Maman, j’écris ton nom… (La « mère » en littérature)

Nous fêtions dimanche dernier nos mamans. La maman, la mère : ce personnage, cette icône, hautement littéraire et romanesque, a inspiré et inspire de nombreux auteurs d’hier et d’aujourd’hui. Hommage ou réglement de compte, mère chérie ou honnie, envahissante, absente ou dévouée, elle déchaîne les passions et hante les imaginaires honteux, reconnaissant, culpabilisant ou nostalgique des écrivains. De toute les générations et époques, ils ont tenté d’écrire leur relation ou « non relation » avec celle qui leur a donné la vie, en puisant dans le vif de leur enfance. Quelle importance en effet elle tient dans notre vie ! Déterminante sans doute. Une maman est celle qui vous donne votre premier livre, vous ouvre vos premières pages et vous fait découvrir un monde peuplé de géants, d’ogres, de renard rusé, de petit garçon en bois avalé par un cachalot (vous vous demanderez longtemps « comment c’est d’être dans le ventre d’un cachalot »), de chocolaterie, de montagne ou d’haricot magique… C’est une maman qui vous donnera un jour sa bibliothèque rose et verte, dont les chapitres jaunis vous tiendront éveillée si tard la nuit que votre grand-mère aura peur que vous ne vous « abîmiez les yeux ». C’est une maman qui vous donne ce goût, cette imagination là, qui a cette patience de lire à voix haute, avec le ton, de suivre avec son doigt les lignes que vous déchiffrez, très vite, naturellement (alors que vous pleurerez toutes les larmes de votre corps pour faire vos additions…).

C’est une maman qui écoute, dans la cuisine tartines grillées et fleurs oranges, Eve Ruggieri sur France Inter, raconter des histoires que vous ne comprenez pas, qui vous conduit dans son austin aux galas de danse et goûters d’anniversaire, fait réciter vos poésies de Victor Hugo ou « la fourmi de dix-huit mètres… » de Robert Desnos (en éteignant courageusement, sous vos cris indignés, Récré A2…). C’est une maman qui ne dit rien (et se désole en silence) quand un jour vous remplacez vos livres par des « OK podium » et que vous cherchez chaque jour le mot ou la crise qui la démolira un peu plus (tout « ça » c’est sa faute bien sûr !). C’est une maman qui ne vous reprochera rien, continuera de vous aider, toujours, indéfectible, toujours présente, toujours de votre côté. La confiance absolue, l’inconditionnelle, le pilier, le repère, l’équilibre. C’est une maman qui essaie « d’apprendre Internet » pour lire ce blog (la seule de votre famille qui s’intéresse un peu à votre travail) et lit Olivier Adam à 54 ans ; avec qui vous pouvez parler de tout parce qu’elle lit, s’intéresse, suit, même à des kilomètres de tout. Souvent plus moderne et plus ouverte que vous. Oui, c’est vrai, j’ai de la chance : c’est ma maman.

J’ai de la chance parce que contrairement à Olivier Adam ou à Chloé Delaume, j’ai eu cette maman et qu’elle est encore là aujourd’hui, indispensable. « Falaises«  est peut-être le plus beau livre qu’il m’ait été donné de lire sur l’absence d’une mère et les dommages, la blessure inguérissable qu’elle occasionne. Cette impossibilité d’accepter l’abandon d’une mère (suicidée), l’impossibilité de croire que l’on a pas été désiré et aimé, qu’il n’y a pas eu de moment heureux.
« Falaises » (voir chronique) est tout simplement un chef d’oeuvre (à lire absolument si ce n’est encore fait !).
Chloé Delaume a, elle, exorcisé sa mère (et son père) dans son oeuvre majeure « Le cri du sablier« . Une mère qui n’a pas su l’aimer, « négligente » selon ses termes, et souvent accablante envers la fillette mais qui lui aura néanmoins transmis le goût du Verbe et des mots : « Le Verbe, l’enfant l’aimait plus que tout autre. Et là seulement avaient lieu pour l’enfant les échanges avec la mère. Aussi la mère qui était pédagogue lui apprenait souvent de nouveaux mots. Si cela arrivait fréquemment c’est que la mère accordait énormément d’importance au langage tenu par l’enfant. » Même le jour où la petite demanda ingénuement le sens du terme « enculé », la mère ne se désista pas et lui expliqua : « (…) c’est quelqu’un qui fait l’amour à l’envers et c’est très mal. » La mère aura aussi ses mots terribles : »Combien de fois ma fille mon tourment mon dégout ai-je espéré qu’enfin tu ne sois qu’un mirage. »

Justine Lévy adresse aussi son réquisitoire à sa mère insaisissable et fantasque, « à l’ouest » selon ses termes, dans « Le rendez-vous ». Elle l’évoque encore en filigrane dans son grand succès « Rien de grave » alors que celle-ci tente de l soutenir dans l’épreuve du divorce et puis ce sera finalement l’hommage dans « Mauvaise fille » alors que celle-ci se meurt d’un cancer et que Justine découvre à son tour la maternité.
Lionel Tran est encore plus radical dans son roman autobiographique « Sida Mental » (voir article). Il dresse un portrait au vitriol et déchirant de sa mère féministe qui apparaît presque comme une marâtre sous sa plume déchaînée. On ne peut évidemment s’empêcher de penser ici à la mère de Michel et de Bruno dans « Les particules élémentaires », portraitisée comme une mère indigne hippie et démissionnaire, plus intéressée par ses amants que par ses fils qu’elle abandonne chez leurs grands-parents respectifs… Dans une interview parue dans les Inrocks, il l’avait même déclarée morte. Entre temps la mère, Lucie Ceccaldi, lui aura rétorqué dans un livre réglement de comptes (« L’innocente ») aux éditions Scali. Haut les cœurs !

Murakami Ryu raconte aussi la mère qui abandonne dans « Les bébés de la consigne automatique« , laissant une plaie béante derrière elle : l’angoisse originelle.

Philip Roth, lui, se lamente avec tendresse et humour sur « sa mère juive », « sa souffrance » dans « Portnoy et son complexe« , la mère omniprésente, étouffante, gavante qui veut faire de lui un « bon fils » alors qu’il ne pense qu’à « s’astiquer » dés la moindre minute de liberté ! Pas si éloignée de la Génitrix d’un François Mauriac qui imagine un amour maternel tel qu’il en devient monstrueux et bien sûr destructeur (la mère de l’Asile de fous de Régis Jauffret, voir chronique l’illustre également) ! Sans oublier la mère presque geôlière qui emprisonne son enfant avec elle toute sa vie, lui interdisant tout contact avec autrui depuis son enfance et encore pire avec les hommes, comme celle imaginée par le prix nobel de littérature 2004 Elfriede Jelineke dans « La pianiste » : « L’enfant est l’idole de la mère qui ne lui demande en retour qu’un modeste tribut : sa vie. La mère veut pouvoir exploiter elle-même la vie de l’enfant. »

Et puis il y a bien sûr les classiques. La mère (trop) aimante, mère courage (Russe immigrée sans le sous) de Romain Gary, qui avait « des yeux où il faisait si bon vivre que je n’ai jamais su où aller depuis. » dans La promesse de l’aube : « Il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ca vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. »
La mère exclusive d’Albert Cohen dans « Le livre de ma mère« , à laquelle il rend hommage, à sa mort et l’élève au rang de Sainte, ne se pardonnant pas sa méchanceté d’autrefois : « Aucun fils ne sait vraiment que sa mère mourra et tous les fils se fâchent et s’impatientent contre leurs mères, les fous si tôt punis.« , écrit-il. Il raconte notamment une anecdote émouvante à l’occasion d’une soirée diplomatique à Genève : « Inquiète de ne pas me voir rentrer, ne pouvant jamais s’endormir avant que son fils fût rentré, elle avait téléphoné, à quatre heures du matin, à mes mondains inviteurs qui ne la valaient certes pas. Elle avait téléphoné pour être rassurée, pour être sûre que rien de mal ne m’était arrivé. De retour chez moi, je lui avais fait cette affreuse scène. Elle est tatouée dans mon cœur, cette scène. Je la revois, si humble, ma sainte, devant mes stupides reproches, bouleversante d’humilité, si consciente de sa faute, de ce qu’elle était persuadée être une faute. Si convaincue de sa culpabilité, la pauvre qui n’avait rien fait de mal. Elle sanglotait, ma petite enfant. Oh, ses pleurs que je ne pourrai jamais n’avoir pas fait couler. Oh, ses petites mains désespérées où des taches bleues étaient apparues. Chérie, tu vois, je tâche de me racheter en avouant« . Ou encore, mère terrible, perverse et incestueuse qui entraîne son fils dans sa folie destructrice en l’immergeant dans son vice jusqu’à la mort dans « Ma mère«  de Georges Bataille, adapté périlleusement par Christophe Honoré sur grand écran. Annie Ernaux livre quant à elle, un portrait émouvant de sa mère dans « Une femme » (à la mort de celle-ci) en retraçant son parcours depuis son enfance en Normandie dans un milieu modeste ouvrier et sa volonté d’ascension, son courage, son énergie pour pousser sa fille à faire des études, à réussir… : « Il fallait que ma mère, née dans un milieu dominé, dont elle a voulu sortir, devienne histoire pour que je me sente moins seule et factice dans le monde dominant des mots et des idées où, selon son désir, je suis passée » ou encore « J’essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de ma mère comme seulement des traits personnels de caractère, mais de les situer aussi dans son histoire et sa condition sociale. Cette façon d’écrire, qui me semble aller dans le sens de la vérité, m’aide à me sortir de la solitude et de l’obscurité du souvenir individuel, par la découverte d’une signification plus générereuse. Mais je sens que quelque chose en moi résiste, voudrait conserver de ma mère des images purement affectives, chaleur ou larmes, sans leur donner un sens. » Elle racontera par la suite dans « Je ne suis pas sortie de ma nuit », sa maladie d’Alzheimer qu’elle a accompagnée pendant 2 ans et demi où elle écrit par exemple « Je l’aimais mieux folle que morte !« . Un thème qui peut rappeler celui du livre de Noëlle Châtelet qui racontait dans « La dernière leçon » comment sa mère âgée de 92 ans a choisi de préparer sa mort dans la dignité et prépare sa fille à son deuil. Dans ce livre très touchant, elle confie à sa mère tout ce qu’elle n’a jamais osé lui dire.

Enfin, dans la catégorie « Beaux livres », il faut citer ce beau recueil intitulé « Histoire des mères et filles«  signé de l’historienne Gabrielle Houbre qui retrace l’évolution de ce lien complexe unissant les mères à leurs filles, de la naissance à l’âge adulte, en passant par la petite enfance, les premiers apprentissages et la préparation au mariage…, du XIXe siècle à nos jours. Entre amour passionné et rébellion, rivalité et identification… Une étude riche organisée en quatre sections thématiques : « Mères et filles dans la mythologie » ; « Mères et filles dans l’univers des contes » ; « Chaperons ou maquerelles : les excès du contrôle maternel » et « Représentations picturales des mères et filles »). Une belle idée cadeau ! [Alexandra]

La sélection livres :

Visuels n°2 et 3 : « Boxes » de Jane Birkin et « Ma mère » de Georges Bataille, adaptation de Christophe Honoré.

18 Commentaires

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  1. La photo, ce ne serait pas la corniche de Marseille ?

    Juste pour savoir…

  2. heu… non je crois que c’est Saint Jean de Mont, sur le remblai au sortir de la plage 😉

  3. Moi, ma mère surfe régulièrement sur mes blogs (elle aime bien me surveiller.) Ca m’arrive d’y glisser des anecdotes personnelles. Sur plus de 400 articles, elle doit être citée 2 fois et pourtant, ça ne lui avait pas plu (alors que c’était du soft)…

  4. Sur le sujet :

    http://www.aufeminin.com/news/cu...

    Je ne sais pas ce que ça vaut, par contre.

  5. C’est chouette de te lire, Alexandra, parce qu’on imagine, derrière son écran, l’émotion de ta maman quand elle lira le bel hommage que tu lui rends dans ta note, et aussi pour ces petites touches qui font écho à des souvenirs perso, si loins, si proches: l’austin était une fiat 500 mais la bibli rose et verte était là, les tartines grillées, les récitations, les petites fureurs adolescentes, etc… Comme elle n’est plus là, on ne peut pas continuer à écrire la suite mais c’est chouette de voir dans votre histoire comment ça aurait pu être… En tout cas tu m’as donné grande envie de lire Falaises, merci!

  6. Il y a aussi un recueil de textes "Toi ma mère", paru chez albin-michel, l’année dernière, je crois.

    JJ

  7. J’ai pas eu la plus aimante des mères, mais ça fait plaisir de voir que d’autres sont plus chanceux.

  8. bon ben finalement je réalise que lorsqu’on a été bien aimé pendant son enfance on court apres ce "trop" toute sa vie; quand on a été mal aimé, mal traité, on court alors apres ce "trop peu"…

    ta note me touche pas mal alex

    enfin bref
    😉

    yann frat

  9. C’est amusant ce que tu dis Joest. Moi c’est la première fois bien sûr que je parle de cette chère maman, sans l’avertir, car je sais qu’elle n’est pas fan -et moi non plus d’ailleurs-, des « démonstrations ». Je pense que ça va lui faire un choc 😉
    Elle vient de temps à autre par ici. Elle confond encore « commentaire » et « billet » mais franchement elle se débrouille bien pour quelqu’un qui avait « peur » des ordis il n’y a encore pas si longtemps ! Et… et elle a même écrit sa (petite) Tribune libre sur « La Cité des Amants perdus » de Nadeem Aslam :
    buzz.litteraire.free.fr/d…
    (quand je vous dis qu’elle est moderne et en plus elle a « bon goût », même si ça ne veut rien dire).

    Merci mon petit Max (tu fais très « enfant sage » ces derniers temps c’est bien !) pr ce lien.
    Je ne suis pas très convaincue mais bon pourquoi pas…

    Merci Kiki ! Au sujet de Falaises, je crois que c’est à cela qu’on reconnaît un grand livre.
    A priori « sur le papier » rien pour me plaire : une histoire un peu morbide voire glauque traitant de la famille (sujet que je n’affectionne pas particulièrement) et au final ce livre m’a mise sur les genoux. Voilà, rien de plus à ajouter il me semble. Un grand moment de lecture comme j’aimerais en avoir plus souvent.

    Merci Yann, j’aime beaucoup ton analyse et bravo au passage pour ta chronique sur McInerney, je comprends bien ton ressenti (mais lis « Journal d’un oiseau de nuit »).

    Sinon j’ai oublié de citer Nicolas Rey qui semble aussi être proche de sa mère et de ses parents en général. Dans un de ses livres il dit, de mémoire que les parents sont le refuge où l’on vous demande si vous « revoulez des frites » et où l’on « dépose des manteaux d’amour sur vos épaules. » C’est assez touchant.

    A lire aussi sur le thème de la mère : « L’inconsolable » d’Anne Godard, un premier roman primé en 2006 de mémoire (sur le thème du deuil du fils perdu).

    Sinon avez-vous lu les un( e)s ou les autres l’un de ces romans sur les mères ? J’ai très envie de lire Ma mère de G.Bataille, même si c’est sans doute l’un des plus durs.

  10. J’ai lu "ma mère" de Bataille, c’est bien; mais je préfère "le bleu du ciel".

  11. Alexandra,

    Ton texte fait résonnance au mien parut sur mon blog en janvier dernier (chutney75.blogspot.com/20…
    Quand on parle de mères à croire que nous prenons tous la même voix! Très heureuse de te lire.
    Bises
    Chutney

  12. Alexandra,

    Ton texte fait résonnance au mien parut sur mon blog en janvier dernier chutney75.blogspot.com/20…
    Quand on parle de mères à croire que nous prenons tous la même voix! Très heureuse de te lire.
    Bises
    Chutney

  13. Ma mère ne m’a fait ni tartines grillées, ni lectures capiteuses (booouhhhhh) mais effectivement la mère la mère
    je me souviens juste d’une phrase géniale dont Hervé Prudon (expliquant la fatigue de soi et des autres d’un de ses personnages) : j’avais envie d’aller mourir chez ma mère
    et pas en incipit s’il vous plait mais lâchée l’air de rien page 63
    maman je t’aime

  14. dont Hervé Prudon a le secret
    fallait il lire
    désolé

  15. Un point de vue intéressant sur ce thème : celui de Christophe Paviot avec son "Devenir mort"…

  16. Je fais des efforts, pour toi.

    Je n’ai pas lu mais je suis pas convaincu non plus par Caroline Brun : il paraît qu’elle a écrit des épisodes de Navarro…

    • maman sur 8 juin 2007 à 11 h 58 min
    • Répondre

    Effectivement j’ai été très touchée, chère Alexandra, par la photo (mon dieu, il y a bien longtemps!!!)et par ton texte, c’est un beau cadeau de fête des mères…

  17. Et bien je crois qu’il ne nous manque plus que le générique de « Vivement dimanche »… 😉

    Coucou Chutney ! Oui, ton billet est très beau, vu du côté « jeune mère », moi je me place avant tout en « fille », à tendance régressive il faut bien l’avouer :- )
    C’est extraordinaire les sacrifices qu’il faut faire pour être « mère » d’où la fascination je pense que l’on a tous pour ce « personnage ». J’espère d’ailleurs que ta petite chutney va bien et pourra bientôt tourner quelques pages avec sa maman !

    Oui en effet je rajoute « Devenir mort » qui se met dans la peau d’une mère qui vient de perdre son fils et découvre peu à peu son univers en s’immergeant de l’intérieur.
    Philippe, si tu as lu d’autres livres de cet auteur, à ton avis quel est son roman le plus réussi ?
    merci!

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