Continuer de Laurent Mauvignier : « Si on croit qu’on n’a pas besoin des autres ou que les autres sont seulement des dangers, alors on est foutu. »

Continuer, 11e roman de Laurent Mauvignier, écrivain discret d’origine tourangelle, qui trace et imprime son sillon d’une force tranquille et diversifiée dans le paysage littéraire français, a connu un beau succès critique tant auprès de la presse que des lecteurs. Parmi ses louanges on trouve : une « très belle histoire d’apprivoisement entre une mère et un fils », un « grand livre d’aventures, sauvage et abrupt, [à la] splendeur visuelle » ou encore une « leçon d’endurance et de ténacité, de courage face à l’adversité ».

Photo de Tom François, l’ado emmené par son père dans les steppes du Kirghizstan , ayant inspiré Laurent Mauvignier.


Inspiré par la lecture d’un article du Monde d’août 2014 (devenu depuis livre également « Dans les pas du fils »), l’auteur, qui traversait une période difficile lors de sa promo littéraire, a été attiré par « l’histoire de ce père qui décide qu’on peut ne pas subir, qu’on peut agir sur sa vie, sur celle de ceux qu’on aime (…) l’idée de pourquoi on fait les choses ou pas, pourquoi on continue ou pas* ». Dans son roman, c’est un duo mère-fils qu’il choisit afin de « casser la connotation virile » trop cliché de l’épopée. Il lui donne un titre Beckettien (également auteur favori de l’héroïne qui a appelé son fils « samuel » en hommage) par son génie à dire « l’obsession de la vie, jusqu’à l’épuisement, ce désir impossible à stopper de parler, de vivre, de souffler, d’aller, de reprendre, de recommencer toujours, même moins mais encore, et sans relâche, jusqu’à l’absurdité ». Un titre (qui aurait pu aussi être « Réparer les vivants » s’il n’avait déjà été pris!) qui invite aussi à une certaine attitude : celle de « continuer à vivre à hauteur d’idéal et d’utopie » et ne pas se laisser aller au nihilisme ambiant et à la médiocrité intellectuelle menant notamment au racisme et l’islamophobie. Avant tout écrivain intimiste -qui se dit fasciné par Antonio Lobo Antunes ou Thomas Bernhard , Mauvignier dit les tragédies personnelles, de la solitude à la difficulté d’exister, de trouver sa place dans Loin d’eux, Dans la foule, Des hommes avec des personnages ébranlés par des événements collectifs (drame du au stade du Heysel, guerre d’Algérie, tsunami, péril nucléaire de Fukushima, etc). L’enfermement de la cellule familiale parcourt également son œuvre. A ce titre, Continuer constitue un renouvellement en présentant un « huis clos familial à ciel ouvert » selon ses termes, où « dialogue entre espace ouvert et espace clos » se complète sans s’opposer comme il en a coutume.

Autre thème fondateur de Continuer (déjà présent dans Des hommes) : l’héritage inconscient de notre histoire familiale, de ses mythes, secrets, culpabilités et souffrances, qui façonne notre identité à notre insu. Une idée de la fatalité telle que la concevait la tragédie antique. «  C’est cet entremêlement de l’intime et du collectif qui m’intéresse » analyse-t-il. L’auteur se dit aussi hanter par la question du mal et de la violence (le suicide dans Loin d’eux, le viol dans Ceux d’à côté, le crime passionnel dans Seuls, la haine du personnage de Bernard dans Des hommes ). Ici il s’intéresse à « la transmission du mal comme une maladie qui circule, (…) contaminant les êtres parce qu’ils ne veulent pas affronter la noirceur de ce qui est en eux. »

Vie au grand air, chevaux, dépassement de soi et transmission : le roman de Mauvignier brasse de nombreux thèmes tout en révélant les névroses de notre société. Avec un air d’Olivier Adam (qui lui-même s’était inspirée d’un article de presse pour Le coeur régulier, autre histoire de voyage initiatique -au Japon- d’une mère désemparée en rupture avec ses enfants), Mauvignier signe un roman qui se veut à la fois porteur d’espoir et d’humanité :

Si on a peur des autres, on est foutu. Aller vers les autres, si on ne le fait pas un peu, même un peu, de temps en temps, tu comprends, je crois qu’on peut en crever. Les gens, mais les pays aussi en crèvent, tu comprends, tous, si on croit qu’on n’a pas besoin des autres ou que les autres sont seulement des dangers, alors on est foutu. Aller vers les autres, c’est pas renoncer à soi.

Sibylle, récemment divorcée, souffre. Samuel son fils est également très mal dans sa peau et ses mauvaises fréquentations le font dériver vers la délinquance : « Samuel décrochait à tous les niveaux -scolaire, mais pas seulement- comme si même dans sa façon d’être, soudain plus rien ne répondait, comme s’il n’était plus capable de savoir quel jour de la semaine on était ; comme s’il était incapable de savoir s’il était seul ou avec quelqu’un dans une pièce ; comme s’il confondait le jour et la nuit . » Samuel se rase le crâne pour faire plaisir à ses copains –mais la goutte de trop c’est son arrestation après avoir assisté à un viol où il n’a pas porté assistance.

Le père est prévenu et, lors d’un dîner houleux, Sibylle annonce qu’elle veut partir trois ou quatre mois avec son fils au Kirghizistan (ex pays d’URSS en Asie centrale) : « Je vais couper avec tout, il faut qu’on reprenne tout à zéro, qu’on arrête tout de ce qu’on fait parce que rien ne marchera si on continue comme ça. » Samuel doit apprendre les valeurs , les autres : le respect des autres « la simplicité de la lenteur, du contact avec la vie ».

Le rêve d’une autre vie, d’une seconde chance

Il s’agit d’arracher le fils à son quotidien et à cette spirale infernale qui l’entraîne dans la drogue, la violence, l’échec scolaire… En un mot : lui offrir une seconde chance. Sibylle parle des chevaux, des montagnes, d’une autre vie … comme d’une thérapie miraculeuse « pour que soudain tout dans sa vie se déplie et devienne simple et clair, pacifié, lumineux, pour quz [son fils] cesse enfin de se sentir écrasé à l’intérieur de lui-même, comme si on allait arrêter un jour d’appuyer sur son cœur, sur son âme, sur sa vie, comme si l’étau pouvait un jour se désserrer. » Son ex mari Benoît est sceptique, ironique et lui demande comment elle va faire financièrement car, bien évidemment, il ne l’aidera pas. Malgré les embûches, elle s’acharnera à concrétiser son projet en vendant notamment sa maison. Samuel aurait préféré faire ce voyage avec son père qu’il trouve plus drôle, plus intelligent que sa mère.
Le périple à cheval commence : il y a toujours une tension palpable entre la mère et le fils : « son arrivée ici, Samuel l’avait faite sans désir, sans volonté ou alors avec la volonté de résister à tout ce qu’on voudrait lui imposer…sans qu’il ait le choix de s’y opposer ».

Un soir, ils sont invités chez Toktogoul, leur hôte, dans sa yourte à boire de nombreuses tasses de « koumis » et à manger mais voici qu’arrivent de nouveaux voyageurs, deux hommes, deux français qu’ils ont déjà rencontrés …Une brève histoire entre Sibylle et l’un d’entre eux va déclencher une crise : Samuel disparaît avec son cheval dans la montagne , sa mère part à sa recherche… On la retrouvera inconsciente , au bord de la mort. Ce drame marque un tournant dans l’évolution du jeune-homme.
Son père ne le reconnaît plus : il a changé, il a mûri, il est devenu un homme « et puis, il avait trouvé le carnet de sa mère (…) il avait osé le lire (…) elle ne parlait que très peu de leur voyage mais de sa vie passée, de son grand amour, de ses rêves brisés de devenir chirurgien (…) du roman qu’elle avait pratiquement écrit. »

Un voyage initiatique et de renaissance

Continuer est un récit initiatique, c’est le passage de l’adolescence à la vie d’adulte responsable, le passage du garçon mal dans sa peau au garçon épanoui. C’est aussi la renaissance d’une femme qui, à travers son carnet, a su écrire toute son histoire.
La mère offre à son fils un voyage, une aventure tout aussi bien physique que spirituel(le), où sont explorés aussi bien les territoires géographiques et psychologiques, qui espère-t-elle le changera, le métamorphosera. Et, effectivement, cette aventure va transformer Samuel, il va comprendre qui est vraiment sa mère à travers son carnet qu’il va oser lire alors qu’elle est dans le coma, il va découvrir son passé, voir sa souffrance, comprendre combien elle l’aime. Sa vie dans la tribu nomade, une vie simple et dure, au milieu des chevaux, va le faire grandir.

Un style au rythme de la nature

Au service de ce « road-book », la plume de Mauvignier qui sait épouser les paysages, qu’il s’agisse du galop déchaîné des chevaux avec des phrases tout en mouvement, rapidité et souffle, ou au contraire contemplatives pour saisir le sublime des grands espaces, de l’immensité et des montagnes. Ce rythme traduit encore la colère ou le désespoir qui parfois envahit les voyageurs. Sa construction narrative habile en flash-backs permet de reconstituer fragment par fragment l’histoire de Sibylle, femme blessée, meurtrie, éprouvée mais désireuse de donner, de s’ouvrir à l’autre, et à son fils, à la rencontre de la différence qu’elle refuse de craindre.

Continuer : Un roman engagé contre l’embrigadement islamophobique de la jeunesse ?

Même si cela m’a moins interpellée, la critique (et l’auteur en interview) ont aussi mis en évidence le message de tolérance, de solidarité et de résistance au racisme, à la haine du livre. Ainsi une libraire voit au-delà de l’aventure au bout du monde, « la quête d’une relation pacifiée à soi et aux autres, le nécessaire apprivoisement de l’inconnu à l’intérieur de soi, avant d’aller à la rencontre de l’étranger autour du monde. » Il s’agit pour Samuel d’apprendre à comprendre l’autre, ses coutumes, son mode de vie et la richesse que l’on peut en tirer. Si cela peut faire craindre les « bons sentiments », cela n’en reste pas moins un fondement social actuellement très fragilisé.

Samuel, l’ado influençable et mal dans sa peau voit la différence comme une menace dont il a peur et qui le pousse au repli identitaire (avant son changement de mentalité où il expliquera notamment à son père qu’accepter l’autre n’est pas « se dissoudre en lui ou se renier »), reflétant une attitude contemporaine qui inquiète beaucoup Mauvignier. C’est pourquoi il a décidé de mettre de côté ici sa réticence naturelle à intégrer des passages « militants » pour lutter contre la radicalisation. Le monologue de Sibylle en témoigne : « Est-ce qu’il sait que c’est un fantasme, et qu’accepter les musulmans ça ne veut pas dire devenir musulman ? Qu’accepter les pédés ce n’est pas devenir pédé ? Comme si les autres, il avait peur d’être contaminé par eux, comme si tous les discours qui la révoltent en France n’étaient pas tant le rejet de l’autre que la peur de se diluer en l’autre, de devenir l’autre ; comme si au fond, leurs discours racistes c’était juste l’incertitude sur soi, la peur de ne pas savoir être soi-même et d’être capable de le rester en face des autres. Comme s’il fallait toujours penser une relation dans la domination ou la soumission.» Un message qui prend une coloration politique dans un contexte sensible qu’un Michel Houellebecq a notamment exploité dans son dernier livre Soumission auquel Mauvignier fait une référence voilée. Il lui reproche notamment, à lui et à la société en général de ne pas essayer « d’interroger la peur, le rejet, les fantasmes, les cliché » et de les « instrumentaliser » à la place.
Il ajoute au sujet de Houellebecq : « il y a des livres qui veulent nous soumettre à nos peurs plutôt que de les interroger. ( …) j’ai plutôt l’impression qu’en refusant de les désamorcer, en surfant sur elles, on leur ouvre un boulevard ».*

Continuer : portrait d’une mère, d’une femme forte qui déjoue la tragédie

Ce qui m’a surtout émue et bouleversée dans Continuer c’est la relation filiale, tellement dégradée au début du récit et qui progressivement évolue vers la redécouverte et le rapprochement. Mauvigner dépeint des moments poignants entre la mère et son fils, celui qu’elle veut sauver à tout prix, à travers des scènes de grande tension, entre la vie et la mort, avec en filigrane la funeste prophétie du père.
C’est aussi le portrait et l’histoire d’une femme, son passé douloureux et sa renaissance à venir comme le laisse prévoir la fin : « On finira notre voyage , maman, on va continuer, on le fera, il faut qu’on continue, il faut, oui, tous les deux, toi et moi, je te promets qu’on reviendra et qu’on ira au bout… » Un hymne à la vie, à l’amour sous toutes ses formes, et à la résilience malgré les épreuves et les fardeaux dont on doit apprendre à se délester. Au sujet de ce final optimiste Mauvignier commentait : Continuer fonctionne comme une tragédie – les dieux y sont devenus le dieu musulman des Kirghizes, qui menace toute femme se lavant dans l’eau d’un lac de la punir par la foudre, de la tuer. Une vraie malédiction comme on en lançait sous le ciel de Zeus. Et pourtant, la fin du livre va tordre le coup à la logique tragique et la menace divine, et là où Sibylle aurait dû mourir, la vie et la renaissance sont possibles. [Annie Gagnerot, lectrice d’édition]

* extrait interview Diacritik.

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