir se laver, se soigner, refaire pousser ses ongles, dompter ses cheveux, et continuer à réfléchir. De plus en plus fréquemment, Maman apparaît dans le roman et c’est pour assumer dans sa chair et son esprit sa condition d’otage.

Ils construisent des raisons de combattre pour survivre. Ils se fixent des objectifs et codifient le rôle du futur évadé. Sortir de cette situation tragique à tout prix, s’armer de patience et c’est le plan A qui échoue. Au début du roman, Jack se prenait pour Spiderman, à la fin, c’est pour le comte de Monte-Christo. Il réussit pourtant à sauter en l’air, au risque de sa vie. On comprend ici que la libération de deux otages ensemble, le premier venant secourir l’autre, est un pur moment de liesse. Les cellules psychologiques et familiales se coordonnent pour le bien-être de ce petit héros, afin de lui éviter les suites néfastes des syndromes de stress post traumatique. Pour le personnel de la très sélecte clinique Cumberland, Jack es un « vrai petit miracle » ; ils se sont déjà pris d’affection pour ce héros haut comme trois pommes qui a découvert un monde tout neuf dans la nuit de samedi dernier. Ce fascinant Petit Prince aux cheveux longs est le produit de viols en série : ceux perpétrés sur sa jeune et belle maman par l’Ogre qui la retenait dans sa cabane de jardin.

On se souvient des otages Ingrid Bettencourt et Florence Aubenas qui toutes deux disaient que nous portions tous en nous, sans le savoir, un instinct de vie capable de nous protéger dans les pires moments, que le « secret » pour « réussir » sa captivité était de s’adapter. Que seule, l’acceptation de la situation, rend possible ce processus d’adaptation. Les médecins psychiatres, en général, sont moins optimistes car ils ne voient que des êtres qui vont mettre des mois, des années à se reconstruire. C’est ce que dit ce roman : être otage, c’est être confronté quotidiennement à sa propre mort, à un réel que nul d’autre que soi ne peut regarder en face. Ce que la mère demande à Jack – faire le mort, enroulé dans un tapis – , comporte, pour tour dire quelque chose d’assez effrayant. Inapte à se questionner sur sa propre disparition, parce qu’il lui est impossible en effet de s’immuniser contre l’effroi qu’inspire l’imminence de sa propre mort, on lui suggère non seulement de simuler mais de redevenir « vivant » comme un pantin désarticulé. Où est la vérité ?

C’est peut-être la seule faiblesse du livre, sa seule imprudence : une « déshumanisation » éphémère, simple monnaie d’échange, entre le vrai qu’on ne distingue plus du faux. Une réalité où le conte reprend le dessus, où l’enfant, erre en « héros » vrai, un peu statufié. Identités tronquées, légèrement superposées. Il ne faut pas perdre de vue que les marges de manœuvre des otages dépendent à la fois de leur histoire personnelle, de leurs conditions de détention et du comportement de leurs ravisseurs et qu’ils restent plus fragiles que les autres individus, avant que ne survienne la résilience.

Un roman qui n’en reste pas moins un petit bijou de poésie, de sensibilité, de vérité qui parle au cœur de tous. Il possède une beauté sombre et brute sans fioritures. Il est un éclat de voix, celle d’un petit d’homme de 5 ans qui transforme en or tout ce qu’il touche. Ses facéties, son imagination, sa découverte du monde, sa grande intelligence, sa disposition d’esprit, ses capacités à inverser les situations pour faire jaillir le meilleur, interpellent et donnent à ce texte une puissance unique, notamment dans ce qu’il explore des relations parents-enfants, contradictoires et paradoxales. [Laurence Biava]

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