Thérèse et Isabelle de Violette Leduc, Mémoires d’une jeune-fille brûlante (+ extraits)


Critique livre Violette Leduc à l'occasion de la sortie du bipic au cinéma : "Thérèse et Isabelle"Thérèse et Isabelle de Violette Leduc constituait en 1954 le début de « Ravages », roman qui fut refusé par Gallimard, l’année où Histoire d’O, après un semblable refus d’autocensure, trouva refuge chez Pauvert. Ce superbe prélude supprimé parut chez Gallimard, est expurgé et isolé en un précieux petit volume, en 1966, lorsque l’auteur eut acquis quelque notoriété. Mais l’auteur n’eut jamais la satisfaction de le voir en édition intégrale tel qu’il avait été conçu en trois années de travail. Ce sera seulement en 2000 que les Editions Gallimard l’ont publié, postfacé par Carlo Jansiti. A noter que l’ouvrage a été adapté au cinéma en 1967.

Leduc, était la protégée (et amoureuse sans réciproque) de Simone de Beauvoir et proche de Jouhandeau et de Genet. Avec sa réputation d’ « écrivain pour écrivains » ou encore de « femme libre et d’amante scandaleuse », elle représente une sorte d’icône culte et underground des années 60, dont on ne parle aujourd’hui pas (plus) assez. Auteur d’une œuvre sensible aux accents autobiographiques (dont « La bâtarde » publié en 1964, le récit de son parcours de fille illégitime puis de ses amours bisexuels, reste le plus connu), elle écrit le plaisir charnel, comme Pauline Réage, dans une langue raffinée et poétique, d’une précision et d’une finesse très inventives. Elle ose aborder sans détour les amours homosexuelles, en s’inspirant de ses expériences de jeunesse (elle a vécu avec une enseignante avant de se marier, par amour, avec un homme).
Elle a inspiré récemment Martin Provost, après la peintre Séraphine, qui la remet à l’honneur avec un biopic, fin 2013, avec pour l’incarner Emmanuelle Devos. A propos de Leduc, il commentait : « J’étais bouleversé par ce qu’il y a de secret en elle, de fragile et de blessé, tandis que le personnage public, surtout célèbre après les années soixante, personnage qui se voulait sulfureux et extravagant, me touchait moins. Il n’était qu’une façade. Je voulais approcher la vraie Violette. Celle qui cherche l’amour et s’enferme dans une grande solitude pour écrire. »

« J’essaie de rendre le plus exactement possible, le plus minutieusement possible les sensations éprouvées dans l’amour physique. Il y a là sans doute quelque chose que toute femme peut comprendre. Je ne cherche pas le scandale mais seulement à décrire avec précision ce qu’une femme éprouve alors. J’espère que cela ne semblera pas plus scandaleux que les réflexions de Molly Bloom à la fin de l’Ulysse de Joyce. Toute analyse psychologique sincère mérite, je pense, d’être entendue.« 

Entrées en amour comme on « entre en guerre », deux collégiennes s’aiment et découvrent ensemble le plaisir physique au fil des mois. Isabelle, la tentatrice entraîne et fait succomber Thérèse, l’élue qui très vite s’abandonne corps et âme à « la galère du plaisir ». Bravant les interdits, elles aspirent à «jouir sans trêve» même si la menace et l’angoisse de la séparation finale ne les quitte jamais.

On suit leur désir impatient de se toucher à travers leurs tabliers qu’elles chiffonnent, tout au long du jour puis enfin, leurs nuits d’amour incandescentes aux « jambes broyées de délices » et « entrailles illuminées », au risque d’être surprises par les surveillantes et leurs condisciples toutes proches : « L’aube serait notre crépuscule d’une minute à l’autre. »
On se sait rien ou à peine d’autre des deux héroïnes, ni leur âge exact, ni leur milieu social/familial, ni leurs rapports aux autres.
Seule existe leur relation et leur passion exclusive, qui oscille parfois dans une certaine fureur, pendant trois jours et trois nuits.
C’est aussi une fine analyse psychologique des rapports entre les deux amantes, entre bravade, jalousie, crainte (silence forcé, hantise du lit qui « gémit », peur de rire, de crier…) et finalement l’abandon à l’emprise, l’empire des sens plus fort que tout : « Nous nous aimions et nous nous retenions : nous nous tenions en équilibre sur le pétale d’une églantine. »

Dans le secret des « cabinets », des « cellules » de leurs lits de dortoir, le pensionnat, lieu austère et confiné de leurs aventures, est hautement évocateur et possède toute une esthétique, une atmosphère qui avive l’imaginaire.
Murs épais, lits étroits aux barreaux de fer, toilettes à l’eau froide, discipline quasi militaire sous les yeux sévères des « surveillantes générales » de ces ingénues en uniforme constituent un décor transgressif rappelant les couvents du marquis de Sade, les prisons de Genet ou le château d’Histoire d’O.
L’interdit de leur amour ne fait bien sûr que renforcer son intensité.
La narratrice sera aussi entraînée, une fois, par son amie, dans un hôtel de passes, et devra affronter le voyeurisme des clients…

Par-delà la polémique sur la censure de l’ouvrage, aujourd’hui périmée, ce qui fait tout l’intérêt et la beauté du livre, c’est son style unique pour écrire l’érotisme et la sexualité. Dans ce roman, l’auteur a poussé son art au paroxysme avec une écriture d’une extrême « féminité » (au sens de la délicatesse et de la sensibilité, où l’émotion affleure toujours sous le charnel), lyrique, haletante, brûlante, parfois âpre, et lumineuse servie par des métaphores poétiques inédites (où la nature tient une grande part). Avec une infime précision et une richesse lexicale éblouissante, elle décrit les gestes de l’amour les plus torrides : les moindres mouvement de mains sur les corps, détails subtils et sensations. L’acte physique apparaît dés lors comme transcendé. Certains critiques ont même parlé d’un érotisme « mystique ».
Elle nous donne à entendre une musique à la fois violente et mélodieuse, un cantique exalté, une prière envoûtante au corps de l’être aimée. Elle rejoint ainsi la tradition de la sensualité littéraire au féminin, de Colette à Pauline Réage.

Ce texte souvent qualifié de « sulfureux » contient aussi surtout toute l’innocence et la pureté du premier désir et la force de l’union amoureuse, avec une fougue et une tendresse très féminine. Il a souvent été comparé, depuis, au détriment des deuxièmes, avec les écrivains contemporaines qui utilisent un langage plus cru et explicité dit « trash » telle Virigine Despentes.
Oui, Violette Leduc reste toujours suggestive mais le fait d’être direct est-il pour autant synonyme de « langage vulgaire et pauvre » comme l’ont estimé certains critiques qui sont même allés jusqu’à parler de manque de »dignité de la femme artiste » ? Cette interprétation ne peut assurément pas s’inscrire dans un jugement littéraire mais régressivement moral et réducteur. Comparons ce qui est comparable et laissons chaque femme, chaque auteur développer l’imaginaire qui l’intéresse avec ses propres mots.

A lire en complément le dossier Le potentiel érotique de la littérature

Extraits choisis de « Thérèse et Isabelle » :

« Isabelle allongée sur la nuit enrubannait mes pieds, déroulait la bandelette du trouble. Les mains à plat sur le matelas, je faisais le même travail de charme qu’elle. Elle embrassait ce qu’elle avait caressé puis, de sa main légère, elle ébouriffait et époussetait avec le plumeau de la perversité. La pieuvre dans mes entrailles frémissait, Isabelle buvait au sein droit, au sein gauche. Je buvais avec elle, je m’allaitais de ténèbres quand sa bouche s’éloignait. Les doigts revenaient, encerclaient, soupesaient la tiédeur du sein, les doigts finissaient dans mon ventre en épaves hypocrites. Un monde d’esclaves qui avaient même visage que celui d’Isabelle, éventaient mon front, mes mains. »

« Isabelle grisait mes chevilles, mes genoux pourris de délices. J’étais fendue de chaleur comme un fruit, j’avais le même écoulement de liqueur. »

« Je modelais son épaule, je voulais pour elle des caresses campagnardes, je désirais sous ma main une épaule houleuse, une écorce. Elle fermait mon poing, elle lissait un galet. »

« Elle foulait mon cœur, mon ventre, mon front avant d’entrer. Une ville-lumière venait vers moi. »

« J’encadre son visage avec de la folie. »

« J’entrais dans sa bouche comme on entre en guerre.
Nous avons enveloppé de zéphyrs nos jambes, nous avons eu des rumeurs de taffetas au creux des mains. »

« Ce déferlement de douceur me finit. J’avais le genoux en cendres.
Nous étions ruisselantes de lumière. »

« Isabelle m’embrassait partout. Elle me couvrait de décorations : je l’accablais de médailles. »

« Ma bouche rencontra sa bouche comme la feuille morte la terre. Nous nous sommes baignées dans ce long baiser… »

« Mon petit fragile, mon anémone mouillée. »

« Mon regard me revenait comma la vague qui s’est fait mal. Je domptais les miroirs dans ses yeux, elle domptait les miroirs dans mes yeux. »

« Le temps venait et passait avec ses foulards de crêpe.
Ma main se voulait moiteur d’étable.
Mon cœur battait sous mes paupières, dans mon gosier.
La chair dilatée remercia, le plaisir sévère se propagea dans les pétales.
Le doigt sortit d’un nuage, entra dans un autre. »

« Le sexe nous montait à la tête. Un nombre incalculable de cœurs battaient dans son ventre, sur mon front. Ma langue cherchait dans de la nuit salée, dans de la nuit gluante, sur de la viande fragile. Plus je m’appliquais plus mes efforts étaient mystérieux. J’hésitai autour de la perle. »

« La chair polissait mon doigt et mon doigt polissait la chair d’Isabelle. Le mouvement se fit sans nous : nos doigts rêvaient. J’assouplis les trépassés, je fus ointe jusqu’aux os avec les huiles païennes… »

A lire aussi: « Histoire d’O », de Pauline Réage (Dominique Aury), Attache-moi ou L’insoutenable liberté du corps

Une revue de recherche littéraire lui est consacrée sur Internet : Trésors à prendre

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