Les belles endormies de Kawabata : Voyage sensoriel au royaume du désir et de la mort

Les belles endormies de Kawabata reflète l’obsession de l’écrivain japonais qui était de « saisir l’impression à l’état pur« . Ce prix Nobel de littérature en 1968 (il se suicide en 1972), contemporain de Borges et de Joyce, est sans doute l’écrivain japonais le plus lu et connu en Occident. Son œuvre tout entière est vouée à cette expression de l’éphémère ressenti à la vision d’un paysage, d’un visage, de la peau d’une femme ou du vol d’un papillon de nuit… A restituer cet imperceptible qui ne dure que quelques instants. Cette hyper-réalité qui rend encore plus palpable les élans indicibles des sentiments. Ces impressions fugaces, « claires-obscures », qui font toute la richesse des nuances de l’âme humaine. Ses romans peuvent ainsi être lus comme des tableaux contrastés et épurés, des estampes dont les milliers de nuances et la profondeur, transportent le lecteur dans un monde multi-sensoriel riche et ambigu. Ces romans sont des expériences picturales sur l’amour, la mort, la beauté, la solitude… Des romans qui s’éprouvent plus qu’ils ne se lisent, et qui résonnent longtemps dans l’âme du lecteur qui en perçoit progressivement les différents niveaux et leur symbolique. Les belles endormies comme « Pays de neige » sont ses deux chefs d’œuvre à la poésie ensorcelante, à la fois pure, noire et sensuelle :

« Le vieil Eguchi en était venu à penser dans cette maison que rien n’était plus beau que le visage insensible d’une jeune femme endormie. N’était ce pas la suprême consolation que pouvait offrir ce monde ? »

Traduit en 1970, deux ans avant sa mort, Les Belles Endormies est considéré comme « le chant du cygne » de Yasunari Kawabata. Il nous invite à passer cinq étranges nuits dans une mystérieuse maison en bord de mer en compagnie du vieil Eguchi.
Est-ce un hôtel, une auberge d’un genre particulier ou plus vulgairement une maison close ?
Ni l’un ni l’autre. Ici, on propose aux vieillards d’éprouver d’ultimes plaisirs sensuels et spirituels aux côtés de jeunes-filles plongées chimiquement dans un sommeil de mort, « un abyme sans fond ».
Délivrés de toute honte, ils pourront jouir de leur beauté et de leur chaude présence avant de s’endormir à leur tour à coup de somnifères.

Sordide, pathétique, dérangeant, immoral ? L’expérience s’avère avant tout aussi fascinante qu’hors-norme. Chaque nuit passée aux côtés de ses Shéhérazades muettes et inertes est l’occasion d’une évocation sensorielle et de réminiscences amoureuses ou familiales.

« Il n’y avait là non pas une conscience humaine mais rien qu’un corps de femme »

Hymne à la beauté féminine

Tristesse et beauté, cet autre titre d’un roman de Kawabata pourrait aussi résumer la contemplation presque vénération à laquelle se livre Eguchi. Chaque nuit est l’occasion d’une découverte sensuelle et sensorielle d’une jeune-fille où se mêlent plaisir et gravité. A travers ses descriptions charnelles, l’auteur nous fait ressentir tout l’émoi provoqué par la texture, finesse, douceur, fraîcheur, éclat de leur peau, l’arrondi juvénile d’une épaule , la « ronde plénitude » ou encore leurs longs cheveux noirs qui contrastent avec la blancheur de leur peau (on retrouve cette obsession japonaise de la peau immaculée « sans grain de beauté », également présente chez Tanizaki).
Ingénue, lascive, provocante ou animale, chaque fille l’entraîne dans une expérience érotique aussi différente qu’étonnante car platonique et à sens unique… L’esthétique érotique latente, ces « voluptés perverses » provient uniquement du regard porté par le protagoniste et son ressenti. Ainsi les postures et mouvements inconscients des endormies qui se découvrent, deviennent des chorégraphies aguicheuses, sorte de strip-teases inconscients. Et de revisiter le fantasme de la femme endormie, de la belle aux bois dormant aux vénus ou autres nymphes assoupies… La femme objet entièrement offerte « sans défense », à la concupiscence masculine, « sans gêne, ni retenue » (voir aussi La clé de Tanizaki). On pense aussi aux poupées gonflables (love dolls) si populaires dans le Japon actuel.

La minutie de ses observations anatomiques est frappante allant de « la fine sueur qui perle à la lisière des cheveux », les « dents visqueuses » ou aux flux sanguins qui colorent la pointe des doigts « amollis»…
Ce sont aussi les odeurs qui l’assaillent : dense, laiteuse, douceâtre, âcre ou capiteuse. Elles se prêtent à faire surgir ses souvenirs, son passé amoureux et de père de famille. Une introspection proche d’une méditation existentielle à travers laquelle il livre aussi en filigrane une réflexion sur la mémoire et la nostalgie, comment certains évènements déterminent une vie toute entière et forge la personnalité.
Au-delà du désir charnel, une myriade de sentiments est aussi éprouvée par le vieil homme : de la tendresse presque paternelle à la compassion…, révélant la proximité de tous ces sentiments et illustrant son émoi au sens large.

« L’odeur de la peau qui se communiquait à ses globes occulaires était telle qu’Eguchi sentait remonter en lui une vision nouvelle et riche.« 

Une atmosphère onirique et magique

Construit presque entièrement sur les images qu’il fait naître, ce livre excelle dans l’art de l’évocation aussi bien visuelle que tactile ou olfactive, à l’acuité exceptionnelle. Un procédé de synesthésie que l’on retrouve chez Baudelaire notamment.
Ces images affluent et refluent comme les vagues qui font entendre leur doux murmure derrière les fenêtres de la chambre aux belles endormies… Une chambre secrète où le temps semble suspendu ou du moins ralenti. Une chambre, propice aux rêves, à l’aura magique : les somnifères qui donnent des « songes étranges », « révélant des sortilèges », les jeunes-filles comparées à des « ensorceleuses » ou encore « victimes d’un enchantement »…
La lumière aux reflets rouges du velours tendu aux murs, le vent, la pluie ou encore le rituel du thé (Kawabata a d’ailleurs consacré un livre à la cérémonie du thé dans son roman « Nuée d’oiseaux blancs ») participent à créer cette atmosphère feutrée, cotonneuse presque flottante. Comme celle d’un monde parallèle et intemporel. Il renforce encore cette impression par ses notations sur la nature environnante, aux accents surnaturels : le ballet de papillons blancs (« La foule de papillons blancs augmentait sans cesse et faisait comme un champ de fleurs blanches blanches. ») ou encore les fleurs d’érable rougeoyantes, le « bruissement de la neige mêlée de pluie »…

« Mille dépravations sont cachées dans les ombres de ce monde »

Une réflexion métaphysique (nihiliste ?) sur la vieillesse, la déchéance physique…

Pourtant au fil des pages, une angoisse sourde envahit le récit, liée à la détresse d’Eguchi face à « l’affreuse décrépitude de la vieillesse », « pitoyable », « la poursuite des joies enfuies », et la perte de sa virilité. Les filles représentent une sorte de fontaine de jouvence illusoire où les vieillards vampires cherchent à aspirer leur jeunesse, leur souffle de vie. Se réchauffer à leur chaleur, « se laisser envelopper à pleine peau ».
Elles se parent aussi d’une dimension mystique (comparées à des bouddhas) où l’on vient chercher apaisement et pardon. Paradoxalement, les filles « endormies comme on coule au fond de l’eau » évoquent aussi la mort : « ce ne sont pas des rapports humains » réalise amèrement Eguchi. On remarque au passage que s’il décrit précisément la beauté de la jeunesse, il ne donne aucun détail physique sur la déchéance physique qu’il déplore néanmoins régulièrement. Il souffre également de l’humiliation d’être réduit à un rôle passif de « sous-homme » impotent. On bascule alors progressivement dans le roman noir avec les projets sombres qui se forment en lui, « la tentation du mal s’agiter dans son cœur », la dépravation de la beauté souillée, ravagée… L’auteur explore, comme à son habitude, la frontière floue entre le pur et l’impur, l’alliance intime entre l’érotisme (et la frustration) et la mort.
Le spectre de la mort plane, de plus en plus pesant. C’est aussi la tentation « du sommeil éternel ». Le lieu devient alors une antichambre de la mort où l’on tente de conjurer le « néant obscure ». Le huis clos se fait de plus en plus oppressant, inquiétant jusqu’au drame final.

Kawabata parvient à articuler voire à mêler avec maestria cette douceur, sensualité féminines et cette violence, noirceur dans une œuvre allégorique sur le désir, la beauté, le pouvoir hypnotique de la jeunesse la vie et l’attraction-répulsion de la mort. Passée la surprise de la situation du début, on pourrait craindre l’ennui ou le caractère répétitif de ces scènes, mais il n’en est rien. Le lecteur se trouve au contraire au fur et à mesure des pages un peu plus envouté par l’atmosphère de ce trouble pavillon des délices, à la poésie puissante. [Alexandra Galakof]

© Buzz littéraire – Toute reproduction interdite sans l’autorisation de l’auteur.

Illustration : estampe japonaise d’Utamaro

A noter qu’en 2011, la réalisatrice australienne Julia Leigh a adapté librement le roman sous le titre « Sleeping beauty » (visuel ci-dessous).
pays-de-neige-kawabata-analyse-critique-citations2

A lire aussi: la chronique sur « Pays de neige » de Kawabata

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.