Mémoire de fille d’Annie Ernaux : « Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d’une femme, prêts à lui jeter la pierre »

Mémoire de fille est le 19e roman autofictif d’Annie Ernaux publié en 2016 et suivi comme d’habitude d’une abondante critique élogieuse. Avec un double regard rétrospectif et d’époque « de l’intérieur », elle choisit ici d’ausculter et de « déconstruire » l’âge sensible et complexe de l’adolescence. Roman sur l’adolescence mais peut-être pas paradoxalement roman pour ado (on est loin des bleuettes young adult qui abondent…) même si Nancy Huston appelait à ce que livre soit rendu obligatoire au programme scolaire, voeux pieux… Plus précisément elle raconte l’adolescente de 1958 qu’elle a été dans une colonie de vacances de Normandie, première expérience d’émancipation à la fois de ses parents, professionnelle, sociale mais aussi et surtout charnelle. Une jeune fille, une fille, avide d’expériences, de liberté, de rencontres comme tout(e) jeune mais qui se fera violemment rappeler à l’ordre et la loi patriarcales. Mémoire de fille c’est surtout l’histoire d’une « blessure » intime (ce qui fait ainsi écho au titre du roman d’adolescence Bégaudeau qui lui se retourne sur l’année 1986 donc à près de 30 ans d’intervalle, qui pourrait être son pendant masculin). A l’âge vénérable de 76 ans, Ernaux n’a rien perdu de sa précision chirurgicale pour traquer le signifiant sous la surface des faits et plus particulièrement de son vécu. Elle considère ce roman comme le puzzle manquant de son œuvre alors que ce moment de sa vie marque une « césure » dans sa vie et l’acte fondateur de sa vocation d’écriture.

Ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive, c’est ce qu’on fait de ce qui arrive


Dans ce récit à mi-chemin entre l’enquête et l’introspection, Ernaux brasse de nombreux sujets sensibles plus que jamais d’actualité relatifs à la perception du corps féminin et à la violence sociale du regard et jugement masculins.

Elle met à jour finement des non dits très profonds sans jamais les alourdir de jugements moraux ou même d’auto-analyse psychologisante, fidèle à sa méthode de restitution « brute » (même si bien sûr un texte ne peut jamais l’être). A commencer par ces mécanismes insidieux par lesquels une jeune fille apprend que son corps ne lui appartient pas vraiment et est simple objet du regard/plaisir masculin dans le champ social. Cette colonie de vacances où elle est monitrice va devenir le théâtre réduit d’une scène « immémoriale », celle où une fille qui a cru pouvoir être libre de son corps et de ses gestes se fait lyncher pour ne pas avoir respecter les codes sociaux patriarcaux. La citation très forte qui me semble résumer l’oeuvre, mise dans le titre de cette chronique, en témoigne.

Aujourd’hui grâce à l’influence américaine nous pouvons nommer ces phénomènes -slut shaming, body-shaming, victim-blaming- qu’Ernaux décrit, ce qui permet de les faire exister et de les mettre sur le devant de la scène sociale. Et surtout de les dénoncer et peut-être un jour les faire cesser qui sait… Ces mots ne sont pas vains et loin d’être superflus, ils sont même fondamentaux. Ils correspondent globablement à ces rites d’humiliation collective par les hommes des femmes pas assez soumises, pas assez discrètes, pas assez modestes, la liste continue sans fin. Rites qui avaient donc cours en 1958 et subis par Annie Ernaux, comme ils le sont toujours et peut être encore accrus aujourd’hui à l’ère d’Internet, des réseaux sociaux qui démultiplient l’ampleur et la cruauté de ces humiliations des femmes, médiatiques ou personnelles qui sont quotidiennes.

Où qu’elles aillent les filles mettent dans leur valise un paquet de serviettes hygiéniques jetables en se demandant, entre crainte et désir, si ce serait cet été-là qu’elles coucheraient pour la première fois avec un garçon.

L’ivresse de la liberté et de l’appartenance au groupe

La jeune fille naïve tout à son plaisir, son émerveillement de la liberté de corps et d’esprit qu’elle découvre loin de la rigidité du carcan familial et dont elle veut jouir sera brutalement donc rappelée à l’ordre. Ernaux décrit bien ce souhait de jeunesse si simple et naturel de profiter de la vie, de « girls wanna have fun », qui apparaît toujours suspect, méprisable ou indigne lorsqu’il est exprimé au féminin et qui sera donc dûment châtié : « avide de plonger dans l’euphorie du groupe », « Elle ne veut rien d’autre que cette vie. danser, rire, chahuter, chanter des chansons paillardes, flirter. »
Elle saisit bien, à petits traits précis, cette ivresse ressentie (« l’ébriété communautaire« ) alors qui lui permet enfin d’échapper à la solitude et l’ennui qui lui pèsent tant. Le sentiment d’appartenance, « d’en être » également si précieux à cet âge. Et auxquels elle ne renoncerait à aucun prix, aussi cher soit-il à payer.

Il y a donc d’un côté cette fille aux rêves innocents qui « attend de vivre une histoire d’amour » et de l’autre la meute sociale prête à l’accabler parce qu’elle aura cédé aux avances d’un homme puis d’un autre, sans même bien mesurer ce qui se passait, sans même y donner de vrai consentement, ce qui laisse planer l’ombre du viol qui ne dit pas son nom, plus spectatrice qu’actrice.

Ernaux déroule implacablement les étapes de ce châtiment social qu’elle va endurer dans un état second sans même prendre véritablement conscience -ou le niant du moins ?- sur le moment de ce qui se jouait, de la violence de cette condamnation générale qui la fait passer au statut de sous-humaine n’ayant plus le droit au respect le plus élémentaire de ses pairs (cf : scène du vol de la lettre).

Elle capte ces petits détails cruels qui lui donnent encore plus de poids, comme l’utilisation de son fameux dentifrice « émail diamant » rouge dont elle était si fière pour tracer les lettres de son infamie sur son miroir. Avec toute la symbolique que cet acte (les lettres couleur de sang, etc.) comporte.

La limite qu’ils viennent de franchir montre qu’ils ne la considèrent pas comme les autres monitrices, que la concernant, ils ont tous les droits. Pas l’égale des autres.

Cette hostilité, ce rejet unanimes et glaçants, du tous ligués contre elle, sans que quiconque ne songe jamais à défendre cette victime devenue coupable : « Je pense « je suis seule et ils sont tous » ».

L’alliage trouble de l’orgueil et de honte mêlés

Et c’est probablement en cela que le récit est puissant : la restitution de cet état de sidération (« une manière de ne pas être au monde ») presque dans lequel cette situation plonge, sur le moment, la jeune fille incrédule et qui s’accroche malgré tout, envers et contre tous à son « rêve », à son orgueil, à « sa place » et qui refuse l’exclusion, et plus tard a posteriori la mesure de ce qui lui est vraiment arrivé sans cesse ré-évalué et soupesé à son détriment avec cette honte qui aboutira même psychosomatiquement à des maux physiques.

 « C’est la honte de la fierté d’avoir été un objet de désir.
C’est une honte de fille.
Une honte historique. »

Elle met aussi à jour ce paradoxal et complexe mélange d’orgueil et de honte qui se forme en elle alors qu’elle cherche à comprendre ce qui lui est arrivé.
Orgueil qui la pousse donc à vouloir se maintenir dans le groupe malgré tout, ce qui paraît incompréhensible d’un point de vue externe mais qui a sa logique du point de vue du personnage qui vit une sorte de dédoublement de personnalité qu’elle exprime avec grande justesse comme une « affirmation orgueilleuse de la volonté, acharnée à poursuivre des buts qui l’enfoncent peu à peu dans le malheur ». Ce qu’elle qualifie philosophiquement de « volonté malheureuse ».
Et lorsque que par la suite, son corps exprimera cette souffrance refoulée et niée, ce qu’elle interprète ainsi en tous les cas, elle admet l’irrationalité de son état contre lequel la médecine est impuissante :  « Difficile de dire si j’aurais pu être soignée (…) Qu’aurait fait la médecine contre un rêve ? »

C’est finalement la honte que la société patriarcale dicte/inculque à la fille, à la femme de ressentir si elle trépasse les limites -corporelles, intellectuelles, sociales- qui lui sont tacitement imparties qu’Ernaux révèle ici. Honte également « de [s]es désirs, de [s]es rêves insensés » qui s’avère donc omniprésente.

Sur sa première fois à proprement parler, scène délicate qui hantait l’auteur depuis longtemps, elle restitue encore une fois avec une grande justesse et précision les gestes, mots, actes sans aucun voyeurisme. Elle montre encore une fois la brutalité, la soudaineté, l’emprise subie par cette jeune-fille qui a suivi un garçon dans sa chambre sans vraiment savoir ce qui l’attendait. Cette jeune-fille abusée sans s’en rendre compte et soumise qui ne souhaite que satisfaire ce moniteur plus âgé, égoïste, « bourrin » et sexiste. Il est frappant à quel point elle se nie dans cette expérience ne songeant qu’à satisfaire son partenaire sinistre gougeât à qui l’on collerait bien une paire de baffes ! La honte ici encore surgit : une femme ne pouvant pas invoquer son propre plaisir.
Elle adopte aussi une position assez fataliste par rapport à cette violence qu’elle subit mais qu’elle ne semble pas condamner et même trouver normale (allant même jusqu’à s’en languir par la suite):

« Ce n’est pas à lui qu’elle se soumet, c’est à une loi indiscutable, universelle, celle d’une sauvagerie masculine qu’un jour ou l’autre il lui aurait bien fallu subir. Que cette loi soit brutale et sale, c’est ainsi. »

Féminisme et intériorisation misogyne chez Annie Ernaux

L’auteur est souvent assimilée à une écrivain féministe ou du moins rattachée à cette sensibilité/mouvement aussi pluriel soit-il. Et cela transparaît il est vrai dans certaines réalités qu’elle met à jour, comme ici l’oppression subie et la volonté dé libérée de genrer son récit dés le titre. Elle cite d’ailleurs Simone de Beauvoir dont elle lit Le deuxième sexe quelque temps après cet épisode et qui semble lui aider à comprendre la marchandisation dont elle a fait l’objet mais sans que cela ne réhausse pour autant son estime ou son respect d’elle-même.
Son titre semble aussi faire écho aux mémoires d’une jeune fille rangée.
Je m’interroge d’ailleurs sur l’omission du terme « jeune » accompagnant d’habitude l’expression qui paraît intentionnelle. Au sujet de son titre Ernaux confiait que le terme de mémoire renvoyait au moyen de connaissance offert par cette dernière d’où je suppose le singulier. Je n’ai pas encore trouvé plus de détails sur son choix et je reste curieuse de tout éclairage sur ce sujet !

Pourtant l’écriture d’Ernaux et le regard qu’elle pose sur elle, trahissent une intériorisation misogyne du corps de la femme comme lorsqu’elle se compare à une « pouliche » (réflexe d’animalisation de la femme historiquement courant sous la plume des hommes). On le trouvait aussi dans Passion simple dans sa soumission au désir de l’homme qui la traite pourtant sans égards…

On trouve ici plusieurs points communs avec l’univers de Camille Laurens. Une phrase y fait même écho assez directement lorsqu’elle évoque l’illusion/fiction amoureuse à laquelle elle tente de se raccrocher : « aucun des signes objectifs de la réalité ne fait le poids devant le roman qui s’est écrit tout seul en une nuit » Un thème que Laurens a particulièrement exploré notamment dans le très réussi Celle que vous croyez. Il y a une sorte de masochisme que Beauvoir décrivait justement en citant en particulier un extrait du livre « Mes apprentissages » de Colette.

Je « m’amuse » (ou m’attriste plutôt) aussi d’une remarque qu’elle glisse aussi au détour d’une page et qui trahit aussi cette crainte du jugement littéraire patriarcale qui veut qu’historiquement l’écriture purement intimiste (surtout d’une auteur femme) soit inférieure aux écrits dits à portée « politique » ou autre inanité (et ne voulant pas dire grand chose du reste) ayant conduit ainsi à l’exclusion des œuvres des femmes du canon. Ernaux semble ainsi s’excuser de se concentrer sur son expérience humaine personnelle en expliquant qu’elle n’a pas de souvenirs du contexte socio-politique de l’époque (référendum de de Gaulle, Algérie, etc.) dont elle était assez distante, « plus spectatrice qu’intervenante ». L’auteur ayant régulièrement subi cette condamnation au fil de son oeuvre et seule « Les années » (et précédemment La place) qui prend en compte justement un cadre dit « plus large » (je vous passe l’analyse sémantique des termes biaisés et connotés de critique littéraire 🙂 lui auront permis une vraie ré-habilitation et les honneurs, ce qui est lamentable…

Trouver sa voie à l’aube de sa vie

Au delà du noeud du livre sur ce trauma et ses conséquences, Ernaux aborde d’autres sujets intéressants comme celui de la période de formation et du choix aussi angoissant qu’incertain d’une orientation professionnelle à une époque où il n’existait guère beaucoup d’options pour les femmes. Elle aborde notamment sa tentative avortée pour devenir institutrice, « parce qu’elle s’est trompée d’avenir » avant de se lancer dans des études de lettre.
Mais aussi et surtout comment sa vocation d’écrivain lui a alors été révélée (et aborde ainsi l’importance de l’écriture dans sa vie à tel point que juste « profiter de la vie » lui paraît « intenable » car signant une forme de mort !). Elle dit les faux pas, la difficulté de trouver sa voie à un encore si jeune âge entre ses propres aspirations/rêves encore balbutiants, diffus et les attentes écrasantes familiales : « Comment au début de la vie, tous, nous nous débrouillons de ça, l’obligation de faire quelque chose pour vivre, le moment du choix et, pour finir, la sensation d’être, ou de ne pas être, là où l’on doit être ?« . Elle restitue bien le goût doux amer des années étudiantes, des amitiés, de l’indépendance, des lectures, des voyages, entre ennui et rêves. Dans une interview au magazine littéraire, elle confie qu’elle a d’ailleurs essayé dans Mémoire de fille « d’atteindre la réalité d’un être au début de la vie, des choix« .

Une expérience universelle ?

La question de l’universalité est sensible surtout lorsque l’on parle de l’expérience féminine traditionnellement (et stupidement) vue comme « spécifique ». L’expérience masculine n’ayant rien d’universel non plus. Entrent en jeu également les questions de classe sociale et de contexte géopolitique, socio-économique, etc. Donc ce mot est à manier avec de (très grosses) pincettes. Si l’on vit en France, et que l’on vient d’une classe moyenne, on trouvera probablement beaucoup de justesse et de résonance dans le portrait qu’en fait Annie Ernaux, même des décennies plus tard, signe d’une forme d’universalité à relativiser bien sûr encore une fois au contexte. Elle confiait d’ailleurs dans une interview qu’elle avait écrit le livre afin de savoir si elle n’avait pas été seule à éprouver, vivre cela, en référence plus particulièrement des femmes (« un film important de la vie des femmes« ). La force de Mémoire de fille réside dans cette interrogation subtile des évènements de cette adolescence à la fois expérience particulière et résonnante donc, sans jamais porter de jugement de valeur ou de sur-analyse psychologisante.

Le va-et-vient entre passé et présent, même s’il peut être parfois un peu frustrant d’un point de vue de la narration pure, apporte une profondeur supplémentaires sur le sens et l’impact de ces jeunes années si déterminantes et qui nous poursuivent toujours un peu qu’on le veuille ou non probablement… [Alexandra Galakof]

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