« La cloche de détresse » (« La cloche de verre ») de Sylvia Plath: « Le monde, ce mauvais rêve… »

« La cloche de détresse » de Sylvia Plath retraduit sous « La cloche de verre » (également titre d’un roman d’Anaïs Nin) par Gallimard qui réunit pour la première fois en un seul volume, les œuvres essentielles de la poétesse américaine dans sa collection Quarto. Il y a deux manières d’aborder son œuvre, celle consistant à la rapprocher et l’expliquer par le prisme de sa vie et de sa fin tragique (suicide à l’âge de 31 ans) ou bien celle se concentrant sur ses mots, son style, l’histoire distincte de sa personne qu’elle a à nous raconter. Réduire « La cloche de détresse » à un simple « témoignage autobiographique » sur la folie et la dépression serait une erreur.
C’est la deuxième approche que l’on retiendra dans cette chronique de son premier et unique roman « La cloche de détresse », publiée en 1963, roman culte même si un peu underground (elle faisait d’ailleurs partie de la sélection du « Dictionnaire de littérature à l’usage des snobs » ). . Une passionnante plongée intérieure dans les méandres d’un esprit d’une haute intelligence et sensibilité qui se bat pour supporter la vie, pour accepter de rester en vie…

« Je me sentais très calme, très vide, comme doit se sentir l’œil d’une tornade qui se déplace tristement au milieu du chaos généralisé. »

Esther Greenwood est une jeune étudiante américaine dans les années 50, middle class, de la banlieue de Boston. Brillante, elle collectionne les prix d’excellence et se voit offrir un prestigieux stage dans un grand magazine de mode à New-York en compagnie de quelques autres heureuses élues triées sur le volet. Le roman s’ouvre donc sur cette expérience, cette chance unique que lui jalouse tant d’autres !
Pourtant dés ces premiers chapitres qui relatent le tourbillon de frivolité, la pluie de cadeaux et de privilèges, les cocktails et soirées mondaines, on sent qu’Esther ne s’éclate pas vraiment… Une légère mélancolie et amertume voilent déjà sa voix qui ne parvient pas à être aussi insouciante que celle de sa collègue Doreen qui court les garçons sans se poser de questions.
Esther apparaît en léger décalage, n’étant pas dupe de tout ce monde factice et accumulant les déconvenues lors des quelques dates qu’elle s’efforce d’accepter : « Je distinguais dans le lointain, la silhouette confuse d’un homme idéal, mais dés qu’il s’approchait, je me rendais compte immédiatement qu’il ne ferait pas l’affaire. »

Elle se pose en effet beaucoup de questions, on sent un personnage qui nage dans une certaine confusion angoissante sur son avenir, écartelée entre sa vocation littéraire, les contingences matérielles et le rôle modèle d’une femmes de l’époque : « Je me sentais comme un cheval de course dans un monde dépourvu d’hippodromes, ou un champion de football universitaire parachuté à Wall Street dans un costume d’homme d’affaires, ses jours de gloire réduits à une petite coupe en or posée sur sa cheminée avec une date gravée dessus, comme sur une pierre tombale. Je voyais ma vie se ramifier devant mes yeux comme le figuier de l’histoire. Au bout de chaque branche, comme une grosse figue violacée, fleurissait un avenir merveilleux. Une figue représentait un mari, un foyer heureux avec des enfants, une autre figue était une poétesse célèbre, une autre un brillant professeur et encore une autre Ee Gee, la rédactrice en chef célèbre, toujours une autre l’Europe, l’Afrique, l’Amérique du Sud, une autre figue représentait Constantin, Socrate, Attila, un tas d’autres amants aux noms étranges et aux professions extraordinaires, il y avait encore une figue championne olympique et bien d’autres figues au-dessus que je ne distinguais même pas. Je me voyais assise sur la fourche d’un figuier, mourant de faim, simplement parce que je ne parvenais pas à choisir quelle figue j’allais manger. Je les voulais toutes, seulement en choisir une signifiait perdre toutes les autres, et assise là, incapable de me décider, les figues commençaient à pourrir, à noircir et une à une elles éclataient entre mes pieds sur le sol. »

Pourtant rien ne laisse encore présager de la suite.
Le retour dans la banlieue morne familiale, les retrouvailles avec sa mère secrétaire qui la harcèle avec les cours de sténo (pour apprendre « un métier utile » et devenir « un petit caillou efficace au milieu de tous les autres cailloux ») et l’informe sèchement du refus à sa classe de littérature. Elle décrit alors l’environnement confiné peuplé de desesperate housewives et de leur marmaille (« Dodo élevait 6 enfants et sans nul doute élèverait son septième, aux cornflakes, aux sandwiches de beurre cacahuète, à la guimauve, à la glace à la vanille, et en les abreuvant de litres et de litres de lait. »). Cette destinée de femme au foyer soumise la hante : « J’ai essayé d’imaginer ce que serait ma vie si Constantin était mon mari. Cela signifierait qu’il faudrait que je me lève à sept heures pour lui préparer des œufs au bacon, des toasts, du café, lambiner en chemise de nuit et bigoudis pour faire la vaisselle et le lit une fois qu’il serait parti travailler. Et quand il reviendrait après une journée dynamique et exaltante, il voudrait un bon dîner, mais moi, je passerais la soirée à laver d’autres assiettes sales jusqu’à ce que je m’effondre dans le lit, à bout de forces. Cela me semblait une vie triste et gâchée pour une jeune fille qui avait passé 15 ans de sa vie à ramasser des prix d’excellence… » ou encore « Un homme ne s’en fait pas le moins du monde, alors que moi, pour rester dans le droit chemin, j’ai un bébé suspendu au-dessus de la tête, comme une épée de Damoclès. »
Elle la rejette tout en étant également attirée par cette normalité.

Son sentiment de confusion, d’oppression et d’incompréhension de la part de son entourage ira en s’amplifiant, sa force de motivation l’abandonnant peu à peu.

« Névrosée ! ah ! ah ! ah !…. J‘ai laissé échapper un rire plein de dédain : « Si c’est être névrosée que de vouloir au même moment deux choses qui s’excluent mutuellement, alors je suis névrosée jusqu’à l’os. Je naviguerai toute ma vie entre deux choses qui s’excluent mutuellement… »

C’est à partir de là que le roman bascule et commence à devenir vraiment intéressant.
Sylvia Plath va crescendo, dépeindre le malaise, le naufrage psychique dans lequel va sombrer son héroïne. Le spectre de la mort plane et finit par s’infiltrer partout comme un mince filet d’eau qui se met progressivement à ruisseler.
On ne voit pas forcément venir le drame. Au fond, Esther ne semble pas plus malheureuse qu’une autre, tout juste un léger spleen, quelques déceptions sans gravité.

« Je voyais les jours de l’année s’étaler devant moi, comme une succession de boîtes blanches, brillantes et pour séparer chaque boîte de la suivante, il y avait comme une ombre noire, le sommeil… Malheureusement pour moi, la longue zone d’ombre qui séparait les boîtes les unes des autres avait disparu et je voyais chaque jour briller devant moi une sorte de large route blanche, désertique. »

Sauf qu’ici il ne s’agit pas de cela, c’est quelque chose de plus profond, de plus souterrain et surtout de très insidieux.
Sylvia Plath nous montre subtilement qu’il n’y a pas forcément de raison précise à cet instinct de mort, contrairement aux nombreuses interprétations qui ont pu être données (« victime broyée par la société phallique »…). Il y a une fragilité (face à un faisceau de coups durs : la perte de son père, la quête de l’amour, sa future carrière…), des failles qui n’attendent que le moment propice pour se révéler, « s’élargir et bailler de façon alarmante » pour reprendre les termes de l’auteur. On pense immanquablement à « Virgin suicide » (de Jeffrey Eugenides) d’autant que le thème de la perte de la virginité est omniprésent (sur fond d’Amérique puritaine) : « Ma virginité me pesait comme une meule passée au coup. (…) Je la défendais depuis 5 ans et j’en avais par-dessus la tête. »


Biopic sur Sylvia Plath intitulé « Sylvia » avec Gwyneth Paltrow dans le rôle titre (2003)

Sans dévoiler davantage l’intrigue, on peut tout de même indiquer qu’il s’ensuit une plongée dans l’univers des hôpitaux psychiatriques de l’époque et dans l’enfer des électrochocs.
Au sujet des traitements et des séances avec ses différents psys, l’auteur reste floue et se concentre plutôt sur l’évolution mentale d’Esther, la déformation progressive de sa perception extérieure oscillant entre paranoïa et désespoir.
Les descriptions de ses tentatives de suicide sont particulièrement marquantes. Elle en livre une analyse presque distante d’autant plus poignante : « L’idée que je pourrais bien me tuer a germé dans mon cerveau le plus calmement du monde, comme un arbre ou une fleur. » ou encore lors de sa tentative de noyade « C’est alors que j’ai compris que mon corps possédait plus d’un tour dans son sac ; du genre rendre mes mains molles au moment crucial, ce qui lui sauvait la vie à chaque fois, alors que si j’avais pu le maîtriser parfaitement, je serai morte en un clin d’œil. Il allait falloir que je le trompe avec le peu d’intelligence qu’il me restait, sinon il allait m’enfermer pour 50 ans dans une cage absurde, ayant alors complètement perdu la boule. »

La scène de sa chute de ski avec son petit ami Buddy (« poète-médecin ») qu’elle n’aime pas, sonne le premier signal d’alarme, de façon magistrale : « Un petit écho s’envolait de mon corps pour le rejoindre. Je sentais mes poumons se remplir avec les composants de la scène : air, montagne, arbres, gens… J’ai pensé : « C’est ça le bonheur. » Je filais droit au milieu des zigzagueurs, des étudiants, des experts, après des années de double vie, de sourires et de compromis, je filais droit dans mon propre passé.
Les gens et les arbres s’éloignaient de chaque côté comme les bords ténébreux d’un tunnel pendant que je fonçais comme un bolide vers le point immobile, le petit caillou blanc, au fond du puits, le joli petit bébé replié au fond du ventre de sa mère. Mes dents se sont refermées sur une bouchée granuleuse. De l’eau gelée coulait dans ma gorge.
Le visage de Buddy était penché au-dessus du mien, proche et énorme, comme une planète détournée de sa route. D’autres visages sont apparus derrière le sien, derrière eux des points noirs grouillaient sur un plateau blanc. Petit morceau après petit morceau, le vieux monde se remettait en place, comme sous les coups de la baguette d’une fée. »

Elle excelle dans la restitution de la douleur physique et mentale (c’est peut-être ce qui la rend si chère aux yeux de Poppy Z.Brite également fort douée en la matière) : (…) dans un recoin sombre de son corps l’attendait toujours ce couloir noir, sans portes ni fenêtres, le couloir de la douleur prêt à s’ouvrir de nouveau pour mieux se refermer sur elle. ou encore « Le silence est revenu, polissant sa surface comme une eau noire qui se referme après la chute d’un caillou (…) Des cisailles se sont refermées au-dessus d’un de mes yeux. Une fente de lumière s’est dessinée comme une bouche ou les lèvres d’une plaie, mais tout d’un coup l’obscurité s’est refermée sur moi. J’essayais de tourner le dos à la source de lumière, mais des mains s’étaient emparées de moi comme les bandages d’une momie et je ne pouvais plus bouger. »

La métaphore de la cloche de verre exprime aussi particulièrement bien le mal qui la ronge : « Je serai toujours prisonnière de cette même cloche de verre, je mijoterais toujours dans le même air vicié. » ou encore « Pour celui qui se trouve sous la cloche de verre, vide et figé comme un bébé mort, le monde lui-même n’est qu’un mauvais rêve. »

Au fil des différentes citations qui émaillent cette chronique, vous l’aurez compris, c’est le style virtuose de Sylvia Plath qui donne toute sa valeur à ce livre. Un style extrêmement poétique et expressif presque pictural qui donne à chacune de ses phrases une couleur et une forme saisissantes même lorsqu’il s’agit du fait le plus anodin : « J’ai retourné les mots avec méfiance comme des galets polis par la mer qui tout à coup pourraient s’ouvrir et se transformer en autre chose avec des mâchoires… » ou encore « cette nuit la lune laisse glisser son sac plein de sang, animal malade, par-delà les lumières du port« , « et la neige rassemblant toute sa coutellerie flamboyante »… [Alexandra Galakof]

Paroles de l’auteur, Sylvia Plath au sujet de la Cloche de détresse :
« Ce que j’ai fait, c’est ramasser ensemble des événements de ma propre vie, ajouter de la fiction pour donner de la couleur. […] Cela donne une vraie soupe, mais je pense que cela indiquera combien une personne solitaire peut souffrir quand elle fait une dépression nerveuse. J’ai essayé de dépeindre mon univers et les gens qui l’habitent tels qu’ils m’apparaissaient vus au travers du verre déformant d’une cloche de verre » (L. Ames, «Note biographique», dans La cloche de détresse, p. 270).

« Rien ne pue autant qu’un tas d’écrits non publiés, ce qui démontre bien que je n’obéis pas toujours en écrivant à des mobiles purs (Oh c’est tellement amusant je ne peux pas m’en empêcher qu’importe ce soit publié ou même lu…)… Je tiens toujours à ce que le rituel s’achève par l’édition. »

Elle décrit ainsi ce qu’elle voulait écrire dans « La cloche de détresse » : « (…) l’impact du monde des journaux de mode qui semble de plus en plus artificiel et superficiel, le retour pour passer un été mort dans la banlieue de Boston. Mais aussi les failles dans son caractère (celui de l’héroïne Esther Greenwood) qui avaient été maintenues telles qu’elles étaient par l’impact de l’environnement de New-York, mais qui vont s’élargir et bailler de façon alarmante. De plus en plus sa perception déformée du monde qui l’entoure, le vide de sa propre vie, de celle de ses voisins, vont devenir la seule manière correcte de concevoir les choses. »

Afin de préserver son entourage, elle publia ce roman tout d’abord sous pseudo celui de Victoria Lucas.

Voir aussi: la chronique sur ses Journaux 1950-1962

A lire également sa poésie : Trois recueils posthumes : « La Traversée de l’eau  » (1971), « Arbres d’hiver » (1971) et « Ariel » (1965), « Anthologie de Poèmes « , (1981) nous parlent encore de celle qui n’avait publié qu’un seul recueil de son vivant « Le colosse » en 1960.. Le prix Pulitzer Prize lui fut attribué en 1982 pour l’édition de ses « Collected Poems » supervisés par Ted Hughes.

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