Chez David Heatley comme chez Chris Ware, les personnages de J’ai le cerveau sens dessus dessous se succèdent, détraqués, crus et cruels – mignons malgré tout – pour rejouer avec une incroyable contemporanéité – en couleur et en argot – une comédie humaine en cinq actes : « Histoire sexuelle », « Histoire noire », « Portrait de ma mère », « Portrait de mon père », « Histoire familiale ».
Protégé de Chris Ware et de Daniel Clowes, David Heatley est l’un des talents les plus prometteurs de la bd américaine d’aujourd’hui. Son premier ouvrage, J’ai le cerveau sens dessus dessous, est autobiographique. Il y parle de sexe, de racisme, de hip hop, d’amour, et de la complexité des liens familiaux… De quoi vous retourner le cerveau, dans le meilleur sens du terme.
Pourquoi c’est froid et visqueux ? Est-ce que je suis homo ? Bon sang, pourquoi j’ai couché avec elle, et puis merde, si c’était elle la bonne ? En quatorze pages ultra denses (48 cases par page), Dave retrace toutes les étapes de sa vie sexuelle, avec ses questionnements et ses ratés (pas mal de ratés). En dehors de ses relations avec celle qui est devenue sa femme (il n’a pas voulu la gêner), il n’omet aucun détail: une vaine coucherie, encore. Un fantasme chelou, un autre. Une façon de requérir toute l’attention du lecteur ou de tester sa patience ? L’auteur, qui à l’instar d’un Joe Matt a pris le parti de la totale sincérité, cherche surtout, en combinant anecdotes et grands chamboulements, à approcher une certaine exhaustivité : à retracer du moins de la façon la plus complète possible, le chemin (très) accidenté d’une existence atypique.
Alors, après le sexe, ce sera le racisme, abordé sous la forme d’un « catalogue incomplet de chaque personne noire (qu’il a) connue ». Mais attention, zéro bon sentiment et aucune hypocrisie sur la question. En s’interrogeant sur ce que signifie « naître blanc » dans un pays marqué au fer rouge par l’histoire de l’esclavage, Heatley en arrive à accepter douloureusement sa part de racisme – pour mieux la vaincre ? Admirer un prof pour la seule raison qu’il est noir : racisme. Être fier de se faire héler « négro » par une caillera dans les couloirs du lycée : racisme. Toutes les rencontres « noires » retracées ici servent étrangement à étayer et démonter à la fois les pires stéréotypes raciaux, voire les stéréotypes tout court. Le gros. Le sympa. Le gangster. L’artiste. Le fumeur de shit. Le pd. « En fin de compte, explique l’auteur, ma problématique était : « Si je regroupe toutes les personnes noires que j’ai connu dans un strip, sera-t-il possible d’établir une généralité ? » Et la réponse est non. »
Nourri aux albums de De La Soul, Jungle Brothers, ou A Tribe Called Quest (les piliers des « Native tongues ») – qui ont fait sur sa ville, au moment de leur sortie, « l’effet d’une bombe atomique » – Dave est également un fan de hip hop averti. C’est naturellement dans sa « Black history » qu’il a choisi d’insérer des commentaires passionnés sur les morceaux qui ont bercé sa jeunesse, de ses premiers joints à son engagement un peu trop radical en faveur d’Abu-Jamal. Le tout en noir et blanc, ce qui ne ménage pas nos petits yeux, mais distingue radicalement ce strip des quatre autres : plus de fureur, plus de distance, et un propos qui dépasse largement le cadre intime posé dans son « Histoire sexuelle ». Après… après, c’est le retour à la couleur.
En guide d’interlude, entre chaque chapitre du livre, Heatley représente quelques-uns de ses rêves « les plus perturbants » (les plus osés sont dignes de l’obscène Robert Crumb). Ceux qui précèdent les portraits de ses parents sont particulièrement crédibles et appellent malgré tout une petite dose d’interprétation freudienne. Surtout que les cases qui suivent ne feront que retracer souvenirs originels et délires régressifs. Dave rend hommage à sa maman, à « sa mélancolie dépressive, son nombrilisme, et ses angoisses » mais aussi à « son grand cœur, son esprit bienveillant, sa profondeur, sa foi, son amour de la famille et des fêtes joyeuses », comme il nous le confie lors d’un entretien. Il rend hommage à son papa, à « ses lubies, sa paresse, son impatience » mais aussi « son amour de la musique, sa foi implacable, son charme et son sens de l’humour ».
Après une « Histoire sexuelle » et une « Black history » plutôt incisives, Heatley se réserve donc quelques pages pour l’amour, et pour la maturité : le dernier chapitre, « Famille », s’achèvera même en happy end sur une nouvelle et épanouissante paternité. Et même si, au final, les cases montrant Dave en colère, hésitant ou inquiet sont sans doute celles qui révèlent le mieux la vigueur et le style du jeune artiste, on est vachement content pour lui.
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