Pas son genre de Philippe Vilain : « La philo nourrissait mon existence quand les magazines people dévoraient la sienne. »

Pas son genre de Philippe Vilain revisite le thème de la lutte des classes et du choc des cultures, devenu un classique de la littérature et du cinéma qui affectionnent particulièrement explorer ces relations amoureuses « contre-nature » entre statuts sociaux opposés. De « Pamela » de Richardson à « Jane Eyre » jusqu’à « Lady Chatterley » (qui présente l’originalité d’inverser les rôles, avec une femme aristocrate et son amant domestique). Toutefois ces différences sociales sont surtout des différences de pouvoir économique. Plus récemment, dans une société désormais plus démocratique et égalitaire, ce sont les différences culturelles qui divisent. « Avoir de la culture » ou pas. Et ce n’est pas forcément une question d’argent. L’œuvre la plus puissante sur le sujet est probablement le chef d’œuvre de Bacri et Jaoui, « Le goût des autres » où un chef d’entreprise dit « beauf » s’amourache d’une tragédienne classique et tente, pour l’impressionner, de s’intéresser à l’art, avant d’y prendre vraiment goût avec une maladresse touchante. Plus récemment « Tout ce qui brille » (2010) revisitait aussi le sujet (plus sous l’angle bling bling toutefois) en braquant sa caméra sur un couple « Parisien huppé/Banlieusarde beurette ».

"Le goût des autres" ou quand un riche entrepreneur inculte tente de plaire à une tragédienne de théâtre classique... Chef d’œuvre !

« Le goût des autres » ou quand un riche entrepreneur inculte tente de plaire à une tragédienne de théâtre classique, perplexe… Grandiose !


Moins connu, plus ancien et pourtant aussi excellent, La dentellière (1977), avec une Isabelle Huppert jeune fille en fleur, suit la romance puis mariage entre une apprentie coiffeuse et un étudiant de science po, avec une fin particulièrement tragique et poignante (à noter que le film était adapté d’un roman Goncourt de Pascal Lainé en 1974, aujourd’hui oublié !)
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C’est le même duo ou presque que choisit Philippe Vilain, pour son 7e roman (2011) en opposant le figure de la culture par excellence, le professeur (de philo) et son antithèse incarnée par la -jeune- coiffeuse, portée au cinéma en 2013 avec Emilie Dequenne dans le rôle de cette dernière (après avoir interprété en 2001 une femme de ménage dans le film éponyme qui séduit son patron, ingénieur son -Bacri- dans le film, écrivain dan le livre de Christian Oster dont il était adapté, plus optimiste sur la viabilité d’un tel couple).

En dépit du caractère un peu cliché de ces deux personnages : le prof de philo -parisien de surcroît-, forcément supérieur, détenteur du savoir suprême, représentant l’élite intellectuelle, et la coiffeuse forcément provinciale donc inculte superficielle et définitivement trop « popu » aux yeux du premier, Vilain parvient malgré tout à tirer quelques réflexions intéressantes sur la question qu’il s’attache à creuser ici : peut-on aimer en dehors de sa classe sociale ou est-on condamné à l’entre-soi, ce qu’il dénomme « le racisme des sentiments » ?

La cohabitation d’une élite et d’une classe populaire est depuis toujours problématique dans nos sociétés occidentales. La première ayant toujours cherché à « (ré-)éduquer » la seconde qu’elle méprise, à lui imposer ses vues et valeurs (même si avant la réforme protestante, le fossé entre les deux était moins marqué avec une participation par exemple de la noblesse aux festivités populaires, avant de s’en éloigner sous l’impulsion religieuse notamment, voir à ce sujet le très intéressant livre « Early Modern Popular Culture » de Peter Burke).

Ce mépris social est central dans le roman de Vilain, même s’il est difficilement reconnu par le narrateur qui finit malgré tout par l’admettre. C’est tout simplement viscéral: il ne peut s’empêcher, avec culpabilité toutefois, de mépriser sa compagne, malgré les qualités qu’il peut lui reconnaître. Ce mépris, d’ailleurs, suinte, pratiquement à toutes les pages, assez inconsciemment, y compris probablement de l’auteur lui-même, docteur en lettres modernes et écrivain parisien, dont on sent bien -même si cela n’a probablement guère d’importance- que son héros principal lui sert d’alter-ego. En aparté, il a d’ailleurs consacré deux essais au genre de l’autofiction auquel il s’apparente (« L’Autofiction en théorie » 2009, « Défense de Narcisse » 2005).

On notera par exemple sa façon de souvent la désigner comme la « petite coiffeuse« . Pourtant la coiffure, souvent lorsqu’elle est exercée par un homme, est bien plus respectée et peut même s’apparenter à une forme d’art…, toute sorte de chose que le personnage lui dénie. Coiffeuse est un sot métier à ses yeux (et certainement pas une « vocation »). Il n’a de cesse de plaindre cette pauvre infortunée qui pourtant s’épanouit pleinement dans ce qu’elle fait.
« Sa vie, c’était la coiffure, le salon, les collègues, les journées insipides, bercées par une musique d’ambiance et un caquetage continuel… »
Tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle représente -jusqu’à son prénom (Jennifer) ou son style vestimentaire « vulgaire »-, « sa race » pour reprendre l’expression d’Annie Ernaux, lui font horreur.
L’analogie avec cette dernière n’est pas fortuite car il reprend une technique qu’elle utilise, notamment dans son très beau roman « La place » consistant à dresser un portrait en utilisant entre guillemets les expressions, phrases typiques du sujet (qui était, pour elle, son père). Il est amusant de voir comment le même procédé produit pourtant des effets contradictoires : empathique chez Ernaux et ironico-moqueur chez Vilain.
« Dans le bus, le matin, elle lisait Nord Eclair. C’était important pour elle de se tenir informée, de « s’intéresser à ce qui se passe ».
Le narrateur la regarde, l’observe comme une bête curieuse à la vie minable et étriquée.
Son ton est en permanence celui du « parisien » (étiquette qu’il revendique fièrement avec un côté « eux » et « lui ») qui se sent supérieur. Ce complexe de supériorité et sa haine de la « classe -qu’il considère- inférieure » s’avère quasi pathologique, dénotant sans doute d’un rejet d’une part de lui-même qu’il s’est employé à neutraliser…

« Mauvais genre », « mauvais goût »
Mais il faut le dire, le principal problème de Jennifer reste ses « goûts de chiotte » : de son addiction à l’horoscope à ses opinions qui ne correspondent pas aux attentes de son professeur d’amant. Elle a beau faire, elle a toujours tout faux !
Ce thème donne lieu à un ou deux chapitres intéressants où ce dernier tente de se faire Pygmalion, fantasme misogyne traditionnel, où l’homme « façonne », « éleve » l’esprit de la femme à son image et selon ses critères, et « l’extraire ainsi de sa médiocrité », tel que le héros de mythologie grec avait modelé la femme de ses rêves en statue avant qu’Aphrodite n’exauce son souhait et ne lui donne vie.
Ce qui donne à s’interroger ce faisant sur la valeur du goût culturel, artistique (cinéma et littérature notamment) en s’appuyant sur l’idée kantienne du jugement esthétique (la sensibilité empirique vs. le beau universel qui supposait que l’énonciateur du jugement puisse fournir un avis totalement désintéressé, même si Kant concédait toutefois de n’être malgré tout qu’une « universalité subjective » ; l’objectivité humaine n’existant pas par définition).
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Il cite la « Critique de la faculté de juger » et en profite pour discuter la valeur du jugement esthétique, autre thème phare de son roman, en particulier goût populaire vs. goût élitiste, en d’autres termes mauvais vs. bon goût.
Le narrateur ne cesse en effet de s’apitoyer sur le manque de pertinence des avis de sa compagne qui attache par exemple trop d’importance au jeu des acteurs dans un film. Mais c’est au chapitre des livres que son despotisme est encore plus frappant. Il ne supporte tout simplement pas qu’elle le contredise ou formule une sensibilité, des attentes différentes des siennes (en particulier sur la misogynie des livres qu’il lui fait lire), ou de celle consacrée par le canon patriarcal : « J’avais connu une femme docile, c’est à une élève butée que désormais je me confrontais » ; « Son esprit de contradiction m’agaçait » ; « Je constatais à ses préférences médiocres, à ses goûts d’employée, tout ce qui nous séparait ».
Sa conception des livres est monolithique et enfermée dans une tour d’ivoire.

Au rayon des analyses pseudo-sociologiques, il faut aussi souligner celle des classes STT vs les ES qui est assez croustillante aussi et témoigne encore de son complexe de supériorité et jugements à l’emporte pièce. Ici il s’en prend à l' »arrogante » petite bourgeoisie -petits commerçants- qu’il associe aux élèves ES (« ces héritiers qui, plus tard, occuperaient leur intelligence à reprendre l’affaire familiale ou à monter leur propre affaire,à devenir propriétaire« ) tandis que les STT sont classés dans la catégorie « inférieurs braves prolétaires ». On retrouve ici le mépris -mêlé à probablement de la jalousie- des intellos moins argentés (comme celui des dandys de l’Angleterre victorienne pour les « nouveaux riches » qui géraient des entreprises, devoir travailler et s’occuper de choses aussi basses et vulgaires que la gestion et la comptabilité…, au lieu de cultiver leur esprit).

La scène du carnaval, cruellement tragicomique, qui marque le climax et le point de non retour de leur relation, est en revanche particulièrement puissante. Le cadre est en effet hautement signifiant et symbolique (fête populaire incarnant historiquement l’esprit populaire par excellence, que les élites, religieuses en particulier, se sont employées à condamner, contrôler et éradiquer par tous les moyens à partir du 16e siècle dans le sillage de la réforme protestante initiée par Luther), était donc le lieu idéal pour l’humiliation qu’il lui fait subir. La subtilité dont s’opère cette honte sociale est aussi particulièrement bien vue, au vue de l’importance des prénoms comme marqueurs sociaux (les prénoms des enfants de sa collègue, Balthazar et à peine caricaturaux, sont aussi fort jubilatoires !). Cf. l’étude du sociologue spécialiste des prénoms Baptiste Coulmont qui depuis 2011 publie une étude liant mentions au bac et prénoms (comme reflets des origines sociales) où en 2014 par exemple 20 % des « Agathe », « Jeanne » et « Gabrielle » avaient obtenu une mention «Très bien» cette année contre à peine 3 % des « Dylan », « Jordan » et « Steven ».

pas son genre philippe vilain roman analyse differences socio culturelles couple1Le salon de coiffure transfiguré
Il a beau mépriser ce qu’elle est et ce qu’elle fait, l’auteur/narrateur nous offre au détour de quelques pages de belles images en forme de tableaux mi-surréalistes mi- oniriques jouant sur l’esthétique du miroir et des rituels d’un salon de coiffure :
« Jennifer et moi apparaissons dans la glace. Nous ne nous faisons pas face mais nous nous voyons, elle debout, derrière moi, le buste au-dessus du mien, ma tête collée sous sa poitrine. Elle est moi, je suis elle. »
Au sujet des bacs à shampooing : « (…) elles lui paraissaient irréelles ces têtes renversées, si pareilles les unes aux autres alignées dans les bacs d’émail blanc, ces visages à l’envers dont le menton tenait lieu de front, les yeux de bouche, dont elle ne percevait plus la beauté et qui lui faisaient penser à la mort, enfin à quelque chose de monstrueux, qu’elle aurait bien été en peine d’expliquer. »
Autre petite métaphore capillaire intéressante : « peut-être enviait-elle sans le dire ses clientes aisées, représentantes d’un monde très éloigné du sien, auquel elle n’était reliée que par l’extrémité des cheveux »

Héros entre Beigbeder et Moravia
En filigrane, il tente de percer le mystère des « lois de l’attraction »: qu’est-ce qui nous porte vers un être, quels sont les ressorts conscients et inconscients, la part de déterminisme social, de notre milieu ? En l’occurrence ici, il s’agit avant tout d’attirance physique, encore davantage mise en avant dans le film.
Jennifer est assez bonne pour être b**** mais pas assez classe pour être officialisée…
On retrouve ici aussi le thème classique du parisien éternellement célibataire et séducteur, lâche et égoïste, terrorisé par l’engagement (« Me terrifiait l’idée de m’engager avec elle, de « construire quelque chose » comme elle disait), typiquement Beigbedérien et qu’on retrouve aussi dans les romans de Jean-Marc Parisis, les trois confrères étant tous de ma même génération d’ailleurs.
Sans avoir son élégance et la finesse de son analyse, un esprit Moravien souffle sur certaines de ses élucubrations notamment sur le thème de l’ennui. « Les femmes sont pour moi l’occasion de rêver, une distraction de l’esprit. »; « Il me semble parfois que je suis indécis parce que je m’ennuie, parce qu’il faut bien occuper mon esprit. »

Même s’il réussit à nous rendre le narrateur particulièrement détestable de prétention, il le contrebalance en montrant sa fragilité, ses dilemmes et sa culpabilité. La scène du bus, touchante, lors de sa crise de jalousie en fait partie. De façon générale cette plongée dans la psyché masculine, même si pas très originale, est riche et sonne juste grâce notamment à toute la gamme des sentiments par lesquels il passe (exaspération, désir, résignation, etc.). Le portrait en creux de Jennifer, mère divorcée déçue par les hommes et tentant de profiter de ce que la vie peut lui offrir, fait aussi mouche.

On regrettera quelque peu son écriture affectée qui manque de fluidité, cherchant trop à se faire « élégante » mais en devient lourde parfois et surtout répétitive (notamment sur le thème de l’indécision, pas le plus intéressant dans l’histoire même si pas non plus totalement dénué d’intérêt). Quand il s’affranchit de cette préciosité, il offre de belles images et des réflexions bien senties qui donnent à réfléchir et font réagir qu’on partage ou non les points de vue de son anti-héros. Enfin, il montre au passage que la modernité a rendu les différences socio-culturelles désormais plus clivantes que celles simplement économiques, la situation financière étant désormais décorrélée du niveau d’éducation… [Alexandra Galakof]