« Marcus » de Pierre Chazal, « Parfois on tient, parfois on décroche. Ca dépend pas que de nous, mais il faut faire comme si. »

« Marcus » de Pierre Chazal un premier roman signé d’un professeur de français langues étrangères trentenaire, d’origine lilloise, plante aussi son décor dans cette France dite « populaire », des exclus, des coups durs et des fins de mois difficiles,des « lisières » d’Olivier Adam qui faisait l’objet de toutes les attentions en ce début de rentrée littéraire,… Passé quelque peu inaperçu dans les médias, il s’agit pourtant d’une belle histoire humaine, vibrante et sensible qui évite les écueils du genre. Et qui pourrait bien surpasser, dans la même veine, son confrère plus louangé…

Un homme, qui n’a rien demandé à personne, se voit désigné « parrain/tuteur » d’un enfant qui n’est pas le sien mais celui d’une femme qu’il a aimée. Cette femme, toxicomane, a décidé d’en finir en se jetant d’un pont. On est à Lille. Elle s’appelle Hélène, et ce fut son amour de jeunesse. Lui, c’est Pierrot, fils d’un père alcoolique, d’une mère mystérieuse, peu gâté par l’existence. Il lira une lettre au chevet de son meilleur ami Fredo. Une lettre annonciatrice. L’enfant, c’est Marcus. Rejeton délaissé, enfant sage qui ne moufte jamais, qui supporte les épreuves de sa jeune vie, -on ne sait pas trop ou on ne parvient pas trop à comprendre qui est le vrai père – il n’a pas 10 ans et il a trinqué, ballotté de squats en bande d’amis de Pierrot. Avec Pierrot, autour duquel se reforme une famille recomposée avec tous ceux qui veulent bien l’aider à éduquer l’enfant, le scolariser, Marcus apprend peu à peu à s’ouvrir. C’est toute l’histoire de ce livre tendre, mené avec entrain, sans aucun pathos. On le dirait même dépourvu, en vérité, d’ambition littéraire, tellement son écriture semble couler de source à la manière d’un témoignage.
« Au début, j’étais pas trop pour. J’étais même carrément contre. C’est Fabienne qui m’a fait dire oui. La nuit avant de partir en cure quelque part en région parisienne, elle m’a pris entre quatre yeux à une table du Solfé et elle m’a dit ce qu’elle en pensait. De moi, du môme, de l’avenir qu’on lui préparait dans les bureaux de la DASS et des dossiers d’adoption qu’il faudrait remplir pour le sortir de là.
« Et sur dossier, t’as aucune chance, Pierrot, elle m’adit en finissant son verre. Ils le confieront jamais à un type seul qui fait les marchés dans sa camionnette.
Et surtout pas à un ami de sa mère. Ils vont vouloir l’éloigner de tout ça.
— Et toi, t’es pas d’accord avec eux ? je lui ai répondu.
— Je veux pas qu’il oublie. Je veux pas qu’il finisse avec des inconnus. Je veux qu’il reste avec nous. Si je pouvais, tu sais que je m’en occuperais. Et puis c’est Hélène qui te l’a demandé. C’est sa mère, merde. Ça compte, ça, non ?
— Je sais, oui… Mais si on le laissait chez les vieux en attendant que tu sortes ? Après, tu le prendrais. Une femme, c’est quand même mieux pour un gosse de cet âge
« .

Un Nord de la France glauque mais chaleureux
L’atmosphère rendue est glauque, le climat du bouquin fiche le cafard. Il s’agit bien des gens du Nord de la France, la région Nord-pas-de-Calais. Il fait référence au temps, à la forte représentativité de la classe ouvrière, la mine et les habitations caractéristiques des mineurs (quartiers de maisons identiques et alignées qu’on appelle les corons). On retrouve toutes ces mêmes évocations dans la chanson « Les Corons » de Pierre Bachelet. Aujourd’hui les mines sont fermées, la plupart des terrils disparus mais les gens du Nord gardent leur bonne réputation de gens accueillants, fêtards et très appréciés. Aussi vrai que Pierrot et Marcus sont des écorchés vifs qui n’en ont pas fini avec les coups durs, Pierre Chazal les dépeint de façon très vivante et colorée, avec une belle âme, les pensées emplies de rêves.

« Pour Marcus, les autres et moi, c’était plutôt la cave et le grenier, avec leurs fissures au mur et les mulots attirés par l’automne. On pouvait pas dire de quand datait la colonne qui s’élevait au-dessus de la fontaine, mais on savait les horaires de ramassage des poubelles et de sortie des lycées. Des trucs qui intéressaient personne, mais qui rythmaient la vie de tout le monde.
D’autres diraient l’envers du décor, ou le fantôme de la scène. Pour moi, c’était pas ça. La scène, la vraie, elle se jouait à Mons et à Ronchin, derrière des stores baissés et des portes de garages. Avec des figurants bénévoles qui donnaient pas d’interviews et signaient pas d’autographes, mais qui épluchaient leurs notes de téléphone au coin du radiateur en attendant l’heure du 19/20. C’était pas courant pour moi de venir rôder dans les parages et de poser mon cul dans le Lille des affiches publicitaires. Mais après tout, c’était aussi ma ville et celle de Marcus. On avait bien le droit de rêver un peu.
 »

Le monde du squat
Au cours des trois parties, on a un bel aperçu de cette vie extrêmement difficile, avec tous ses ressorts du passé et la difficulté d’envisager l’avenir. On plonge dans la vie de bandes, dans les squats, c’est le système D, la vie des marchés de Pierrot sur les artères commerçantes de Lille, et on en apprend un peu plus sur les couples toxicos.
J’ai aimé être dérangée par ce roman fort qui fait entendre la voix des paumés ou des mal lotis. Squatter, ce n’est pas seulement pas de loyer à payer, pas d’interrogatoire à subir pour savoir si on peut repeindre sa chambre. C’est être libre et responsable dans son lieu de vie. Mais c’est aussi – et c’est le cas de certains protagonistes du roman – un moyen de survie quotidienne qui peut mener à se questionner sur les façons de vivre, sur le travail, la famille, la vie collective, le train-train quotidien, sur les possibilités de vivre nos idées dans une telle société.

Un jour,la police est venue déloger tout le monde du squat : il y avait des seringues dans tous les angles. Chaque squat est politique, dans la mesure où il bouleverse, même parfois involontairement, l’ordre social et la propriété privée. Il est également un lieu de résistance et d’expérimentation. En squattant, la recherche d’autonomie permet de rendre certaines de nos idées effectives. Squatter, c’est prendre une part de l’interdit, c’est se placer un minimum en rupture au niveau socio-économique. C’est ce que veut signifier ce roman : la mise au ban de la société de certains individus, la rupture avec le groupe.

Ce livre contient un paradoxe intéressant : le discours sur la famille est à a double tranchant. D’un côté, le manque de dialogue et la solitude de Pierrot pèsent en raison d’un père alcoolique. Il n’y a rien à en dire ou à comprendre, sauf la souffrance que cette situation a engendrée. D’un autre, parce qu’il ne veut pas reproduire ce qu’il a vécu, ce père «par accident», entouré de Fredo, Dédé, Fabienne, sortie de prison, ancienne du squat, amie d’Hélène, viennent « boucler la boucle » et compenser le manque affectif. La vie s’accélère, le rythme du roman aussi. A force de sentiments, de preuves de sentiments, d’amitié, d’entraide, de fraternité, le petit groupe parvient un certain temps à éradiquer les phases de tristesse pour parvenir à une certaine consolidation sociale.

Avec Pierrot, on constate tout au long du livre que le début d’une nouvelle vie sans partenaire ou avec un seul parent – pour Marcus – est souvent une période difficile, où l’on prend conscience de la perte subie. Les parents, ainsi que les enfants ont besoin de beaucoup de force pour s’habituer à cette nouvelle situation. De nombreux sentiments se font jour. Le deuil est une réaction naturelle à une perte. Pleurer l’absence de quelqu’un nous aide à nous détacher et à réorienter notre vie. A partir de la mort de Fredo, le roman monte en puissance.

Une réflexion sur la fraternité
Ce qui est très fort ici, tout au long des pages écrites avec ces mots crus, ce langage parlé, familier, populaire, de souche, assez désinvolte parfois, cette écriture nerveuse et alerte qui tient en haleine, ces dialogues à l’arrache, cette poésie épique du quotidien ramassée dans ce style spontané et flamboyant, tellement plus en verve et goulu que chez le terne Olivier Adam, c’est le sentiment de Fraternité.
Où est son point déterminé? Quelle est sa limite? Quelle est sa forme? Évidemment c’est l’infini. La fraternité, consiste à faire un sacrifice pour autrui, à travailler pour autrui. Elle est libre, spontanée, volontaire. C’est ainsi, en toute altérité, qu’agira Marcus lorsqu’il attendra son père à sa sortie de prison. Car cet enfant qui aura tout compris sans jamais avoir rien dit, « connaîtra » indirectement le milieu carcéral où la survie du parent s’organise. Finis les marchés à l’aube et les quartiers de Lille, de Mons en Baroeul. Les signes du destin sont terribles et s’acharnent : ils accablent les êtres en leur faisant accumuler les difficultés matérielles, les galères à surmonter, les coups bas.

« J’ai arrêté de bouffer, j’ai arrêté de dormir, j’ai arrêté de parler. Les neuf mètres carrés de notre cellule de misère se sont refermés sur moi, et j’ai senti que pour la première fois, moi-aussi, j’étais sur le point de craquer. Sans plus me lever de ma couche, j’ai laissé mes yeux se perdre dans les fissures du plafond et la longue descente a commencé. Les moisissures au mur, les trous dans la laine des couvertures, le givre à la fenêtre, tout ça se mariait si bien que j’étais presque content d’avoir ramené la crève de ma petite causette sous la pluie. Quand j’ai commencé à emmerder mon monde nuit et jour avec mes quintes de toux, ils ont voulu me conduire à l’infirmerie, mais je leur ai dit d’aller se faire foutre, de me laisser tranquille dans mon hôtel avec vue sur la campagne. Jacek en a eu marre et il m’a forcé à avaler des comprimés. Des pilules pour le mal de ventre qui circulaient dans la prison comme les acides un soir de concert, une espèce de morphine des pauvres que certains ici prennent pour s’abrutir. Ça m’a pas débouché les tuyaux, mais ça m’a assommé juste ce qu’il fallait pour que je lâche la barre et que je me laisse dériver entre deux rêves. »

Ce livre est très important. Il met des mots où ça fait mal et met en lumière la grande précarité des « absents » de la société et l’injustice de leurs conditions de vie : il s’agit de ceux dont on ne parle jamais, que l’on méprise. Il était temps qu’un jeune auteur se fasse le porte-parole de « ces gens-là ». Bravo à Pierre Chazal pour ce premier coup d’essai. [Laurence Biava]

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