« La belle vie » de Jay McInerney : Les golden boys de « Trente ans et des poussières » à l’épreuve de la vie post 11 septembre et de la quarantaine…


« La belle vie » de Jay McInerney marque le retour de l’oiseau de nuit de Manhattan, à 52 ans, écrivain star de la jeunesse dorée et branchée des années 80, adepte des nuits blanches sulfureuses dopées à la coke aux côtés de son ami Bret Easton Ellis (qui n’a pourtant pas été tendre avec lui dans son Lunar Park où il apparaît sous le pseudo de « Jayster », son alter-ego diabolique !). Ce nouveau et septième roman rompt avec son registre habituel. Présenté comme la suite de son roman « Trente ans et des poussières », l’insouciance hédoniste et les futilités snobs de ses personnages font ici place à un ton plus grave et émouvant, face à la tragédie du 11 septembre. Il en résulte un roman d’amour très fitzgeraldien, à la fois grave et féroce, qui met habilement en perspective les effets de ce drame collectif à l’échelle personnelle. Ou comment les cataclysmes deviennent parfois des allégories et des catalyseurs de nos vies…

« Partout dans la ville, des familles se réunissent, comme nous aujourd’hui avec des chaises vides, autour de personnes aimées et disparues. Par là, dit-il avec un geste de la main en direction d’une fenêtre dans laquelle se découpait une vue en oblique des tours, il y a un trou dans le ciel. Et ici, en chacun de nous, il y a une blessure qui ne guérira jamais. Je suis heureux que nous soyons ensemble. Et je suis aussi fou de rage. »

« The Good Life » en version originale, traduit par « La belle vie » en français (à noter que son premier roman s’intitulait déjà « Toute ma vie« ) est un titre en forme de clin d’oeil ironique. L’auteur redispose les cartes et donne une nouvelle dimension, plus humaine et plus authentique, à cette « Belle vie » dorée, celle de Gatsby, qui l’a tant fait rêver durant ses années de frime. Les années 80, années Reagan, époque où l’on suivait les ambitions et déboires de Russell et Corrine Calloway, héros de Trente ans et des poussières paru en 1992 : l’union bobo parfaite d’une brillante courtière et d’un éditeur aux dents longues pris dans le tourbillon de leur vie mondaine et amoureuse, jusqu’au krach boursier de 1987 coïncidant avec le krach du couple (adultère de Corrine avec le meilleur ami de son mari).

Un krach dont ils se sont relevés et c’est donc réconciliés -du moins en apparence-, résidents d’un loft à Tribeca et parents de jumeaux que nous les retrouvons dans le tome 2 de leurs aventures, à la veille du crash sur le World Trade Center.
Leurs préoccupations du moment ? La préparation d’un dîner sophistiqué pour la venue de Salman Rushdie qui finalement se décommandera. Scène de la vie upper-class ordinaire en somme, qui ne se doute pas du bouleversement qui couve. Par une habile ellipse, l’auteur creusera ensuite les réactions et leurs comportements au lendemain de la catastrophe, alors qu’un barrage de police coupe Manhattan en deux au niveau de la 14e Rue. Mesure symbolique qui marque la fin d’un monde.

Oubliés l’égocentrisme et la futilité, les New-yorkais se découvrent une solidarité insoupçonnée et se mobilisent à l’image de Corrine, devenue mère au foyer, qui s’est portée volontaire pour alimenter les sauveteurs, la nuit, près de Ground Zero. Ce que McInerney, pour l’anecdote, avait lui-même effectué à l’époque, deux mois durant, dans une « soupe populaire » au sud de Manhattan.

« Russel pensait qu’il y avait deux sortes d’hommes : ceux qui trompaient leurs femmes et ceux qui se sentaient coupables après.« 

Elle y fera la rencontre d’un autre bénévole, Luke McGavock, ancienne star de Wall Street également coincé dans un mariage sans avenir. Etrangement, le cataclysme survenu fera naître en eux une énergie nouvelle et surtout une passion amoureuse clandestine qui dévastera, comme un écho, leur routine bien établie et les convention propres à leur milieu fait de fric, de frime et de superficialité « chic ». Les couples se craquellent et en filigrane, plusieurs question se profilent : Peut-on construire l’avenir sur des ruines, quel est le vrai sens de la vie, ou encore l’Histoire peut-elle réellement « changer » les êtres… ?

Loin de tout sensationnalisme et en évitant l’écueil du roman géopolitique, l’auteur s’attache à montrer les effets de cette tragédie.
La belle vie n’est donc pas un roman sur « Nine eleven » (le 11 Septembre). Il se concentre sur l’après, quand l’onde de choc de l’attentat a atteint des millions d’existences. La chute extraordinairement brutale de son piédestal d’une ville qui redécouvre sa vulnérabilité et ses émotions. Quand les illusions de « dominer le monde » s’effondrent. Quand les perspectives s’inversent ou se brouillent devant le chaos et la stupeur collective et que s’animent de nouvelles forces d’essence finalement assez primitives. Comme lors d’un recommencement possible. Comme lorsqu’une brèche s’ouvre et que tout peut arriver…
« Nous sommes au début de la fin de l’idée même de cette ville. La technologie avait commencé à en rendre la concentration inopportune. Le terrorisme risque de la rendre impraticable. » McInerney restitue avec justesse le climat paranoïaque de cette période incertaine et l’ébranlement qu’un tel traumatisme provoque sur les vies. Ebranlement qui peut aussi rimer paradoxalement avec une sorte de fièvre euphorique

« Malgré la moralité toute relative de Washington, malgré tous ses défauts en tant que mari, on pouvait dire qu’il avait découvert dans la paternité, sa seule vraie foi. Sa dévotion envers ses enfants, (…), demeurait une source d’étonnement pour Russel. (…) Russel voulait à présent se laisser emporter par le même élan, devenir le genre d’homme qui est prêt à tous les sacrifices pour ses enfants. Il espérait qu’il n’était pas trop tard. D’une certaine manière il avait senti une redistribution des forces au profit de sa femme. Elle semblait avoir été revigorée par le désastre alors que lui se sentait paralysé.« 

Un peu lourdement parfois, il établit des parallèles entre son récit et l’ouvrage « Le Fond du problème » de Graham Greene (au prétexte d’une adaptation ciné de Corrine pour combler son inactivité même si “écrire un scénario’ était, dans leur cercle d’amis, un euphémisme pour « être au chômage« .”). McInerney fait notamment ressortir le dilemme moral et le sentiment de culpabilité de ce roman (un homme infidèle est tiraillé entre la passion et le devoir). On aurait pu aussi le rapprocher du roman « Bruit de fond » de Don DeLillo qui étudie les rapports entre la menace d’un nuage toxique qui sème la panique dans la ville et l’impact sur un couple de professeurs et leur famille de façon plus générale.

« Dans des moments comme celui-ci tout ce qu’il voulait était de nouveau d’avoir 25 ans, à l’époque où l’insouciance et l’audace de l’abandon, constituaient un programme esthétique.« 

Le romancier délaisse bel et bien son image d’éternel dandy désinvolte et flambeur – sniffeur de coke et sortant avec des mannequins – qu’il a cultivé pendant 20 ans ans pour une approche plus mature et sage (en particulier lors des passages sur la paternité ou l’amitié entre Jeff et Russel que McInerney qualifie d’alliance « dionysiaque et appolonienne »). Sans rien perdre de son mordant en particulier quand il s’agit de croquer la comédie sociale : les réceptions mondaines et petites vanités de la caste des privilégiés de Manhattan et plus précisément celle du milieu littéraire-intellectuel, enfants de riches en cure de désintoxication, parents à la dérive… « L’américain moyen a 10 kios de viande non digérés dans les intestins« , lance par exemple ironiquement Corrine.

Il livre une radiographie très fitzgeraldienne des mensonges et de l’impossibilité du couple longue durée sur fond de bouleversements radicaux. Et signe le roman mélancolique d’une génération de quadras en perte de vraies valeurs, à la nostalgie inguérissable du paradis perdu de leur jeunesse…
Certains critiques n’ont pas hésité à qualifier ce dernier roman comme son meilleur depuis « Trente Ans et des poussières », une bonne surprise il est vrai après un « Glamour Attitude » en 1999 assez caricatural.

Le numéro de Transfuge qui vient de paraître met à l’honneur un entretien fleuve entre Frédéric Beigbeder, auteur d’un roman sur le 11 septembre (Windows on the world) et Jay McInerney qui pourrait être son alter-ego new-yorkais. Il l’interroge sur son dernier roman mais aussi sur sa carrière ou encore sa perception personnelle du 11 septembre. Il évoque notamment le roman « L’adieu aux armes » d’Hemingway.

Découvrez : une interview vidéo et écrite de Jay McInerney dans la rubrique Buzz +

A lire en complément :
la chronique de Trente ans et des poussières
la chronique de Journal d’un oiseau de nuit
la chronique de « Toute ma vie »
Le site de Jay McInerney

Bio rapide de Jay McInerney
1955 Naissance à Hartford (Connecticut).
Années 1980 Suit les cours d’écriture de Raymond Carver à l’université de Syracuse (Etat de New York).
1984 Journal d’un oiseau de nuit.
1991 Trente Ans et des poussières.
1999 Glamour Attitude. Divorce d’avec sa troisième femme.
2006 Quatrième mariage et sortie de La Belle Vie aux Etats-Unis.

1 Commentaire

    • Lilo sur 23 mars 2007 à 12 h 24 min
    • Répondre

    Bonjour, je ne ne crois pas du tout que McInerney puisse être l’alter égo anglo saxon de Beigbeder. McInerney prend la peine de construire de la fiction, alors que Beigbeder ne parle que de lui (même dans Windows). Ce dernier mise aussi tout sur son sens de la formule et du name dropping de people alors que McInerney, quand il fait de même, prend là encore la peine de construire des personnages, de les fouiller. Au mieux leur point commun est le regard qu’ils portent sur toutes sortes de choses et qui ne transparaît sans doute que quand les deux se rencontrent en promo et prennent un verre.

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