Tess D’Urberville : héroïne au travail comme antidote aux maux des hommes

Tess d’Urberville publiée par Thomas Hardy en 1891 à la clôture de sa carrière de romancier avant de se consacrer uniquement à la poésie, est avant tout remémorée comme une héroïne victime des conventions sexistes et étriquées de l’époque victorienne du XIX e s. anglais et de l’hypocrisie morale dominante, en particulier celles concernant le carcan de « pureté » dans lequel les femmes respectables devaient être maintenues. L’oeuvre aurait aussi été inspirée par le déterminisme darwinien et marxiste, outre la fascination physique e de l’auteur pour une laitière de son voisinage.

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Tess D’Urberville, visuel extrait de la mini-série britannique réalisée par David Blair (2008)

Noblesse de rang et Noblesse d’âme

Le roman débute presque comme une farce avec le père Durbeyfield, poivrot invétéré et fainéant, rêvant de titre de noblesse et d’une prestigieuse ascendance après que le pasteur local lui suggère qu’il descendrait de la lignée des d’Urberville, ancienne puissante famille normande.
Le roman centre d’ailleurs son angle principal sur l’idée de « noblesse », en opposant noblesse de coeur et noblesse de rang, noblesse de façade, d’usurpation et vraie noblesse, grandeur d’esprit et d’âme et non forcément matérielle ou sociale, avec un petit coulis de bon sentiment même si Hardy parvient à ne pas être trop lourd sur le développement de ces idées. Il reste d’ailleurs également ambigu*, comme sur d’autres points, sur la véracité de l’origine noble de Tess mais cherche surtout à faire comprendre que ce qui compte est la droiture intérieure et non le prestige offert par la richesse financière. Le romancier choisit le patronyme aristocratique pour son héroïne dans son titre, une façon de lui rendre hommage et d’affirmer la prévalence de la vertu morale sur l’argent, il rajoute même le sous-titre d’une « femme pure » à cette fin. A la fin du roman, Clare formule, peut-être maladroitement, son erreur et le message que souhaite transmettre Hardy, à savoir juger sur la volonté d’une personne c’est à dire son caractère et non le fait, l’action (laissant la désagréable impression malgré tout que Tess aurait « fait », « agi », commis quoique ce soit, alors qu’elle n’a que subi ; une sexualité librement consentie pré-maritale n’étant probablement pas non plus quelque chose qu’Hardy aurait défendu…) : « why he had not judged Tess constructively rather than biographically, by the will rather than by the deed? » A noter que la réflexion sur le système de valeurs noblesse/gentleman de naissance vs travailleur slef-made man était une problématique constituait déjà un débat sensible depuis un moment, comme le démontre par exemple le plaidoyer rédigé par Defoe au début du XVIIIe siècle cherchant à élever socialement et moralement les « roturiers » ayant fait fortune (commerçants/marchands en particulier) et généralement méprisés par les nobles de sang, qui cherchaient d’ailleurs à racheter un titre de noblesse par la suite pour le prestige social, ce que fera notamment Defoe en rajoutant la particule « De » devant son nom originel « Foe ».

Ironiquement c’est cette « bonne nouvelle » qui sera l’élément déclencheur de la tragédie de Tess (qui aurait probablement eu de toute façon une destinée peu réjouissante comme elle le prédit à son jeune frère avec ses vues plutôt pessimiste set fatalistes de résidente d’une « planète contaminée », lors de leur expédition au petit jour pour se rendre au marché à la place de leur père incapable de tenir ses engagements).

Tess, jeune paysanne de la campagne anglaise du Wessex, victime de viol -bien que le terme ne soit jamais à aucun moment prononcé explicitement dans le roman et que l’on trouve dans certains résumés qu’elle a été « séduite », ce qui montre la totale mauvaise foi de notre société toujours au XXIe siècle au vu de la scène où Tess est épuisée vidée de ses forces et endormie, et n’a eu de cesse de repousser les avances du très clairement abusif et manipulateur Alec d’Urberville, le doute n’est même pas permis*…), est donc une femme souillée, impure ne pouvant qu’être rejetée de la société. Cousine de Hester Pryne (La lettre écarlate de Hawthorne, 1850), elle subit le même opprobre, ce que l’on nomme aujourd’hui par l’anglicisme « victim-blaming », la culpabilisation de la victime femme et non de l’agresseur homme tristement toujours en vigueur au XXIe s.

Une deuxième chance semble pourtant lui être donnée contrairement à Hester, avec la disparition du « fruit » du crime commis et en s’exilant dans une contrée voisine où personne ne connaît son passé.

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Tess au travail dans les champs avec Angel Clare (adaptation BBC)

Le travail, planche de salut réparatrice

Tout du long c’est le travail qui la porte, travail d’arrache pied, labeur physiquement éreintant, sous la chaleur écrasante ou le froid qui vous brise les membres, qu’elle participe à la récolte du foin ou qu’elle s’occupe de la traite des vaches ou encore qu’elle parcourt de longs trajets à pied, le ventre à peine nourri. A peine de retour dans sa famille, après l’assaut de d’Urberville, elle réclame de reprendre ses tâches et participe à la récolte, sous l’oeil réprobateur de la communauté villageoise.

Mais de cette dureté, jamais elle ne se plaint, et c’est presque comme si elle la recherchait y trouvant un réconfort inattendu, une rédemption, une renaissance, la maintenant indépendante, vivante, résiliente, survivante, tout en lui permettant de rester une ressource pour sa famille qui pèse toute entière sur ses frêles épaules. Ce qui fera dire au sarcastique Alec D’Urberville (dans un autre contexte) : « Very well, Miss Independence. Please yourself… »

Et peut être encore davantage de chasser ou du moins d’anesthésier ses idées noires et les douleurs que les hommes et la société patriarcale lui infligent. Un moyen de se libérer de leurs trahisons et violences tant morales que physiques. C’est toujours via le travail qu’elle se reconstruit et se regénère autant qu’elle le peut, d’autant plus dans l’air vivifiant de la campagne comme le souligne l’auteur:

the air was fresh and keen there was a whisper of spring in it that cheered the workers on. Something in the place, the hours, the crackling fires, the fantastic mysteries of light and shade, made others as well as Tess enjoy being there.

By going on with her work she felt better able to keep him outside her emotions.

both the young women were fairly cheerful; such weather on a dry upland is not in itself dispiriting.

Le pouvoir regénérant du travail est donc central dans la vie de Tess en phase avec la « work ethics » protestante, comme Mary Wollstonecraft la promouvait aussi ardemment dans A Vindication of the Rights of Woman, vantant « l’occupation de l’esprit » et même les épreuves de la vie contre les démons de l’oisiveté, mère de tous les vices: « Happy is it when people have the cares of life to struggle with; for these struggles prevent their becoming a prey to enervating vices, merely from idleness!  »
On pense aussi à cette phrase de Baudelaine dans Mon coeur mis à nu: « Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser. »

De façon plus précise, j’ai pensé assez régulièrement aux héroïnes de Zola, toutes aussi hard-worker que Tess. A commencer par la frêle Catherine qui s’activait elle dans les ténèbres des mines et ne bénéficia donc pas du pouvoir regénérant et gargarisant de l’activité en plein air ou encore à Denise, petite vendeuse qui tente de se frayer une place dans le grand magasin parisien où elle subit harcèlement moral et sexuel, mais jamais ne rechigne devant la tâche et s’alourdit même encore de travail supplémentaire en reprisant des cravates le soir dans sa chambrette sous les toits et pourvoit aux besoins de ses deux jeunes frères y compris pour palier aux aventures du plus grand.
Les ressemblances entre Hardy et Zola sont assez criantes tant dans leurs thèmes en prise avec les réalités socio-économiques de leur temps, la part belle faite aux personnages féminins que dans leur représentation organique et sensorielle de la nature, pourtant Hardy a renié toute influence ou même filliation avec l’auteur parisien.

Tess devra malheureusement finir par se résigner à abandonner cette liberté et indépendance offertes par ses activités, qui la sauvaient, pour subvenir aux besoins de sa famille, ce qui la conduira à sa perte fatale.

S’affranchir du regard sexualisant et des fantasmes masculins

Cette attitude volontariste contraste avec la tentative de d’Urberville ou même de ses parents de l’acheter/vendre pour ses charmes physiques et de la très forte sexualisation et chosification qu’elle subit de façon générale de la part des hommes qui croisent son chemin. Tess s’acharne à vouloir exister en s’ancrant dans la terre (la femme était d’ailleurs associée à la nature culturellement et socialement par ailleurs ce qu’Hardy approuvait tout en faisant de Tess une eune femme désireuse de se cultiver aussi intellectuellement et complexant sur son éducation limitée comme elle s’en ouvre à Angel), les travaux manuels, et refuse ainsi indirectement d’être cette créature ethérée qu’Angel Clare, dans la lignée historique des hommes, cherche à projeter sur elle en l’enfermant dans son idéal/fantasme de pureté, de « femme céleste », de déesse mythologique et non terrestre. Hardy le représente poétiquement et symboliquement dans leurs rencontres entre clair/obscure au crépuscule jusqu’à l’évanouissement progressif de cette illusion à mesure que le jour pointe.

She was no longer the milkmaid, but a visionary essence of woman—a whole sex condensed into one typical form. He called her Artemis, Demeter, and other fanciful names.

When the day grew quite strong and commonplace these dried off her; moreover, Tess then lost her strange and ethereal beauty;

Hardy -probablement également coupable du même penchant, lui qui avoue dans une de ses lettres avoir perdu son coeur pour Tess- insiste sur cette tendance nocive d’Angel Clare à nourrir un amour incliné vers l’imaginaire et « l’éthéré » qui enferme l’être aimé dans la psychée intérieure personnelle de l’autre et le déconnecte de sa propre réalité et existence, ne devenant alors qu’une chimère:

a love more especially inclined to the imaginative and ethereal; it was a fastidious emotion which could jealously guard the loved one against his very self.

Clare’s love was doubtless ethereal to a fault, imaginative to impracticability. With these natures, corporal presence is something less appealing than corporal absence; the latter creating an ideal presence that conveniently drops the defects of the real. not a real woman.

Clare va même jusqu’à reconnaître qu’il préfère les gens lorsqu’ils lui sont éloignés et vivent alors uniquement dans son souvenir, c’est à dire re-créés dans son imaginaire plutôt que réels et présents à ses côtés :« I think of people more kindly when I am away from them »

Pour l’anecdote, la première femme d’Hardy, Emma se plaignait de l’obsession d’Hardy pour son personnage de Tess, confiant dans l’une de ses lettres qu’il ne comprenait que les femmes qu’il inventait et pas du tout les autres: « he understands only the women he invents – the others not at all. »

De son côté Tess ne porte aucun intérêt à l’attrait physique qu’elle exerce qui l’encombre et lui nuit plus qu’autre chose jusqu’à s’attirer la passion de celui qui causera sa perte, Alec d’Ubervilles. Sa beauté n’étant qu’un don qu’elle souhaite offrir à son bien-aimé, à savoir Clare comme elle le lui confie : « I do not value my good looks; I only like to have them because they belong to you, ».

Elle ne le valorise d’ailleurs pas lui-même sur ce plan, comme le montre son amour intact pour lui à son retour d’Amérique du Sud usé et enlaidi -qui l’inquiète d’ailleurs-, tandis qu’elle n’a pas perdu ses charmes (l’inverse aurait-il été vrai ? Rien n’est moins sûr…, nous restons dans la dichotomie de la belle et la bête…) : « Worn and unhandsome as he had become, it was plain that she did not discern the least fault in his appearance. To her he was, as of old, all that was perfection, personally and mentally. He was still her Antinous, her Apollo even; his sickly face was beautiful as the morning to her affectionate regard. »

Tess d'Urbervilles Thomas Hardy analyse

Tess et Angel Clare à la fin de leur cavale, devant le temple des vents de Stonehenge (David Blair pour la BBC)

Hardy ne résiste toutefois pas à faire de la beauté de Tess son principal atout et trait distinctif, comme en témoigne les multiples descriptions aesthétiques presque fétichisante dees « courbes » de sa bouche par exemple ou de sa peau entraperçue au travers de ses lourdes robes de travail, tout en concédant de lui attribuer un peu de poésie et d’anticonformisme qui ressemble plus à un charme enfantin qu’à de quelconques capacités intellectuelles, elle qui a malgré tout reçu une petite éducation mais boit toutes les paroles de son Angel, érudit « rebelle » (autodidacte comme Hardy qui n’a pas été à l’universoté) qu’elle compare ni plus ni moins à un « Dieu ». Ce dernier critique notamment le christianisme auquel il préfère la culture classique païenne et a refusé de suivre les pas de son père, pasteur, dans le clergé : « Angel had been so unlucky as to say to his father, in a moment of irritation, that it might have resulted far better for mankind if Greece had been the source of the religion of modern civilization, and not Palestine » ou encore « He had persistently elevated Hellenic Paganism at the expense of Christianit« .

Ce conflit idéologique entre le père et le fils reflétait les propres dilemmes d’Hardy pétri de culture chrétienne avant de devenir athé et de philosophie antique ; Hardy montre aussi les limites de l’érudition, y compris la sagesse antique sur laquelle Angle s’appuie en particulier lors de son exil, qui ne lui est d’aucun secours) et le voit comme son maître absolu, figure qu’il endosse spontanément à son égard. Sa douceur/faiblesse soumise est aussi soulignée comme un facteur de séduction et comme une propriété féminine innée (« her countenance meekly fixed », « the natural shyness of the softer sex », « a mere vessel of emotion untinctured by experience », « She was so modest, so expressive, she had looked so soft in her thin white gown« ). Il est assez jouissif quand enfin Tess ose s’affirmer enfin face à son idéalisation de Clare, malgré son abandon égoiste, en lui écrivant une lettre de rupture bien sentie où elle ose lui dire ses quatres vérités en lui reprochant son silence injuste et cesse enfin d’endosser masochistement toute responsabilité comme elle le faisait jusqu’alors.

Tess d'Urberville Thomas Hardy analyse

Tess, Angel Clare et Alec d’Ubervilles, le triangle passionnel et tragique du roman (adaptation BBC)

Ecrire le passage du temps et l’évolution des personnages

La retranscription du passage du temps est un élément clé du roman également et lui donne sa puissance et sa beauté, en particulier le temps -presque suspendu- de la naissance des sentiments entre Angel Clare et Tess, qu’Hardy s’attarde à décrire, en détaillant le long cheminement et évolution, entre « prédilection et amour », ces terres incertaines où les êtres apprennent à se découvrir et s’aimer au cours de leurs longues promenades herborées du soir ou instants volés aux journées de labeur (« on the debatable land between predilection and love; where no profundities have been reached« ), mais aussi du dilemme déchirant Tess sur la révélation de son sombre secret (qui ne sera d’ailleurs jamais révélé, Hardy maniant ici avec maestro l’ambiguité et l’elliptique). Le deuxième concerne la longue attente douloureuse cette fois, après la parenthèse enchantée qu’a constitué l’été de la rencontre de Clare, de son retour ou au minimum d’un signe de lui, après sa brutale répudiation. Entre les deux, la longue scène de répudiation de Tess par Angel et la nuit de somnambulisme qui s’ensuivra sont des moments particulièrement forts et déchirants du roman, quitte à éclipser le 3e personnage indésirable du triangle formé avec Tess et Angel, le prédateur manipulateur Alec d’Ubervilles qui fascine tant l’auteur de 50 shades of Gray, E.L James qui cite le roman comme une de ses influences et qui en fait aussi le roman préféré de son héroïne, étudiante en lettres, ce qui n’aura pas manqué de relancer les ventes du classique (tout comme l’avait fait un autre de ses modèles Stephenie Meyer l’auteur de la trilogie Twilight où c’était les Hauts du Hurlevent qui était le favori de son personnage et qui a connu de la même façon un regain d’intérêt en librairie).

Sur la fin du roman

Je regrette en revanche la fin, non pas tragique de Tess, qui reste pertinente dans le déroulement de l’intrigue et belle, en particulier leur fuite et la scène finale aussi romantique que symbolique dans les ruines du celtique et païen « temple des vents » mais de l’union quasi immédiate entre Angel et sa soeur qui est relativement infâme comme si deux êtres pouvaient être interchangeables et sans même qu’Angel n’en passe par une quelconque période de deuil…, combien même Hardy la fait demander par Tess, pour raison de facilité et dans le désespoir de celle-ci. C’est assez décevant… [Alexandra Galakof]

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