Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir : genèse, contexte d’écriture et réception critique/polémique/scandale

Simone de Beauvoir commence à travailler en 1947 sur Le deuxième sexe à son retour de voyage des Etats-Unis dont elle tirera l’ouvrage L’Amérique au jour le jour (carnet de voyage). Il lui faudra seulement 2 ans pour abattre ce travail monumental de recherche. Retour sur les coulisses d’écriture de cette oeuvre pluridisciplinaire culte pionnière.

Doodle Simone de Beauvoir sur Google comémorant son 106e anniversaire

Comment est née l’idée de l’essai Le deuxième sexe ?

D’après les lettres à Nelson Algren, le projet a mûri progressivement en elle alors qu’elle achevait l’écriture de son « carnet de route » L’Amérique au jour le jour (suite à son voyage de 4 mois aux US en 1947 de New York à Los Angeles en passant par Chicago). En effet, pour le rédiger, elle s’est plongée dans la lecture de divers ouvrages dont notamment Le dilemme américain de Gunnar Myrdal « éclairant non seulement sur les Noirs mais sur l’Amérique entière, sur les Européens aussi, sur toutes les formes de préjugés, de mauvaise foi, d’oppression, etc. » (p.140)

Tout en avançant le gros Dilemme américain, (…) je me mets à réfléchir à l’essai que j’ai commencé sur la condition des femmes. J’aimerais réussir quelque chose d’aussi important que le Myrdal; il souligne d’ailleurs quantité de très suggestives analogies entre le statut des Noirs et celui des femmes, que j’avais déjà pressenties.

Elle confie encore à son amant américain : Jamais je n’ai souffert d’être une femme et parfois même je m’en félicite. Cependant quand je regarde les femmes autour de moi, je constate qu’elles vivent des problèmes spécifiques et qu’il vaudrait la peine de les analyser dans leur particularité. Une masse de lectures me seront nécessaires : psychanalyse, sociologie, droit, histoire, etc. (p.141)

Plus loin, elle décrit encore ses recherches en cours (p 147): « Je continue de m informer dur les femmes, j apprends des choses curieuses! Certaines fort indécentes. Comme les hommew, tant mâles que femelles, se conduisent bizarrement, quelles extravagances ils ont en tête ! Ce n est guere aisé pour la plupart des êtres humains de bien vivre en ce monde, et spécialement pour les femmmes, de se conduire correctement, en ménageant à la fois leur amour-propre et leur plaisir. Même maintenant qu elles ont de nombreux droits, ce n est pas facile. »
« La rédaction du Deuxième Sexe, complétée après celle de L’Amérique au jour le jour, bénéficie (…) de sa lecture de Gunnar Myrdal, tant au point de vue de la structure, qu’elle imite, que du contenu, puisqu’elle utilise les analogies mentionnées plus haut pour illustrer son propos. C’est ce qu’elle fait notamment lorsqu’elle compare l’utilité, pour le Blanc, de l’existence de l’esclavage, à l’utilité, pour l’homme, de l’existence de la prostitution. » explique Kim Raymond dans son mémoire « Autobiographie et Engagement (…) » (2011).

Dans ses mémoires, elle livre d’autres influences d’après le site Accordsphilo.com : l’envie d’écrire son autobiographie et la question de la signification de son statut de femme qui ne lui avait jamais paru problématique jusqu’à ce que Sartre lui conseille de réfléchir sur son éducation différente de celle d’un garçon. Elle prit alors conscience d’évoluer dans un monde « nourri de mythes forgés par les hommes » et décide alors d’examiner la situation de la femme en général.

D’après Susan Archer Mann (« Doing Feminist Theory »), Simone de Beauvoir appartient à la mouvance du féminisme socialiste/marxiste existentiel mais on peut aussi noter des accents de féminisme libéral chez elle notamment dans sa volonté que la femme soit l’égale de l’homme en l’imitant sans changement du système de valeurs.

Sur le choix du titre « Le deuxième sexe »

Dans sa lettre à Algren datée du 21/12/48 (p.264), elle explique : « Mon essai s’appellera le Deuxième sexe. En français ça sonne bien, parce qu’on appelle toujours les homosexuels le « troisième sexe » sans mentionner que les femmes viennent en second, et non simplement à égalité avec les hommes, la hiérarchie reste sous-entendue. Quel gros bouquin ce sera ! Bourrré d’histoires amusantes. » On savourera la dernière ligne de l’auteur qui ne manque pas d’humour 🙂

Objectif de l’essai Le deuxième sexe et thèse de Simone de Beauvoir

Le deuxième sexe est une oeuvre extrêmement riche, mais si l’on devait le résumer à une idée maîtresse, il s’agit pour Simone de Beauvoir de comprendre -et démonter- les fondements d’une supposée infériorité de la femme en déconstruisant les mythes socio-culturels à son égard (« l’éternel féminin ») et les pseudo déterminismes biologiques (essentialisme). A la place, elle met en avant le conditionnement social des femmes depuis l’enfance qui façonne majoritairement leur identité, ce qu’elle condense dans son fameux « On ne naît pas femme : on le devient« . Elle a cherché ainsi à démontrer que la position subordonnée de la femme dans la société n’était pas naturelle mais idéologiquement et socialement construite.

Elle appuie notamment sa thèse sur le concept philosophique existentialiste selon lequel l’existence précède l’essence mis en évidence par son ami/compagnon/mentor Sartre, et l’opposition entre immanence et transcendance qui constitue le fil conducteur de son étude,
ainsi qu’à travers une grille de lecture marxiste de la condition féminine.

Situation des femmes en France au moment de l’écriture et de la publication (contexte)

Lorsque Simone de Beauvoir écrit Le deuxième sexe, les femmes françaises viennent tout juste d’obtenir le droit de vote en 1944. Mais leurs droits sont encore très limités.
En 1920, une loi est votée pour interdire l’avortement qui est même déclaré en 1942 « crime contre l’état ». Marie-Louise Girard qui y a eu recours a encore été guillotinée en 1943 (régime de Vichy) ! Il faudra attendre 1975 pour que la loi Veil l’autorise. La contraception est elle-aussi prohibée pour redresser la démographie (ce n’est qu’en 1967 que la loi du député Lucien Neuwirth la légalisera). Il faut se rappeler aussi en remontant dans le temps qu’en 1804, le Premier consul Napoléon Bonapoarte publie le code civil qui entérine légalement la subordination de la femme à l’homme en faisant d’elle une mineure sur le plan civil (« incapacité civile » qui sera supprimée en 1938). Entre autres conséquences : la femme mariée ne peut pas travailler, gagner sa vie et disposer de son argent sans l’accord de son époux. Il faudra attendre 1965 pour qu’une femme puisse travailler et gérer ses biens librement, ainsi qu’ouvrir compte à son nom.

De Beauvoir écrit dans son chapitre sur « La femme mariée » du tome 2 du Deuxième sexe :
« La femme en se mariant est annexée à l’univers de son époux. : elle lui donne sa personne : elle lui doit sa virginité et une rigoureuse fidélité. Elle perd une partie des droits que le code reconnaît à la célibataire. Au début du XIXe siècloe Bonald déclarait que la femme est à son époux ce que l’enfant est à la mère ; jusqu’à la loi de 1942, le code français réclamait d’elle l’obéissance à son mari ; la loi et les moeurs confèrent encore à celui-ci une grande autorité » (p226). Quant au divorce même s’il est autorisé après avoir été rétabli en 1884 (supprimé en 1816 pour incompatbilité avec le catholicisme), ne peut l’être que pour fautes et à condition d’en apporter les preuves. Il faudra attendre 1975 pour que le divorce par consentement mutuel soit autorisé. Pendant la seconde guerre mondiale, de nombreuses femmes ont endossé des responsabilités jusqu’ici réservées aux hommes et sont entrées en résistance (voir cet article : https://clio.revues.org/187?lang=en).
Toutefois des années 1950 au milieu des années 60 triomphent le mariage, le natalisme et le familialisme, sur fond de consommation de masse influencée par la société américaine.
La place des femmes est au foyer, entourées de leurs nouveaux appareils ménagers. Ce modèle fascine les femmes des classes populaires et moyennes, tandis que les médias (radio, magazines, affiches publicitaires et bientôt TV) diffusent l’image de la fée du logis radieuse.

L’influence de Simone de Beauvoir sur la pensée féministe et du genre et de la recherche en général

Les apports de la pensée de Simone de Beauvoir sont multiples et touchent à plusieurs domaines que sont :

La notion d’altérité et la construction socio-culturelle du genre

Les deux principales idées qui ont fait la renommée du Deuxième sexe sont, on l’a dit plus haut, sa démonstration que le genre était une construction/production socio-culturelle (« c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin »), résultant notamment de l’éducation et d’un conditionnement général de la société tel que contenu dans sa célèbre formule « On ne naît pas femme, on le devient » (Chapitre 1, tome 2 du Deuxième sexe).
Elle analyse également la percpetion de la femme dans la société patriarcale comme « l’Autre », dans une position subordonnée à l’homme : « La femme se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le sujet, il est l’Absolu: elle est l’Autre ».

La recherche pionnière sur le genre

Beauvoir définit ce qui, plus tard, sera nommé « gender » (« genre »), c’est-à-dire le concept de la femme comme construction sociale – en général, on attribue ce concept à la recherche nord-américaine des décennies plus tard. Il en est de même pour l’opposition, dans la recherche sur le genre, du Même et de l’Autre, de sujet et d’objet. Elle préfigure le changement épistémologique majeur des gender studies nées aux Etats-Unis dans les années 1970, parallèlement aux mouvements féministes. Les « études du genre » consistent en une reprise critique de la vision scientifique alors dominante (en histoire, littérature, biologie, sociologie, etc), considérée comme « androcentrée ». La nouvelle approche tente donc de lever le voile sur les « silences » des sciences, pour reprendre l’expression de Michelle Perrot. En 1972, la sociologue Ann Oakley officialise la distinction entre le sexe (donné biologique) et le genre (construction sociale, variable et évolutive).

Elle est la première à étudier la relation entre les sexes de manière systématique, en tant que philosophe, en confrontant de nombreuses autres disciplines – biologie, psychanalyse, anthropologie, histoire, sociologie etc. Elle se place donc comme pionnière de cette démarche de recherche pluridisciplinaire.

La démolition des mythes de « l’éternel féminin » (instinct maternel, aliénation de la femme au foyer, etc.)

Simone de Beauvoir donne un coup à l’image d’épinal de la maternité. Elle commence son chapitre « La mère » par un plaidoyer de quinze pages en faveur de l’avortement libre, elle dénie toute existence à l’instinct maternel et critique avec virulence le rôle maternel qui, selon elle, aliène les femmes. L’enfermement et l’aliénation de la femme sont encore cimentés par des mythes que Beauvoir restitue avec une précision d’orfèvre, de l’antiquité jusqu’à la littérature du XXe siècle, et les révèle dans la vie quotidienne en devançant en tant que mythologue (le premier) Roland Barthes (tome I).

L’oppression spécifique subie par les femmes et l’intériorisation de la domination/misogynie

Simone de Beuvoir a identifié et mis à jour les mécanismes spécifiques de l’oppression subie par les femmes et qui diffère de celle subies par d’autres minorités/classes/groupes (classe ouvrière, noirs, etc.) dans le sens où la femme partage la vie de des hommes et peut donc plus difficilement former un groupe unifié distinct d’opposition s’élevant contre la patriarchie. Elles sont ainsi rendues en quelque sorte « complice » de leur assujetissement.

Même si j’ai montré que De Beauvoir subissait elle-même de ce qu’elle dénonce (misogynie intériorisée), il n’en reste pas moins qu’elle avait déjà décelé le mécanisme insidieux à l’oeuvre dans une société patriarcale où « La femme est invitée à la complicité » et où elle « est convaincue que ses capacités sont limitées ». Ce qu’elle décrit fut repris et développé plus tard, notamment par Pierre Bourdieu, phénomènes d’intériorisation de la domination, violence symbolique, bénéfices secondaires, etc. Bourdieu reprend aussi dans La domination masculine les idées de Simone de Beauvoir sur la transcendance par procuration de la femme au foyer via son mari.

La dimension politique de la sphère privée

Le chapitre sur l’initiation sexuelle de la femme fit scandale lors de sa publication (voir ci-dessous) en abordant un sujet de l’intimité, c’est à dire de la sphère privée en le problématisant dans l’espace public pour l’ouvrir au débat. C’est ainsi que Simone de Beauvoir relie le privé au politique bien avant que le célèbre slogan qui en découle ne soit inventé par l’auteur féministe Carol Hanisch (« The Personal is Political »).

Réception du Deuxième sexe et scandale/critiques lors de sa publication

Dès mai 1949, lors de la parution d’un des chapitres (« L’initiation sexuelle de la jeune fille ») dans la revue Les Temps modernes (la revue littéraire existentialiste créée par Sartre et Beauvoir). Il s’attire les foudres d’une société puritaine qui n’avait pas encore envisagé l’éducation sexuelle.
L’écrivain chrétien François Mauriac s’indigna que la « littérature de Saint-Germain-des-Prés » ait atteint les « limites de l’abject ».
Il demanda à la « une » du Figaro si « l’initiation sexuelle de la femme est à sa place au sommaire d’une grave revue littéraire et philosophique » ou encore dans une version de culpabilisation corporelle (slut-shaming) on appréciera son : « j’ai tout appris sur le vagin de votre patronne » lancée aux collaborateurs de la revue.
Côté communiste, Jean Kanapa, ancien élève de Sartre devenu le directeur de La Nouvelle Critique, dénonce « la basse description graveleuse, l’ordure qui soulève le cœur ».

D’article en article, Le Deuxième Sexe est taxé de « manuel d’égoïsme érotique », manifeste d’ « égotisme sexuel » ou de « hardiesses pornographiques ». Beauvoir est qualifiée de « suffragette de la sexualité » ou d’ « amazone existentialiste ». Albert Camus aurait lancé à Beauvoir ce reproche : «Vous avez ridiculisé le mâle français.» Elle le rapporte dans la Force des choses : «Méditerranéen, cultivant un orgueil espagnol, il ne concédait à la femme que l’égalité dans la différence et évidemment, comme eût dit George Orwell, c’était lui le plus égal des deux.»

De son côté, Beauvoir commente dans sa lettre à Nelson Algren du 3 août 1948 :  
« J’entends dire, ce qui me fait plaisir que la partie déjà publiée a rendu plusieurs hommes fous furieux ; il s’agit d’un chapitre consacré aux mythes aberrants que les hommes chérissent à propos des femmes, et à la poésie tocarde qu’ils fabriquent à leur sujet. Ils semblent avoir été atteints au point sensible. Actuellement je traite des aspects moins attrayants, plus scientifiques, mais intéressants. »

L’éditeur Maurice Nadeau la soutient en se moquant de ceux qui « n’ont pu se délivrer tout à fait d’un certain malaise à voir une femme, fût-ce une philosophe, parler ouvertement des choses du sexe. Je nage dans l’enthousiasme, enfin une femme qui a compris. »

De manière générale, les catholiques sont outrés par tant d’impudeur, et le Vatican met le texte à l’index. Jugé contraire à la foi catholique, il est par conséquent interdit de lecture pour les fidèles —, en 1956.

Ce « buzz » lui assure un succès immédiat. Vendu à plus de vingt mille exemplaires dès la première semaine, très vite traduit, le livre entame une brillante carrière parmi des millions de lectrices occidentales.

Beauvoir reçoit une abondante correspondance, parfois d’éloge, souvent violente. Elle le relate dans la Force des choses : «Je reçus, signés ou anonymes, des épigrammes, épîtres, satires, admonestations, exhortations que m’adressaient, par exemple, des « membres très actifs du premier sexe ». Insatisfaite, glacée, priapique, nymphomane, lesbienne, cent fois avortée, je fus tout, et même mère clandestine. On m’offrait de me guérir de ma frigidité, d’assouvir mes appétits de goule, on me promettait des révélations, en termes orduriers, mais au nom du vrai, du beau, du bien, de la santé et même de la poésie, indignement saccagés par moi

Portrait de Simone de Beauvoir peint par sa soeur Hélène de Beauvoir

Réception du Deuxième sexe par les lectrices et intellectuelles féministes

A ses débuts, peu de voix de femmes se font entendre alors que les éditorialistes masculins célèbres débattent. Très vite cependant, des intellectuelles (romancières, essayistes, journalistes, universitaires la soutiennent)la soutiennent comme Colette Audry, Célia Bertin, Françoise d’Eaubonne ou Geneviève Gennari. Outre Atlantique, elle inspire des générations de militantes : de Kate Millett à Susan Sontag, en passant par Betty Friedan ou Judith Butler.

Un clivage s’est opéré dans le mouvement féministe dés le départ : d’un côté, les « beauvoiriennes », se reconnaissant dans son « on ne naît pas femme, on le devient », et qui sont dans une position plutôt universaliste, essayant d’analyser des structures sociales plus que les supposés caractères intrinsèques. D’un autre côté, les différentialistes, qui estiment que les femmes ont des qualités particulières, une sensibilité particulière, due notamment à leur capacité à être mères, et que, par exemple, elles exerceraient le pouvoir autrement.

Depuis la fin des années 80, on assiste à une remise en cause Deuxième Sexe et de son auteure. Simone de Beauvoir se voit reprocher, tour à tour, son indifférence politique pendant la guerre, sa liaison trop peu féministe avec Sartre, ses relations « contingentes » parfois légères avec plusieurs jeunes femmes. Des reproches mesquins et réducteurs (souvent sortis de leur contexte) sur sa vie privée qui accablent en général bien plus les femmes écrivain que les hommes et qui occultent son oeuvre pourtant riche et passionnantes.. Dommage ! [Alexandra Galakof]

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