« Polocoktail Party » de Dorota Maslowska : un « Holden Caulfield » anti-ruskoff, halluciné et…très attachant

On approche « Polocoktail Party » de Dorota Maslowska avec beaucoup d’a-prioris, liés au « phénomène de star littéraire » de son auteur : très jeune (lycéenne de 19 ans au moment de l’écriture), livre écrit en un mois (toujours se méfier des « records »), une jolie blonde genre lolita un peu trash, les comparaisons dythirambiques (Céline, Gombrowicz…), les thèmes racoleurs (sexe, défonce aux amphétamines et discothèques…) et un style à couper au couteau… Ce brûlot réserve en réalité une bonne surprise et rappelle le chef d’oeuvre de Salinger « L’attrape coeurs » dans une version anti-ruskoff et hallucinogène. Sous la forme originale d’un monologue intérieur, Maslowska alterne avec une étonnante dextérité les moments de désespoir, de rage et de candeur de son narrateur… Et parvient à se glisser avec une remarquable justesse dans la peau d’un jeune banlieusard du littoral de la Baltique. Un exercie de haute voltige relevé haut la main !

« Ma vie entière m’apparaît soudain comme un flash. elle s’étale devant moi comme un paysage de décombres. Du sang sur le canapé, du sang sur mon pantalon où ses rigoles séchées semblent tracer une carte de maladie, une planche de jeu dont toutes les pistes mènent à l’enfer caché sous ma braguette. Et ces tâches blanches sur le lino là où Magda a craché du dentifrice, et les rouges laissés par Angela qui en a mis partout en prenant la fuite. Et une pluie d epetits papiers, de petits cailloux, de dents de lait comme si Angela, avant de s’en aller en enfer, avait vidé tout le contenu de son sac. »

Andrzej, dit « Le fort », travaillant vaguement dans le tourisme et « les parcs d’attraction », nous entraîne dans le tourbillon de ses pensées lancées à fond de train, dopées au speed qu’il consomme avec autant de légèreté que les bulles de chewing-gums de ses petites amies. On le suit au fil de ses errances et virées nocturnes, de bar en boîte de nuit ou au bord des routes grises de la région de Gdansk.

Autour de lui gravitent ses conquêtes : Magda, « l’ex-femme de sa vie », une désaxée chronique qui passe son temps à le tromper, s’attirer les pires ennuis puis à lui déclarer sa flamme avant de l’insulter de nouveau et de le larguer…
Oscillant entre haine et attendrissement, il finit par la délaisser au profit d’Angela, au genre « artiste ténébreuse », végétarienne, écologiste forcenée, qui écrit des poèmes qui s’avèrera toute aussi déjantée que Magda… Deux figures féminines principales qui semblent en réalité les deux faces d’une seule et même pièce.

Il vagabonde de désillusion amoureuse -« Moi les femmes c’est terminé j’en veux plus. Elles peuvent me courir après, j’en ai plus rien à foutre. Ca ne marche que quand ça veut, ça tombe en panne une fois par moi… »- en rêves qui tournent court et frustrations…, le tout saupoudré de lignes de coke, clopes, verres de gin, comprimés de panadol…et kinders !

Un récit jonché de vomis, de vernis à ongle noirs, de rimmel qui coule, de visages barbouillés, maculés ou de jeans souillés…

A la fois pathétique, agaçant et émouvant, ce héros conserve étrangement un certain panache et n’est pas un « minable zonard » comme certaines critiques l’ont un peu vite catalogué. Paumé, dépassé par les évènements, il tente de garder le cap malgré le désemparement qui l’envahit parfois, de rester fidèle à ses idéaux. Son franc parler et sa spontanéité le rendent très attachant, comme le héros de Salinger. Il y a aussi du Tennessee Williams et du Fante chez ses âmes tiraillées, ces damnés qui tentent de se construire et de garder espoir malgré tout. « Que Dieu existe ou n’existe pas, je veux même pas le savoir parce que même s’il existait, ça fait belle lurette qu’il est allé se coucher… » s’énerve ainsi le héros.

Le récit se déroule sur trois journées mouvementées (au cours desquelles il se retrouve à l’hôpital, évite de justesse l’overdose de sa copine ou d’être étranglé…) tandis qu’en arrière plan, s’activent les préparatifs fébriles de la « Journée sans ruskoffs », une fête nationaliste organisée par la municipalité de la ville.

Contrairement à sa consoeur russe Irina Denejkina, le contexte socio-politique est très présent tout au long du roman (dont le titre original est « La guerre polono-russe sous l’étendard blanc et rouge [le drapeau polonais] », sans pour autant le transformer en pamphlet militant. Le héros, gauchiste extrêmiste, évoque régulièrement ses « convictions » anti-mondialistes et ses idées pour pour « sauver le pays de l’anéantissement que préparent ces putains d’aristocrates à pardessus et à blouses, qui (…) nous auraient vendu à l’Occident pour nous envoyer esclaves dans des bordels pour faire le jeu de la Bundenswehr… qui cherchent à brader notre pays(…) La solution selon lui ? « Transformer la patrie en un pays typiquement agricole. » Des discours souvent primaires mais qui s’accordent avec la naïveté des personnages, manichéens et utopistes.

A travers sa voix et celles de son entourage, Dorota entend parodier « une certaine Pologne d’en bas, populiste, xénophobe et consumériste », précise l’éditeur sur sa 4e de couv’.

Mais c’est surtout le portrait d’une génération qui cherche un nouveau départ, une nouvelle identité, entre deux mondes : la fin du communisme et l’adhésion européenne. On fantasme sur « l’Occident » et ses promesses tout en craignant le rouleau-compresseur économique, le libéralisme sauvage ou l’impérialisme américain ou russe… On veut rompre avec le communisme, la tutelle de Moscou, tout en aspirant au retour des prix bas… « Et pourtant quelque chose a changé, je le constate en remontant le store. Le monde est sorti de son cadre. Le soleil a grossi. Il est tout gras comme un de ces parasites qui nous rongent.« , s’étonne le narrateur au détour d’une page.

La jeune polonaise n’a toutefois pas été épargnée : quelques reproches ont fusé comme la pauvreté et la vulgarité de son langage ou le fait qu’elle écrive « mal » (notion toute relative et subjective bien sûr), mais c’est loin d’être le cas.
Elle reproduit certes les tics de langage de son narrateur en usant parfois d’argot ou de répétitions. Le style colle aussi à la cascade de pensées du héros, aux idées qui roulent dans sa tête passant de l’une à l’autre, dans un flot continu qui peut dérouter au début.
Mais cela ne nuit pas à la qualité littéraire de l’ensemble. Au contraire, cette langue très orale mais toujours très imagée, créative, percutante voire poétique, donne du rythme à la narration qui risquerait, sans cela, d’être indigeste (pas de chapitre). Bref, une nouvelle voix de la littérature de l’Est est née et devrait continuer à faire parler d’elle…

Deux ou trois choses que l’on sait d’elle :
En 2000 – elle a alors 17 ans -, un mensuel féminin publie son journal intime. Agée de 19 ans, à la veille de son bac, elle écrit « Polcocktail party » qui paraîtra en septembre 2002. Le succès est immédiat. La critique, dithyrambique, la compare à Céline et à Gombrowicz, et le livre s’arrache. En quelques mois, près de cinquante mille exemplaires ont été vendus. Dorota Maslowska a même été invitée à dîner par le président polonais, curieux de découvrir « le petit prodige ». Le réalisateur Wiktor Grodecki qui travaille sur un projet de scénario, dit de ce roman qu’il reflète l’état d’âme des jeunes dans la Pologne d’aujourd’hui : paumés, mais sensibles.

Extrait :
« Dans cette lumière floue, tout est de plus en plus pareil, femmes, hommes, enfants et animaux ne forment plus q’une masse homogène. Et, dans cette obscurité inondée de thé noir et épais, nous n’arrivons plus à nous distinguer les unes des autres, nous perdons nos contours et ressemblons de plus en plus à des oiseaux. La grand mère enfonce son doigt entre nos côtes ou nous tapote les fesses, elle vérifie si elle peut déjà faire de nous du bouillon ou aller nous vendre au marché (…) La cuiller plongée dans le verre, le thé noir se met à virer, il vire autour de nous, d’abord tout doucemet, puis de plus en plus vite, à grand bruit, nos dents claquent au contact de la cuiller. Les lumières se déversent sur nous comme des cristaux de sucre orange. La petite lune se révèle être un ongle rongé jusqu’au sang, des branches jaillissent de nos poignets et tout s’agglomère, poussière, cendre, débris de verre ne sont plus qu’une masse compacte, hommes et animaux ne font plus qu’un. Nous jetons un regard à l’intérieur, toutes les installations sont arrachées, les combinés impuissants se balancent au bout des câbles, le vent souffle, le monde entier s’est transformé en vent, en pluie de verres qui se brisent, en mer de thé renversé. »

ci-dessus, couvertures polonaises du roman Polococktail party

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