« L’infamille » de Christophe Honoré : Le roman noir et vénéneux de la famille

« L’infamille » de Christophe Honoré, un néologisme qui résume parfaitement à lui-seul la dislocation de cette famille que nous présente l’auteur dans son premier roman difficile, paru en 1997, à l’âge de 27 ans aux éditions Verticales. Une famille qui n’en a que le titre, gonflée de non-dits, d’un malaise étouffant et malsain qui a sali ses enfants et gâché leur vie. Une anti-famille dans laquelle il est bien difficile de trouver sa place et de grandir sereinement. Le romancier livre ici une réflexion âpre et sans concession sur « l’esprit de famille », l’ambivalence des liens de sang et de « l’appartenance familiale »… Avec en filigrane cette question insoluble : Peut-on guérir de sa famille ? (visuel d’illustration à gauche : les deux frères -Louis Garrel et Romain Duris- héros du film « Dans Paris », réalisé par Christophe Honoré en 2006)

« Jamais je ne rejoindrai ma famille. Je veux dire, un vendredi soir, en mai, répondre à des amis qui vous invitent pour un dîner : « non, je ne peux pas, ce week-end, je rejoins ma famille en Bretagne. »

Christophe Honoré possède un talent unique pour rejouer la musique de l’enfance et pré-adolescence des garçons, dans ce qu’elle a d’absolu, d’ambigu et de force brutale. De ces petits défis qu’on se lance (comme « le jeu des yeux brûlés » consistant à regardant le plus longtemps possible le soleil sans ciller, les bains dans la mer froide…), de cette imprudence et des sentiments exacerbés. Entre orgueil, fragilité et fausse dureté : « Il faut que je retourne à mon enfance, le terrain de jeux favori. L’enfant roi naturellement encadré par père et mère. »
Mais cette musique a toujours chez lui des accents dramatiques et se nimbe d’une tristesse irréparable. Ici c’est un père trop faible qui ne sait pas aimer ni protéger, un frère un peu trop rude et une mère terrible… qui aura un jour ces gestes interdits sur le corps de son plus jeune fils, Guillaume également héros du roman. « On ne meurt pas des caresses qu’on nous donne. » tente-t’-il de se convaincre, lui qui désespère de recevoir amour et tendresse et essaie de se construire malgré tout. Mais certaines caresses sont mortelles.

« Je ne pleure pas à la mort de mon frère c’est tout. Je suis juste un drame, une trappe dans les ruines, un futur buveur de bière qui jurera contre l’univers et les mères et les tendres. »

Prisonnier de ce passé amer et obsédant, tous ses souvenirs d’enfance vont ressurgir le jour tragique où il devra reconnaître, à la morgue, le corps de son grand frère. Celui qui avait « 3 ans de plus que lui », qu’il suivait confiant et admiratif dans les rochers. Mais aussi celui qui l’a trahi et sali dans ses romans même s’il ne peut se résoudre à lui en vouloir en dépit de sa souffrance : « J’aimais notre enfance maltraitée par Thomas parce qu’elle était plus belle que ma mémoire, elle était neuve et sonnait vrai dans sa bouche. » « Bang, bang ». La chanson de Sheila, très connotée (également utilisée dans un court métrage de François Ozon), reprise dans le roman pourrait en effet être la bande son de ce roman bouleversant à l’écriture sèche et âpre qui broie le cœur avec une douceur mélancolique.

« Thomas éclate de rire, il s’approche de moi, il me serre comme s’il voulait m’empêcher de me battre. Sa bouche est déjà dans mon cou, ses baisers y pètent. Moi je pleure et lui fais croire que c’est de rire. J’ai 18 ans, mon grand-frère me tient dans ses bras. Je ne suis pas à ma place, mes épaules devraient être plus larges, mes yeux moins gentils. On devrait hésiter à me prendre dans ses bras, comme ça pour un rien. Me redouter. Est-ce que Thomas aura un jour peur de moi ? »

Très vite, le romancier instaure le trouble et le malaise à travers ce narrateur qui nous dévoile à demi-mots ses pesants secrets de famille, sans que le lecteur ne puisse démêler réellement le vrai du faux. Avec un sens du détail et de la mise en scène (regarder un petit garçon sucer des cailloux dans sa bouche, gratter le sel d’une ardoise…) où le gestuelle très importante revêt une grande symbolique, il révèle subtilement la gêne, la colère refoulée, l’ennui ou la honte. Peu à peu nous remontons donc le fil de ses souvenirs : son père impuissant et son barbecue, sa mère hyprocrite et sa nappe fleurie mais aussi Cécile, ex femme meurtrie de son frère ombrageux qu’il adore et qu’il hait en même temps. Cécile qui aurait bien voulu porter un autre nom celui de Cassard par exemple. Le nom qu’il donnera à l’héroïne de son premier film « 17 fois Cécile Cassard. »

« La prochaine fois que je tomberai amoureux, lorsque je raconterai ma vie, ma famille, de nous je ne pourrai dire que ça : c’est fini. »

Et puis il y a Medhi, l’ami-amant qu’il se fait au cours d’un « job » dans un village touristique de Tenerife où il vend des voyages et fait des passes. Il dévoile surtout son homosexualité et son attirance pour ce beau colocataire qu’il initiera à la sexualité gay au cours d’une scène assez émouvante : « Je me blottis tout contre lui et ce contact de nos peaux, cette chaleur nouvelle, douce, je pense : comment avons-nous pu nous en passer si longtemps ? Ses fesses au creux de mon ventre, nos cuisses collées, nos épaules, nos corps ainsi en parenthèses, deux petites cuillères. »

La construction de ce premier roman est déjà très étudiée et rompt avec les codes de narration habituels, ce qui renforce le trouble du lecteur qui avance dans sa lecture comme dans un labyrinthe, à la recherche des clés d’une énigme douloureuse. Composé de quatre parties précédées d’exergues d’Henry Michaud ou de François Truffaut, il alterne, sans chronologie passé et présent, fantasmes (comme celui où Guillaume se rêve en père de famille), évocations (le petit garçon aux cailloux) et réalité autour de la scène centrale : l’identification du corps de son frère à la morgue. Mais est-ce bien son frère ? Il introduit ici une dimension de « suspens » en nous entraînant sur de fausses pistes -teintées d’un esprit presque Lynchéen- jusqu’à la révélation finale assez freudienne…

On note au passage des paroles prémonitoires sur la révolte des stagiaires alors que Guillaume vomit dans les toilettes soutenu par le père de Cécile, chef d’entreprise : « Un jour tous les stagiaires de France vont faire la grève et plus personne ne pourra travailler. » Il aborde aussi, dans ce roman, le thème du « Peut-on tout écrire ? », peut- on piller sa famille, ses souvenirs intimes, son entourage proche au nom de son art littéraire. Des thèmes qui ont resurgi avec force lors des polémiques sur le film « Roi et reines ». Arnaud Cathrine, auteur également proche d’Honoré dans ses thèmes et style, posait la même question dans « Sweet home ».

Ce premier roman contient déjà tout l’univers de l’auteur qu’il développera par la suite dans ses romans et films : le duo masculin de frères, la filiation, la tyrannie/domination de l’un sur l’autre, le climat sexuel un peu malsain qui plombe les pages, l’ambigüité des gestes et des mots, une étrangeté onirique de cauchemar éveilléoù certains détails prennent une monstrueuse importance, la cruauté, le meurtre, la fragilité, la nostalgie de l’enfance, le refus du monde adulte cet ennemi, la narration en allers-retours entre passé et présent pour mieux brouiller les pistes ou au contraire leur donner plus de profondeur et de nouvelles perspectives… Il a aussi collé l’étiquette « trash » au jeune romancier, fortement imprégné de l’œuvre de Bataille, en raison de ses allusions explicites aux « bites », à la jouissance (« Je bande comme un fou ») ou encore à « la merde sur les fesses » lors des jeux innocents des enfants qui découvrent leur sexualité… Ces descriptions crues ne sont pourtant jamais gratuites et témoignent d’une certaine violence à la fois dans l’écriture et dans les thèmes du récit. La présence d’extraits de paroles de chansons (Sheila, Françoise Hardy…) préfigure également son goût pour la narration musicale, concrétisée dans son film « Les chansons d’amour » de 2007.

Lire aussi : la chronique de « La douceur » (+ petite présentation de l’univers et parcours de Christophe Honoré)

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