« Miso soup » de Murukami Ryû: un « Tokyo psycho » fascinant et haletant

« Miso soup » de Murukami Ryû, idéal pour quelques sueurs froides… Sous un titre à la fois mystérieux et trivial « Miso soup » (dont la signification symbolique s’éclaircit seulement dans les dernières pages), se révèle presqu’aussi puissant qu’American psycho de Bret Easton Ellis. L’auteur japonais partage en effet avec l’américain de nombreuses obsessions et un univers communs, même s’il cultive chacun un style bien différent. Paru 6 ans après (en 1988 et préalablement publié sous la forme d’un feuilleton littéraire dans un journal), récompensé par le prix Yomiuri, ce sixième livre de Murakami nous plonge au coeur du célèbre quartier rose de Tokyo, Kabukicho, où nous suivons Kenji, jeune japonais de 20 ans, qui occupe la curieuse fonction de « guide en tourisme sexuel ». Sa mission ? Escorter et conseiller les touristes sur les « meilleurs » bars louches de la capitale… Peu de jours avant le réveillon du nouvel an, un étrange client (soi-disant) prénommé Franck le contacte… En acceptant de le guider pendant trois nuits consécutives, il vivra une angoisse croissante aux côtés de cet américain au visage « curieusement artificiel ressemblant à un masque de silicone glacé ». De soupçon en indice terrifiant, il découvrira sa vraie nature avant de sombrer dans une épopée sanglante…

Présenté comme un « polar », un « thriller psychologique », ce livre dépasse en réalité ce simple cadre. Si Murakami instaure bien une tension et un suspense allant crescendo, il parvient surtout à livrer une passionnante analyse sur cette « ultra-moderne solitude » typique des grandes villes et ses conséquences telles que la violence psychologique et physique mais aussi la misère sexuelle, la frustration, les supercheries sociales, la pseudo convivialité à la fois touchante et sordide des établissements dits « de plaisir » où tout le monde fait semblant d’être quelqu’un d’autre : « Dans le monde du sexe, ce n’est pas parce qu’on rit beaucoup qu’on a forcément un caractère enjoué… ». Un monde « où l’on évacue la question de savoir si l’on a une quelconque valeur personnelle », où l’on est « résigné » et où « l’on abandonne toute dignité humaine ».
Les déambulations des deux héros à travers les « lingeries pub », « show bar », « peep shows », « print clubs » et autres « love hotels » prennent un tour métaphysique presque surréaliste dans ce décor kitsh et artificiel. Impression renforcée par quelques scènes insolites comme ce dialogue entre Franck et une hôtesse en sous-vêtements :
-« Je veux mettre de l’argent de côté pour aller aux Etats-Unis.
– Ah bon ? Tu veux aller dans une école américaine ?
– Non (…), je veux juste aller à Niketown…, ou encore cette scène dans un « batting-center » (machines à lancer de balles automatiques) où les deux héros vont se lancer un défi qui déclenchera la perte de contrôle du meurtrier.

A la fois fois désabusés, mélancoliques et parfois cyniques, les personnages s’enfoncent dans cette nuit tokyoite électrique où miroitent les mirages tentateurs et cruels, promettant d’utopiques issues de secours aux malaises existenciels.

Habile, le roman évite les clichés et tout manichéisme en créant entre les deux personnages (le meurtrier et son assistant peu à peu pris en otage) une sorte d’attraction-répulsion. Les moments de crainte alternent ainsi avec des moments de complicité innatendus (comme lorsqu’ils se remémorent leurs souvenirs d’enfance) où chacun dévoile peu à peu à ses failles respectives.

Avec une écriture minutieuse à la fois sèche et dense, Murakami étudie aussi finement les mécanismes psychologiques : « La haine, l’intention de nuire naît d’émotions négatives nommées chagrin, solitude, rage. Elle naît d’un gouffre béant qu’on sent à l’intérieur de soi comme si on nous avait découpé un bout de chair au couteau. Ce n’est pas que je sentais des dispositions au sadisme ou à la cruauté chez Franck. Il n’avait pas l’image d’un tueur en série. Ce que je sentais chez lui, c’était ce gouffre béant. »

Une écriture qui peut parfois sembler froide et clinique en particulier lors des instants les plus insoutenables des scènes de meurtre. Il réussit pourtant à nous rendre attachant et émouvant ce duo improbable.

Et c’est finalement un dénouement déroutant que nous propose l’auteur en renversant les perspectives. « La frontière entre la normalité et la folie devenait floue. Je ne savais plus ce qui était bien, ce qui était mal » s’étonne le narrateur. A la différence de Bret Easton Ellis qui n’essaie jamais de justifier ou d’expliquer les meurtres de Bateman, les crimes odieux de Franck prennent une tournure symbolique. A l’image de ces animaux de test, il fait partie de ces rares êtres « qui résiste à leur manière, qui plongé dans une cage de laboratoire qu’est le monde, gavé de nourriture puis soumis à des décharges électriques alors qu’ils n’ont rien fait de mal, opposent une résistance. », conclut Kenji.

Miso Soup, c’est enfin une réflexion sur la société japonaise comparée aux moeurs occidentales, américaines en particulier. Il dénonce entre autres la prostitution galopante des lycéennes japonaises, la vacuité morale de la jeunesse, la mort des japonais au travail obnibulés par la réussite matérielle et les apparences, l’hypocrisie politique et sociale ou encore les impasses d’une société qui ne parvient plus à exprimer son désir de façon naturelle : « Autrefois, les établissements de plaisir étaient plutôt fréquentés par des quinquagénaires, mais maintenant on y trouve des jeunes. Il paraît qu’il y a de plus en plus d’hommes jeunes qui trouvent trop compliqué de se chercher une petite amie ou de faire de vraies rencontres amoureuses », explique le jeune guide à son touriste.

Un romant court et pourtant foisonnant qu’on ne peut lâcher en cours de lecture et dont les idées troublantes vous poursuivent ensuite. Si vous avez aimé American psycho, ce livre est un « must-have » (read) !

Deux ou trois choses que l’on sait de Murkami Ryu :
Né en 1952, il est le prolifique auteur d’une trentaine de livres dont les plus célèbres sont son premier roman, Bleu presque transparent (prix Akutagawa en 1976, vendu au Japon à un million d’exemplaires en six mois), qui retrace quelques jours de la vie d’un groupe d’adolescents, entre sexe, drogue et rock, Les Bébés de la consigne automatique (1980) et Parasites. Son Japon est celui du délire technologique, de la surconsommation, de la violence gratuite, de l’abandon lent et progressif des traditions, de la destruction des liens familiaux et collectifs développés par la société nippone… Il dépeint « l’effondrement de la société japonaise » et raconte cette nouvelle jeunesse errant sans idéal dans un « monde sans âme », qui ploie sous les richesses et sous le poids de sa propre solitude, peut-on lire dans sa bio sur Wikipedia.

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