Bottomless Belly Button de Dash Shaw : Famille au bord de la crise de nerfs

On voit mal comment le superbe Bottomless Belly Button de Dash Shaw pourrait échapper à une récompense au festival d’Angoulême 2009. Les 700 et quelques pages de ce jeune prodige californien de 25 ans, membre du groupe pop Love Eats Brains !, ont fait sensation des deux côtés de l’Atlantique : une réussite aussi évidente et consensuelle que le Jimmy Corrigan de Chris Ware.

Sans se laisser abuser par l’ampleur de l’ouvrage, il faut avouer que Bottomless Belly Button (« Nombril sans fond ») a de quoi impressionner : faire aussi long et précis avec une idée de départ aussi mince (un couple annonce à ses 3 enfants, lors d’une réunion de famille de 6 jours qu’il se sépare après plus de trente ans de vie commune) relève de l’exploit. Shaw est un dessinateur assez limité et qui compense ses lacunes techniques par un sens inné de la scénographie et une imagination graphique incroyable.

Family Business

Son récit est un modèle du genre organisé autour d’une unité fictive de lieu (la maison des parents et ses alentours) et de temps (les fameux 6 jours). Autour de ce fil rouge, tournent les récits, évocations, sentiments des 3 enfants, en même temps qu’une narration historique qui compose une sorte de biographie sensitive de la famille Loony. Comme dans toutes les familles, la révélation du secret est l’occasion de ressortir les cadavres et névroses des tiroirs. Chaque personnage va mesurer l’impact de la décision a priori et a posteriori sur sa propre vie. Dennis, le frère qui ne peut se résoudre à accepter la décision de ses parents, est renvoyé à ses propres problèmes de couple. Peter, le plus jeune des trois enfants, y voit une justification à ses blocages créatifs (c’est un réalisateur manqué) et un encouragement à poursuivre son aventure romantique idiote avec une monitrice de colonie bizarroïde, tandis que Claire, mère célibataire, semble passer à côté de l’événement.

Sur cette trame qui tire le tout vers le drame psychologique, Shaw convoque des trésors graphiques pour habiller l’ensemble et rendre la complexité des émotions. Il met en scène des dialogues imaginaires entre les personnages et eux-mêmes, ouvre des tunnels de souvenirs plus ou moins imposants, redonne corps à des traumas d’enfance et invente des figures stylistiques inédites pour installer sa composition. Tout est bon pour montrer ici la perfection de l’édifice : messages cryptés qui parsèment le pavé et donnent la clé du titre (on résiste au spoiler !), motifs naturels (sable et eau) qui lui donnent des allures de légende, astuces graphiques (les onomatopées changés en verbes), construction en trois actes, respect des unités classiques…

Grâce à cette débauche très raisonnée de moyens, Shaw réussit à créer par moments l’émotion et à donner une portée universelle au récit, sorte de chronique emblématique des familles contemporaines : amour, ressentiment et décomposition, solidarité, jalousie et fraternité.

Prix d’excellence… avec réserve

Cette virtuosité ne doit pas masquer néanmoins les (petites) faiblesses de l’ouvrage : une certaine naïveté et une gentillesse un rien agaçante, des aspirations poétiques un rien puériles et lourdaudes (l’observation des veines du bois, le sable, des effets appuyés), une tendance au sentimentalisme marquée, une utilisation branchée et opportuniste de la case blanche et une dramaturgie plutôt limitée. L’histoire de Peter est gnangnan et un brin « cliché ». Bottomless Belly Button évacue les crises et les drames au profit de la biographie pointilliste, prolongeant, dans le genre, certains travers précieux de l’Association.

On peut trouver cela d’une richesse psychologique et d’un raffinement insensés ou considérer que l’œuvre manque d’impact social et évolue en milieu protégé. Bottomless Belly Button n’en reste pas moins une bande dessinée passionnante, dont la fluidité rappelle un Blankets moins mélancolique, adulte et abîmé, un Ghost World géant et maniériste. Pour dire les choses clairement : on préférait le Dash Shaw baroque et mal dégrossi des débuts à cet exercice quasi parfait de Mozart du 9ème art. Imaginer qu’il puisse échapper au tableau d’honneur d’un jury présidé par Dupuy et Berbérian reste néanmoins tout bonnement impossible.

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