Exportation de la littérature française

Comment la France tire-t-elle son épingle du jeu de la mondialisation culturelle? L’édition française, qu’il s’agisse de littérature ou de sciences humaines, s’exporte-t-elle facilement? Et quels sont les pays les plus ouverts à nos auteurs? Éditeurs, responsables des droits étranger, agents littéraires , confrontent leur points de vue. Invités: Serge Eyrolles: Président du SNE, auteur de « Les cent mots de l’édition » (Que sais-je) Heidi Warneke: Directrice des cessions de droits étrangers chez Grasset François Samuelson: Agent littéraire, et artistique, fondateur du Bureau Français de New York Francis Esmenard: PDG des éditions Albin Michel Marc-André Wagner: Secrétaire général du CNL

Pourquoi les américains ne lisent pas les romans français ? Aux Etats-Unis, seulement 1 % de la production de livres est consacré à la littérature française. Pour la promouvoir, un festival accueillait fin février onze de nos écrivains. Enquête à New York auprès des éditeurs américains, dont certains espèrent voir leur pays s’ouvrir au monde.

C’est un mercredi soir comme un autre au Russian Samovar, le restaurant littéraire par excellence de Manhattan puisque Philip Roth y dîne régulièrement et que Nicole Krauss y a lancé des soirées de poésie. Au premier étage, le jeune éditeur Lorin Stein reçoit avec vodka et lumière tamisée, autour de la lecture d’un de ses auteurs, Sam Lipsyte. Sam qui ? Jamais entendu parler… On se dit qu’il existe encore un auteur américain intéressant non traduit en France. “Il n’a pas d’éditeur français pour le moment, corrige Stein, mais il a déjà été publié chez vous.” Raté. Mais symptomatique d’une curiosité à sens unique : si les plus obscurs auteurs américains ont droit à une chance en France, peu d’écrivains français semblent bénéficier du même privilège aux Etats-Unis. Alors que onze écrivains français vont débarquer deux jours plus tard pour le Festival of New French Writing, organisé par le bureau du livre de l’ambassade de France à New York et par Cultures France, chargé de promouvoir la culture française à l’étranger, qu’en est-il du roman français sur un territoire que la star des agents littéraires, Andrew Wylie, définit comme “la plate-forme incontournable pour faire connaître la littérature sur le plan mondial” ? Plus d’un an après le séisme provoqué chez nous par l’article de Donald Morrison dans le Time qui constatait la “mort de la culture française”, la réalité de la réception du roman français en Amérique est-elle vraiment alarmante ? Le plus grand succès français aux Etats-Unis, depuis L’Amant de Marguerite Duras, est Suite française d’Irène Némirovsky (décédée en 1942 !) ; Les Bienveillantes de Jonathan Littell, enfin traduit aux States, vient de se faire descendre à l’unanimité (le New York Times y voit même l’incarnation de la “perversité française”) ; et personne n’a entendu parler de l’article du Time… C’est donc pire qu’on ne le pensait : que la culture française soit mourante ou pas, les Etats-Unis ne le savent même pas et ne se posent même pas la question. Et hormis Bernard-Henri Lévy et Frédéric Beigbeder, les auteurs invités au New French Writing, pourtant pas des moindres et formidablement vivants ceux-là – Marie NDiaye, Emmanuel Carrère, Marie Darrieussecq, Jean-Philippe Toussaint, Olivier Rolin, Chantal Thomas, Abdourahman A. Waberi… – ne sont traduits que par des maisons indépendantes, dites non profit. Ces petits éditeurs ne sont pas obligés de faire du chiffre ni obsédés par ça, à la différence des mastodontes de l’édition US, et sont la plupart du temps des organismes universitaires : Europa, Seven Stories Press, Dalkey Archive Press, The New Press, etc. Ce qui signifie aussi une mise en place minimale, très peu de réseaux de vente et de distribution, contrairement aux grandes maisons, et pas de moyens publicitaires. Bref, aux Etats-Unis, le roman français est un produit “indie”. Chad Post, éditeur de littérature étrangère à l’université de Rochester et créateur du site ironiquement intitulé Three percent (3 %, le pourcentage de traductions étrangères publiées chaque année aux States – les traductions du français équivaudraient à 1 %, tous genres et toutes époques confondus, ce qui laisse peu de place au roman contemporain), soulevait un paradoxe lors d’une conférence : plus les maisons sont grandes et gagnent de l’argent, plus elles sont obligées de ne pas en perdre. Face à cette pression, peu d’éditeurs prennent le risque de publier un roman français… Gary Fisketjon, découvreur mythique de Jay McInerney et Bret Easton Ellis dans les années 80, installé dans son bureau de Knopf chez Random House, l’un des plus gros groupes d’édition américains avec son gigabuilding aussi sécurisé que le Pentagone, enfonce le clou : “Les éditeurs ne font pas oeuvre de charité. Ce sont des businessmen. Ils doivent faire de l’argent. C’est pourquoi je ne suis pas là pour publier de jeunes écrivains français “prometteurs”, mais des auteurs vraiment essentiels, incontournables, avec lesquels je sais que je vais pouvoir faire du bon boulot.” Comprendre : les vendre. Dans son catalogue, c’est d’ailleurs très simple : le seul Français admis à côtoyer les superstars Salman Rushdie, Julian Barnes, et bien sûr Ellis et McInerney, c’est Michel Houellebecq. “C’est Julian (Barnes – ndlr) qui m’avait parlé de lui, ainsi que mes connexions en Europe, mes amis éditeurs qui connaissent mes goûts et le marché américain. Houellebecq n’a pas été un grand succès ici, mais nous avons fait des ventes respectables.” Peut-être, mais il semble que Michel Houellebecq ait fait mieux : il a marqué les esprits d’une nouvelle génération d’écrivains trentenaires, de journalistes, et d’éditeurs américains, comme les nouveaux romanciers fondateurs de la revue très hype n+1, Benjamin Kunkel et Keith Gessen ; ou encore Sam Lipsyte qui, fasciné par l’auteur des Particules élémentaires, s’est fendu de deux longs textes à son sujet ; et bien sûr Lorin Stein, 35 ans, qui, officiant comme éditeur chez le prestigieux Farrar, Straus & Giroux, n’a pas abandonné pour autant le fragile Grégoire Bouillier aux maisons d’éditions universitaires mais l’a publié au sein d’une très grande maison américaine. Pour le lancer, il a tout simplement eu le génie d’imaginer un trailer (une bande-annonce), caricaturant ceux des blockbusters hollywoodiens, autour de The Mystery Guest (L’Invité mystère). Editeur atypique, plus ouvert que les autres, Stein est le seul qui sait de quoi on parle quand on lui cite les noms de Régis Jauffret, Eric Reinhardt (tous deux non traduits), ou Emmanuel Carrère. Il est aussi, et ça compte, le seul à lire le français : c’est même lui qui a traduit Bouillier, et qui s’apprête à traduire La Meilleure Part des hommes de Tristan Garcia, toujours pour F,S&G, où il va aussi publier 03 de Jean-Christophe Valtat. Stein fait partie d’une génération qui a compris, avec les livres de Houellebecq, qu’il se passait quelque chose en France. Philip Gourevitch, qui a pris la tête de The Paris Review (revue littéraire d’idées fondée à Paris en 1953) pour n’y publier qu’un seul Français, Jean Hatzfeld, puisqu’il travaille, comme lui, sur le Rwanda, n’y croit pas du tout : “Certains pays rayonnent culturellement à certains moments de l’histoire et pas à d’autres, et le grand moment culturel de la France a eu lieu sous le général de Gaulle. Aujourd’hui, la France n’est plus au centre d’un empire, c’est un pays corrompu, décrépit, qui s’est très mal comporté en Afrique. Pas de quoi nous fasciner.” Le lendemain de notre entretien, Gourevitch est au Festival of New French Writing pour rencontrer l’écrivain africain francophone Abdourahman A. Waberi. Quand il lui sort la même rengaine, Waberi rétorque : “Il ne devrait pas y avoir de considérations nationalistes en littérature. Paul Celan ou Aharon Appelfeld n’étaient pas adossés à un pays quand ils ont publié, et ce sont pourtant de très grands écrivains. Il n’y a que des bons ou des mauvais livres, c’est tout.” Et de rappeler que c’est quand même un Français, J. M. G. Le Clézio, qui a reçu le prix Nobel de littérature en 2008 (grâce à cela, son dernier roman vient enfin de trouver acheteur en Amérique, lui qui n’était plus traduit depuis de longues années…). On se souvient qu’à cette occasion le secrétaire permanent du Nobel, Horace Engdahl, avait dénoncé la fermeture de l’Amérique, “trop insulaire”, à d’autres cultures. En écoutant Gourevitch renchérir, difficile d’en douter : “Pourquoi lirait-on un roman français où un type parle de son divorce alors qu’on a déjà plein de romans chez nous dans lesquels des types parlent de leur divorce ?” Directeur du Centre d’études de la culture française à la NYU, Tom Bishop, mi-amusé, mi-irrité, conclut par l’absurde : “Pour Philip Gourevitch, si l’Amérique ne traduit pas plus de livres de l’étranger, c’est qu’elle a déjà des livres.” On en rirait volontiers si les éditeurs les mieux intentionnés ne sombraient parfois dans un même constat. Morgan Entrekin, à la tête de Grove Atlantic, maison d’édition très à la pointe de l’avant-garde, qui publia en son temps Duras, Beckett, Robbe-Grillet et Sarraute, et qui publie aujourd’hui Catherine Millet, Pierre Mérot et Nelly Arcan (une ligne éditoriale étrange), précise qu’“il s’agit d’un vrai challenge pour nous de faire des traductions. On n’est même pas sûrs que les livres seront chroniqués dans la presse, qui n’a déjà pas assez de place pour rendre compte des publications américaines tant l’espace des rubriques littéraires s’est réduit avec la crise (les sections livres du L.A. Times et du Washington Post ont même été supprimées – ndlr). Et puis l’Amérique est un pays provincial contrairement à l’Europe, beaucoup plus habituée à côtoyer des cultures et des langues différentes. Pour ne pas nous en tenir à la facilité de ne sortir que des livres anglophones – américains, anglais, canadiens, etc. – et de risquer le coût d’une traduction, il nous faut des auteurs qui sont déjà accompagnés d’une réputation sensationnelle, comme Houellebecq et Catherine Millet, et qui comprennent les attentes du public : une histoire, une narration accessibles. Ici, même nos jeunes auteurs comme Jonathan Safran Foer et Nicole Krauss ont compris qu’il fallait, sans rien renier des techniques du postmodernisme, revenir vers une narration plus simple”. Son plus grand regret pour le moment est d’avoir laissé passer le livre idéal, selon sa définition : L’Elégance du hérisson, de Muriel Barbery (qui malgré ses ventes énormes en France n’aura intéressé qu’un petit éditeur, Europa, spécialisé dans la traduction de livres européens), qui est un succès inattendu ici – le New York Times vient même, à la suite de cette réussite, de consacrer tout un article à Europa Press. Inattendu aussi, l’énorme succès du peu facile 2666 du Chilien Roberto Bolaño, publié chez F, S & G : “Beaucoup de journalistes me contactent en ce moment, s’amuse Lorin Stein, pour que je leur explique le mystère de ce phénomène.” Qu’un livre volumineux, qui plus est une traduction, marche aux Etats-Unis, personne ne semble le comprendre… C’est Andrew Wylie, pourtant peu connu pour sa philantropie, qui représente Bolaño, comme il a choisi récemment de représenter deux romanciers français, Christine Angot et Philippe Djian. Et s’il n’est pas encore parvenu à faire traduire Angot, il vient de vendre le dernier livre de Djian, Impardonnables, à Simon & Schuster, ce qui est une vraie réussite. Depuis plus d’un an, Wylie se rend tous les mois en France pour prendre le pouls des tendances littéraires : “Parce que je sens que les temps ont changé et que l’Amérique va à nouveau s’ouvrir aux autres cultures. Notre pays était ouvert à la littérature française dans les années 60 et les Sartre, Camus, Beauvoir ont eu une importance énorme pour nous. Si, depuis, les portes se sont brutalement refermées, c’est que les Américains baignent dans une telle surabondance de tout qu’ils pensent ne pas avoir besoin de se tourner vers les autres. Et puis il ne faut pas oublier que nous venons de passer huit ans enfermés à double tour sous l’administration Bush, sûrs que nous avions toutes les réponses et toutes les solutions, tellement sûrs de nous que nous n’avions pas besoin des autres. C’est en train de changer avec Obama, et ça laisse un espoir quant à la curiosité des Américains vis-à-vis de la littérature française.” André Schiffrin, éditeur à The New Press, petite maison indépendante qui publie entre autres Tanguy Viel et Marie Darrieussecq, et surtout auteur visionnaire de L’Edition sans éditeurs, son livre sur l’édition US et la concentration entre de grands groupes, est plus pessimiste : “Ce sont les structures des grandes maisons qu’il faudrait changer, et ça c’est impossible. Je me souviens, quand j’ai quitté Pantheon en 1990, le nouveau directeur a déclaré qu’il n’y aurait plus de littérature étrangère. D’ailleurs, le seul Français à avoir été publié depuis chez Knopf est Michel Houellebecq, et ils ont perdu de l’argent avec lui. Ce qui a changé structurellement en quinze ans, c’est qu’avant les maisons d’édition cherchaient un équilibre entre livres qui se vendent et livres qui ne se vendent pas. Aujourd’hui, elles veulent que chaque livre rapporte de l’argent. Et ça, ça laisse peu de place à l’expérimentation, à de nouvelles littératures, à une pensée autre : il n’y a de la place que pour des livres qui ont déjà un marché établi. Quelque part, c’est une forme de liberté de création et de pensée qui est atteinte.” Des structures ultralibérales qui ferment tout, des éditeurs qui ne parlent pas français et semblent sourds aux recommandations de l’Agence française chargée par le ministère de la Culture de promouvoir notre littérature à l’étranger, et, disons-le aussi franchement, des lecteurs peu curieux des problèmes amoureux compliqués des auteurs (essentiellement masculins) français et pour qui la littérature française ne se réduit encore qu’à Stendhal… D’un autre côté : une nouvelle génération tournée vers la France depuis Houellebecq, et de petites maisons d’édition qui parviennent à lancer un roman français sur les tribulations d’une concierge et à le vendre à 70 000 exemplaires en quelques mois alors que les ventes de textes français chez les mêmes maisons dépassent rarement les 2 000 exemplaires. Avec, pour background politique, l’ouverture d’esprit de Barack Obama mais aussi la crise. Et si on choisissait d’espérer ?

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