Mon idée du plaisir par Will Self : Littérature Britishement Incorrecte

‘Bad boy prodige, déjanté et mortifère’, ‘enfant terrible des lettres britanniques’, ‘popstar loufoque’… : autant de qualificatifs employés pour décrire Will Self. Figure de proue de la littérature british new look, ce toxicomane repenti, né au début des années 60, est l’auteur d’une œuvre exubérante à la satire dévastatrice. Après plusieurs années de journalisme (London Evening Standard, The Observer, The Times…), il entre avec fracas (en 1991) dans le monde du roman avec un premier recueil de nouvelles : « La théorie quantitative de la démence ». Il y expose alors avec tout le cynisme et le sérieux qui le caractérise les mécanismes de la folie humaine selon le principe hautement scientifique des vases communicants. Le postulat de cette démonstration subversive : et si la raison était la forme la plus avancée de la folie ? Il est sacré meilleur auteur anglais de l’année par la revue Granta.


« Mon idée du plaisir » est son premier roman, publié en 1991 sous le titre original de « My idea of fun ». Cette fiction (qualifiée de ‘métafiction déjantée et cauchemardesque’ par le magazine Chronicart) oscille entre fable et conte hardcore. Elle révèle tout le talent métaphorique de l’écrivain. Presque proustien.

Au fil d’un récit qui nous plonge dans les abysses de la psychée enfantine, il fait défiler l’existence d’Ian Wharhon, consultant marketing, doté de facultés édeitiques. C’est à dire la capacité de recréer psychiquement des environnements et objets avec une acuité prodigieuse et de s’y projeter. Ce curieux « don » permet à Self de façonner un personnage schizophrène sous l’emprise de ses images mentales et de ses hallucinations. br />
Si l’on se fie à la 4ème de couverture du livre : Mon idée du plaisir « c’est Alice au pays des merveilles filmé par David Cronenberg sur un scénario de William Burroughs. » La comparaison avec le roman de Lewis Carroll est en effet bien choisie. Le monde enfantin tient une grande place dans l’imaginaire de l’auteur (par ailleurs fervent fan de ce conte). Un monde où la féerie côtoie souvent l’horreur voire la perversion. Un monde où la notion de « bien » jouxte celle du « mal ». Mais qui peut décider de ce qui est bien ou mal ? Un monde de superstitions, de secrets, où l’on s’invente des mentors, des ange-gardiens, des monstres…

Ian, petit garçon à l’enfance solitaire, se fera ainsi accompagné par L’Obèse Contrôleur, émanation fantasque d’une histoire que lui racontait une maman envahissante et un brin castratrice. Ce personnage central du roman ne sera jamais clairement identifié et reste à la libre interprétation du lecteur (Emanation imaginaire ? Dédoublement de la personnalité d’Ian ? Extrapolation basée sur une connaissance réelle ? Spectre de l’au-delà ?)

Tour à tour ami, confident, tuteur, dictateur paternaliste ou menaçant, il prend en main Ian en lui apprenant à dompter son « don ». Encombrant et pourtant indispensable, il endosse la responsabilité de tracer le destin du héros. Sous sa coupe (virtuelle ?), le destin d’Ian semble déjà pré-déterminé, irréversible. Mais n’est ce pas là un vieux fantasme humain que de croire qu’un (bon ou mauvais) génie, un esprit supérieur ou toute autre divinité a déjà décidé pour nous d’une destinée impossible à éviter ? C’est en tout cas le rôle assigné à L’Obèse Contrôleur sur lequel Ian décharge ses pulsions et s’en remet pour justifier ses déviances. Car Ian, victime de ses déferlements eidétiques, succombe périodiquement à des pulsions pour le moins sauvages. La barbarie, ici décrite sans complaisance, est annonciatrice de romans comme American Psycho. Torturer, faire souffrir et se gorger de cette souffrance : tel est le plaisir d’Ian.

Le récit tentera d’expliquer comment, pourquoi, (sans en faire l’apologie) cette jouissance odieuse s’est emparée du héros. Et c’est immanquablement, une question qui renvoie à la nature profonde de l’Homme, à son tiraillement entre le Bien et le Mal, à sa place dans une nature hostile, dans ce monde qu’il s’est façonné. Quelle est sa part de responsabilité dans ses actes et ses pulsions ?

Self s’interroge ouvertement à travers la voix d’Ian : « Sommes nous tombés en disgrâce ? Est-ce cela ? Avons nous perdu notre innocence collective ? On le dirait bien parfois. Nous avons l’impression d’être poussés malgré nous dans un monde railleur et brutal qui nous a déflorés. Mais parfois aussi, il semble que tout est souillé par notre faute, que nous avons trop touillé, trop secoué, trop rué, trop botté, et youpi et hop là ! Aujourd’hui fourbus et rendus, plus pesants que jamais. D’où vient ce lancinant sentiment d’être à la fois le bourreau et la victime ? A la fois nous et eux ? A la fois moi et lui ? Avons nous été expulsés d’une salle de jeux où la nature nous pourvoyait en automates innocents, en machines meuglantes et braillantes pour notre amusement. »

On pourra reprocher au récit d’être parfois un peu tortueux dans son intrigue. A force de vouloir nous entraîner là où ne s’y attend pas, l’histoire perd un peu en cohérence. Néanmoins la densité de la langue (bravo au traducteur Francis Kerline !) tient en haleine (et coupe souvent le souffle)…

Pour un avant-goût, quelques somptueuses métaphores :

A propos du temps : « Le temps est un accordéon cassé, maltraité par un chanteur des rues avinées ; dans un gémissement poussif il resserre les évènements, puis les écarte à nouveau, loin, loin, loin. Et le temps lui-même bien sûr est semblable à cette métaphore : creux, verbeux et contraint. Ainsi le temps nous conte fleurette, nous régale d’un peep-show initiatique , où le sou inséré produit invariablement le même spectacle tristement monotone. » A propos des hommes : « Au petit matin, les hommes nus étaient pareils à de grandes araignées blanches suspendues aux robinets quand, sous la lumière crue de la salle de bains, ils allaient, le membre ramolli, rincer leurs émotions dans la bonde du lavabo. »

A propos de la réalité, le « monde éveillé » : (…) « Pendant ce temps dans le monde éveillé, le monde non absurde, le monde tranchant comme un fil de nylon cisaillant les peaux rebelles autour des ongles de la cogitation, ce monde hai, cette piscine vide, ce monde bouche-trou, ce poussiéreux mortier de temps pris en sandwich entre 2 éternités » (…)

Un livre à découvrir donc, ou à redécouvrir, pour son atmosphère unique et ses considérations métaphysiques surprenantes.

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