Orléans de Yann Moix : ce que les collégiennes lui diraient si elles pouvaient parler…

Près de 2 ans après la polémique retentissante ayant accompagné la sortie d’Orléans (rentrée littéraire de sept. 2019), roman d’inspiration familiale de Yann Moix (histoire douloureuse qui avait déjà nourri son précédent pavé « Naissance » pour lequel il avait obtenu le prix Renaudot en 2013), je me suis décidée à le lire et partage mes impressions de lecture en vidéo. C’est surtout l’aspect « roman de formation » (que Moix préfère qualifier comme « roman d’humiliation » !) qui m’a intéressée dans ce livre et pas la partie « sévices corporels » qui a fait les choux gras de la presse. Non que la violence et la maltraitance infantiles ne me touchent pas (bien au contraire et j’admire et soutiens totalement Moix dans son militantisme contre la violence physique pour éduquer/discipliner les enfants) mais j’ai préféré me concentrer sur d’autres aspects plus occultés de la critique lors de la parution de ce livre et sortir un peu des aspects plus « sensationnels » et autre controverse peu littéraire liée à la véracité de ces propos (le livre est labellisé « roman » donc la question ne devrait pas se poser théoriquement même si j’avoue qu’on ne peut s’empêcher de se poser la question malheureusement).

Les thèmes abordés qui m’ont plus particulièrement intéressée et interpellée touchent notamment à sa construction d’une culture littéraire, découverte d’auteurs (Charles Péguy, Gide, Sartre voir son analyse de La Nausée que j’ai citée dans ma propre précédente critique), Patrick Grainville, Ponge, Céline…) qui deviennent des phares/refuges et constituent une sorte de « famille » alternative alors qu’il souffrait d’un environnement familial oppressant et destructeur. A noter qu’il avait déjà traité ce sujet dans « Panthéon » (2006) mais ne l’ayant pas lu je ne sais pas si cela est une redite ?

Il décrit aussi de façon très vivante sa passion pour ses auteurs qui sont à la fois des inspirations, des modèles et des guides pour le très jeune homme qu’il était alors. De façon naturelle s’ensuit la question de sa vocation littéraire contrariée fortement par son père qui fera tout pour y faire barrage l’obligeant à suivre des études scientifiques pour devenir ingénieur alors qu’il honnissait les maths et la physique. Il aborde avec fougue la question de l’orientation scolaire et des fameux « débouchés » en particulier quand imposée par ses parents et décrit les affres qu’il subissait et la violence psychologique et intellectuelle que cela a pu représenter. Je lis à ce sujet le très bon passage sur « Faire carrière en sois-même » qui m’a bien plu 🙂

(…) il fallait dans l’existence que je décidais de commencer sur le champ et qui serait la mienne si je me donnais le droit, le courage et la liberté de la vivre de ne jamais subir les règles des autres. Tout effort ne devait être qu’un travail sur ce qui nous semble d’abord simple et naturelle. Plus jamais on ne me forcerait à trafiquer ma nature, à la faire ployer jusqu’à supplier pour qu’elle se configure selon le goût, la morale ou l’intérêt d’autrui. C’est en moi même que je voulais faire carrière, devenir quelqu’un qui ne fut que moi ou plus exactement devenir un moi qui n’aurait pu être quelqu’un d’autre. Nul jamais ne pourrait plus m’infliger ce que je refusais de tout mon être. Quiconque m’éloignerait de mes penchants, de mes impulsions intime, de ma personnalité profonde représenterait désormais un ennemi que je n’aurai aucun scrupule à éliminer.

Dans la même idée il relate ses débuts d’écrivain depuis la primaire où il griffonnait les aventures farfelues de deux personnages rocambolesques qui n’avaient ni queue ni tête (qui ne manquent pas de faire sourire) jusqu’à la quête de son style et de son univers. Sur ce point il soulève la difficulté de s’affranchir de ses modèles ainsi que la définition du génie, la frustration que cela peut être de ne pas atteindre littérairement ceux qu’on admire, les « géants » littéraires.

Enfin j’ai beaucoup aimé la façon dont il analyse la manière dont un auteur et même un simple lecteur s’approprie/se coule dans ses influences jusqu’à ce qu’elles fassent partie de lui-même, une sorte de « décalcomanie » qui interroge aussi la notion de « plagiat » dans la création littéraire qui ne peut jamais être ex-nihilo et qui en passe toujours par une re-création. Je dresse un parallèle avec l’essai à succès d’Austin Kleon « Steal like an artist » et j’avais aussi antérieurement discuté ce sujet lors de la polémique sur une jeune auteur allemande Helen Hegemann il y a quelques années qui avait déjà lancé le débat sur ce sujet sensible !

Objectification des corps féminins

En dehors de ces thèmes, j’ai surtout voulu réagir sur la vision très réductrice et sexiste de Yann Moix des collégiennes qu’il aborde largement dans le roman reprenant l’historique de ses « amour(achade)s » au gré de ses classes (toutes strictement physiques voire fétichistes), correspondant à une vision communément trouvée chez les auteurs masculins sexualisant à outrance le corps des (très) jeunes filles vues en général comme de simples objets de fantasme et de jouissance masculine. Je lis en contrepoint un extrait d’un essai du recueil collectif « Ceci est mon corps » où Louise Mey décrit bien la violence du comportement des collégiens et de leur désir brutal guère partagé par les collégiennes dont j’aimerais d’ailleurs voir et entendre davantage le point de vue et le regard dans la littérature un peu trop masculiniste sur ce sujet (je cite à ce sujet l’importante œuvre d’Annie Ernaux qui donne justement à l’entendre en particulier dans « Mémoire de fille » que j’avais aussi analysé en ces termes dans une précédente vidéo en contraste à l’époque avec « La blessure » de François Bégaudeau qui porte le même type de regard que Moix sur ce sujet.

De façon générale, la représentation de son expérience sentimentale se résume à des fascinations/cristallisations physiques où chacune de ses nouvelles obsessions -éphémères qui changent à chaque nouvelle classe…- ne porte que sur les caractéristiques anatomiques et « reliefs » des filles convoitées et objectifiées qui n’existent qu’à travers leur plastique : forme, taille, couleur. Catalogue de chair féminine inarticulée (pour cause il ne leur a jamais adressé la parole pour la plupart) qui ne sert que comme chair à fantasme sexuel ne reflétant que sa propre libido. La même tendance est d’ailleurs présente, sans surprise, dans ces précédents romans, notamment Anissa Corto dont je garde le souvenir le plus vif.

Outre son aveu -peu surprenant ni original…- de préférence des « corps des femmes jeunes » et impossibilité de désirer une femme de son âge qui a fait tant couler d’encre en 2019 (polémique suite à son itw dans Marie-Claire), il confesse franchement ce penchant narcissique voire de déshumanisation de la femme qui n’a qu’un rôle utilitaire de faire-valoir, dans son essai « Rompre » (que je prévois de lire aussi, cela sera intéressant de le comparer à l’essai de Matzneff, « De la rupture » sur le même thème) :

Je suis autocentré; je n’attends de l’être aimé qu’une seule et unique chose: qu’il devienne spécialiste de moi, un exégète de ma personne, un sociologue de mes actes, un sémiologue de mes paroles. Je ne m’estime pas, mais j’exige d’être au centre du processus, persuadé que ce qui m’arrive est plus important que ce qui advient à l’autre. Mes rhumes, je les déclare plus préoccupants qu’une tumeur chez la femme que je voudrais tellement pouvoir aimer.

La suite d’Orléans arrive avec « Reims » en 2021 qui revient sur ses années étudiantes en école de commerce (Orléans s’achevant à sa terminale). Sur le site de son éditeur, les éditions Grasset, on peut lire : « Reims constitue le deuxième volume de la tétralogie, ou du quatuor, que l’auteur a intitulé « Au pays de l’enfance immobile ».

Autres livres cités : « Steal like an Artist » d’Austin Kleon (2013) et « Ceci est mon corps » (ouvrage collectif 2020 avec notamment des essais de Faïza Guene, Ovidie et Louise Mey dont je lis un extrait de son essai « Nichons ni soumises ») :

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