Chroniques martiennes de Ray Bradbury: Fragments de la vie des gens… sur Mars

Chroniques martiennes (The martian chronicles) de Ray Bradbury ont été écrites dans les années 40, à la vingtaine, sous forme de nouvelles publiées dans divers fanzines (« Planet Stories », « Thrilling Wonder »…). Réunies et éditées en recueil en 1950, sous le titre « The Martian Chronicles », elles sont devenues depuis un classique culte (étudié à l’école aux US). Trois ans avant son chef d’oeuvre dystopique : Fahrenheit 451 (1953), soit au le total prolifique de 500 nouvelles, une trentaine de romans, des contes et des poèmes.

Premier livre d’un Ray Bradbury ( son « acte de naissance littéraire » selon son expression) marqué par la seconde guerre mondiale et le début de la guerre froide qui s’annonce. La conquête spatiale se prépare mais Chroniques martiennes est composé 20 ans avant qu’Armstrong ne pose le pied sur la lune. Si l’étiquette science-fiction lui a été collée, Bradbury l’a néanmoins réfutée, préférant parler de « fiction d’idée ». « La science-fiction est une description de la réalité. Le fantastique est une description de l’irréel. Donc les Chroniques martiennes ne sont pas de la science-fiction, c’est du fantastique. Ça pourrait arriver. C’est pour ça que ses histoires vont circuler encore longtemps. » Il ajoutait encore : « La science-fiction c’est l’art du possible, le fantastique, c’est l’art de l’impossible. » Et pour cause, l’homme s’est souvent revendiqué technophobe (rejetant la numérisation de ses livres), voire anti-science même s’il se situe davantage dans un rapport de fascination-répulsion. « If you’re a good scientist, you’re not a good writer » disait-il. Inspiré par les romans martiens d’Edgar Rice Burroughs (le créateur de Tarzan) et les illustrations des canaux martiens de Giovanni Schiaparelli qui le faisaient rêver, il a déclaré « avoir chanté l’odyssée martienne comme Homère a chanté celle d’Ulysse. » Adapté de nombreuses fois, notamment sous la forme d’un feuilleton noir en trois parties réalisé par Michael Anderson, le romancier nous entraîne dans un voyage poético-imaginaire, aux accents symboliques, de 1999 à 2026, sur la planète Mars en voie de colonisation par les Terriens…

Contrairement à ce que le titre pourrait faire craindre, Bradbury est loin de nous faire le récit de petits bonhommes verts qui voudraient attaquer les humains ! C’est même finalement le contraire qu’il nous raconte.
Comme le revendique l’auteur, ce n’est pas à une quelconque vérité scientifique qu’aspire l’auteur et ce n’est pas le récent robot « Curiosity » envoyé sur Mars (avec d’ailleurs pour nom de zone d’atterrissage « Bradbury Landing » !) qui l’aurait fait changer d’avis.

Au delà de son contexte spatial imaginaire, Bradbury réussit surtout à nous plonger dans une atmosphère envoûtante qui tient souvent du rêve (ou du cauchemar !) éveillé. La grande force de ses micro-récits tient en effet à leur style à la fois onirique et mystérieux. Il y a quelque chose de presque lynchéen.
En effet Bradbury soulève un coin de voile mais jamais complètement. Ce qui nous donne une impression de réalité irréelle voire surréaliste (comme lorsqu’il raconte cette rencontre du 3e type entre un terrien et un martien où le vrai et l’illusion se confondent vertigineusement, « Night Meeting », August 2002….). On voyage, flotte… à travers ces tranches de vie tour à tour incongrues, comiques, mélancoliques, angoissantes, surprenantes…, dans ce monde à la fois lointain et pourtant jumeau du nôtre, comme si l’on traversait l’autre côté du miroir.

Un monde aux résonances inquiétantes avec notre civilisation, agissant comme un miroir grossissant de ses failles, dérives et tares. Une allégorie de la condition humaine, dans ses instincts les plus primaires : instinct de conquête, de possession, de destruction et de bâtisseur, d’agriculture -intensive- comme l’illustre l’amusante et kafkaienne nouvelle « The green morning » pour faire pousser des arbres sur Mars, qui incarne la tendance naturelle de l’homme à vouloir défier -et dénaturer- la nature à tout prix : « He would have a private horticultural war with mars. »).
On remarque aussi que Bradbury se plait à évoquer voire énumérer les objets domestiques humains, comme autant de signes distinctifs qui ont quelque chose de dérisoire et de décalé, rapporté à la planète mars déserte. Ceci rappelant Philippe K.Dick d’une certaine façon, lorsqu’ils parlent des objets qui façonnent notre quotidien dans Ubik.

Dans « The locusts », c’est encore cette idée de l’homme envahisseur avec ses marteaux et clous, pour modeler à son image, à sa façon un monde « étrange » qui ne l’est pas encore : « And from the rockets ran men with hammers in their hands to beat the strange world into a shape that was familiar to the eye, to bludgeon away all the strangeness. » Bradbury interroge tout du long la notion « d’étrangeté » qui est toute relative. On est toujours l’étranger de l’Autre.
Dans « The naming of names », il met en scène la très symbolique nomination des rues et monuments d’une ville, comme marque ultime de l’appropriation des lieux, « all the names of people and the things that the people did ». C’est à dire les batailles contre les martiens, les expéditions. Ces nouveaux noms terriens venant remplacer, par la force (tels les marteaux qui construisent leur monde) les noms martiens : « And the rockets struck at the names like hammers. »

Ces différents « épisodes » font bien sûr directement référence à la colonisation de l’Amérique, le « Nouveau Monde » d’alors, et aux guerres menées contre ses occupants initiaux, les Amérindiens. Mais peuvent être étendus à toute colonisation humaine… Mars symbolique une nouvelle terre d’opportunités et de rêve d’une vie meilleure comme le furent les Etats-Unis.

Il dépeint aussi l’orgueil (ridicule ou puéril) mais aussi la peur de la solitude, du silence, du vide (« They put panes in hollow windows and lights behind the panes » écrit-il dans « The shore ») de la différence, le rêve d’une vie meilleure dans un ailleurs hypothétique, la quête d’un idéal qui n’existe pas…
« The silent towns » aux accents austériens, traduit particulièrement bien ces différentes peurs, à travers l’histoire d’un exilé terrien isolé dans une ville martienne morte, vide et froide alors que la guerre bat son plein sur terre. Son unique habitant, un certain Walter Gripp, erre à la recherche de la femme de sa vie, lorsqu’un téléphone se met à résonner dans les rues désertes et il se met à rêver que l’amour est au bout du fil… « She’ll phone more and more numbers, he thought. It must be a woman. Why ? Only a woman would call and call. A man wouldn’t. A man’s independant. Did I phone ? No! Never thought of it. It must be a woman. It has to be, by God ! »
Le tragicomique que Bradbury manie à merveille est encore ici de mise.

Cette succession de scènes, plus ou moins longues, finit par former une sorte de kaléidoscope de visions de la vie humaine sur Mars, avec sa galerie de personnages hauts en couleurs. C’est d’ailleurs ce que dit l’un des personnages au début de la nouvelle « Night meeting » : « You know what Mars is ? It’s like a thing I got for Christmas seventy years ago (…) – they called them kaleidoscopes (…). You held it up to the sunlight and looked in through at it, and it took your breath away. All the patterns ! Well that’s Mars. Enjoy it. »

« The off season » compte parmi l’une des plus belles (et longues) nouvelles du recueil, stylistiquement parlant. Bradbuty y déploie tout son art poétique pour dépeindre le peuple martien bleu (et non vert !) à bord de leurs vaisseaux de sable, aériens, scintillants et évanescents, inquiétants et fascinants. « In the blowing moonlight, like metal petals of some ancient flower, like blue plumes, like cobalt butterflies immense and quiet, the old ships turned and moved over the shifting sands, the masks beaming and glittering, until the last shine, the last blue colour, was lost among the hills. »

Les martiens qui restent tout du long un objet de fantasme humain, un « rêve romantique » comme il aimait à le qualifier. La dernière nouvelle « The million-year picnic » le traduit plus particulièrement avec ce rêve des enfants de voir enfin un martien, mais ils ne se heurtent qu’à leur propre reflet…

A chaque fois, Bradbury leur insuffle une profonde dimension existentialiste voire métaphysique.
La guerre (qui était le contexte de l’époque où l’oeuvre a été écrite) est omniprésente dans ce roman. De même que certaines questions sociales comme la ségrégation raciale comme le démontre la nouvelle « Way in the middle of the air ») sur les « nègres » ayant réussi à construire une fusée pour s’exiler sur Mars et ne plus être au service des blancs, à leur grand dam.
Précocement, l’auteur fait aussi preuve de préoccupation écologique en décrivant la chaleur extrême des fusées qui chamboule le climat et met le feu aux prairies en décollant. En filigrane, c’est la critique de la technologie à outrance, que l’homme ne parvient plus à maîtriser, qui est émise comme la dernière nouvelle (« The million-year picnic ») l’exprime explicitement : « Science ran too far ahead of us too quickly, and the people got lost in a mechanical wilderness, like children making over pretty things, gadgets, helicopters, rockets; emphasizing the wrong items, emphasizing machines instead of how to run the machines. Wars got bigger ans bugger and finally killed Earth. » Mais aussi la folie des hommes et plus particulièrement des gouvernements entraînant les peuples dans des guerres meurtrières et absurdes.
Dans « Night meeting » le vieux pompiste que le héros, Tomas, rencontre au début, incarne une sorte de sagesse que semble vouloir distiller l’auteur : « I’m just looking. I’m just experiencing. If you can’t take Mars for what she is, you might as well go back to Earth. »

Chaque nouvelle se lit un peu comme une fable (ce qui était d’ailleurs l’intention de l’auteur), sans pour autant n’avoir rien de la « leçon de morale » ou de manichéen. Elle comporte un message qui reste libre à l’interprétation de chacun, Bradbury aimant volontiers se faire elliptique et user de la mise en garde subtile. Ce qui les rend d’autant plus impactantes.

[A lire aussi, la chronique du chef d’oeuvre de Ray Bradbury : Fahrenheit 451]

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