Crash ! de J.G Ballard dérange-t-il encore, plus de 40 ans après ? La mécanique des corps

Crash ! de J.G Ballard (James Graham), publié en 1973, premier tome (choc) de sa trilogie du béton, est sans doute le plus emblématique et le plus controversé de ses romans souvent taxés de « scandaleux ». Pourtant son oeuvre vise surtout à explorer le devenir de l’homme et de son corps dans un monde dominé par la machine. Et à dénoncer « un monde brutal aux lueurs criardes qui nous sollicite de façon toujours plus pressante en marge du paysage technologique. », selon l’auteur.

L’un des chefs de file de la nouvelle fiction britannique dans les années 60 (avec Aldiss, Brunner ou Priest), Ballard nous a quittés en avril 2009. Artisan du renouveau stylistique et thématique de la science-fiction (« speculative fiction »), il invente une narration très visuelle inspirée du cinéma. Il disait vouloir « photographier la psychologie du futur », collision apocalyptique entre la technologie la plus avancée et les instincts les plus primitifs.

Adapté par David Cronenberg en 1996, il s’attaque au règne automobile (un thème qui trouve une nouvelle résonance dans le contexte actuel de crise industrielle aux Etats-Unis), en transformant l’accident de voiture en expérience érotique aussi perverse qu’étonnante. Un roman à l’esthétique apocalyptique qui a marqué et inspiré toute une génération d’artistes de Will Self à David Lynch en passant par Trent Reznor ou William Gibson….

Une idée aussi dingue que géniale
Crash ! c’est avant tout et surtout une idée aussi géniale qu’effrayante. Une idée incroyable. Une folie. Un extrême. L’illustration démente du lien ténu entre le sexe et de la mort, entre Eros et Thanatos. Le mariage (a priori) contre-nature du corps et de la machine, du charnel et du métal. Et cela fonctionne ! Ballard parvient à rendre crédible cet improbable érotisme de l’accident de voiture, cet érotisme entre hommes et automobiles. En y réfléchissant, il apparaît en fait assez « logique » quand on sait la place que la voiture occupe dans l’imaginaire masculin. Les fantasmes que peuvent occasionner une « belle cylindrée ». Ne dit-on pas encore (vulgairement) d’une femme qu’elle est bien « carrossée » tandis que Calaferte parlait de la « mécanique des femmes ». De la collision autoroutière à la « culbute » des corps, il n’y a qu’un pas, en particulier quand on sait les racines communes que partagent violence et désir, de « la défonce » à « la perte de contrôle ». C’est encore le fantasme de la vitesse qui grise ou encore la référence aux coïts adolescents dans les drive-in. Bref l’analogie est finalement cohérente et Ballard sait en explorer les moindres tenants et aboutissants métaphoriques. Jusqu’aux plus insoupçonnés…

C’est suite à la visite d’une exposition sur les accidents automobiles, organisée à Londres en 1969 que Ballard, stupéfait par les dégradations infligées par les visiteurs, a eu l’idée de son roman culte. Il imagine alors des personnages maladivement fascinés et obsédés par ces drames de la route. Dans leur esprit, ils s’apparentent à de puissants aphrodisiaques et n’ont dés lors de cesse de traquer toutes ces collisions et autres expériences traumatiques. Observateurs voyeuristes, ils collectionnent les photos de ces véhicules et de leurs passagers accidentés comme autant de clichés pornographiques. Et se livrent à des jeux pervers avec les femmes de leur entourage ou des prostitués dans ces habitacles lancés à fond de train sur les autoroutes, ou encore à des reconstitutions d’accidents célèbres (de James Dean à Jayne Mansfield)… Mais Vaughan est hanté par un projet secret et ultime : la mise en scène de sa propre mort et celle de l’actrice Elizabeth Taylor.

Des zombies prisonniers de leur névrose
Les deux héros, le narrateur Ballard (l’auteur se met en scène sous son vrai nom) et son mentor, le magnétique et très psychotique Vaughan forment un duo complexe et ambigu. Une relation entre complicité perverse, domination, intimité et envoûtement qui ira jusqu’à l’homosexualité, au départ latente puis concrétisée. Ce duo fou uni autour d’une voiture, « La Lincoln », rappelle un peu celui de Las Vegas Parano de Thompson : Raoul Duke son avocat (alias Dr Gonzo), à bord de leur « Shark »… ou encore celui de Fight Club de Palahniuk. Le livre partage d’ailleurs avec ces deux romans son ambiance borderline.
Autour d’eux gravitent différentes femmes, à commencer par celle du narrateur, Catherine qui ne réussit à jouir qu’à travers des scénarios sophistiqués basés sur l’adultère.
Il y a aussi le docteur Helen Remington, veuve de l’homme que Ballard a tué dans son accident de voiture dont il est victime en début de roman ou encore la femme (handicapée) de Seagrave, ancien cascadeur et cobaye de Vaughan.
Des personnages perdus, à la dérive, presque déshumanisés, en quête d’expériences transgressives pour tenter de se sentir un peu vivants dans leur univers de béton aussi moderne que glacial. Seule l’escalade des tabous leur permet de ressentir encore quelque chose. Face à la disparition de l’émotion, la mort constitue dés lors la seule issue.

« La collision, celle de mon corps avec l’intérieur du véhicule restait inscrite dans ces plaies comme la forme d’une femme absente lorsqu’on touche sa propre peau, plusieurs heures après une rencontre sexuelle.« 

L’esthétique érotique de la collision et de la tôle froissée…
La sexualité, une expérience mentale

Ballard nous montre ici que le désir sexuel est avant tout cérébral et que « des fondements non sexuels », pour reprendre l’expression de Burroughs, peuvent le susciter, y compris les plus atroces : « (…) j’ai compris que Vaughan avait finalement fait retraite à l’intérieur de son propre crâne. Dans ce royaume illuminé par la violence et la technologie, lancé à 160 à l’heure sur une autoroute vide, il roulait éternellement, dépassant les stations-service désertes le long des vastes plaines, guettant l’apparition face à lui d’une unique voiture. » Il s’applique pour cela à transformer voire transfigurer l’accident de voiture en acte érotique où les corps mutilés et les véhicules deviennent l’expression d’une sexualité sauvage.
A travers des descriptions quasi cliniques et ultra-minutieuses, il pousse très loin cet exercice où volant, tableau de bord ou encore colonne de direction deviennent les accessoires fétichistes du délire sexuel des personnages, où la chair et les matières de « ce havre de verre, de métal et de vynile » s’interpénètrent : « Sa main gantée sur le chrome griffé faisait monter en moi une excitation sexuelle aïgue. »
Où balafres, cicatrices et plaies sont considérés comme de nouveaux orifices élargissant les champs du possible sexuel. C’est plus particulièrement le lien qu’il tisse entre blessures, postures difformes des corps et les composants de la voiture qui frappe : « Ces encoches apparemment sans signification, qu’on eût dites taillées au ciseau dans sa chair, commémoraient l’étreinte coupante d’un habitacle effondré. Les cadrans pulvérisés, les leviers de vitesse fracturés, les commandes de feux de stationnement brisés, s’étaient inscrits dans sa chair en caractère cunéiformes. Ils composaient un langage précis de sensation, de souffrance, d’érotisme et de désir. » ou encore « Sa posture difforme révèle l’algèbre secrète de leurs esprit et de leurs vies »

Il distille aussi une poésie noire, presque macabre en comparant par exemple les éclats d’un pare-brise à une couronne de fleurs de givre ou de diamants incrustés sur un front ou encore en dépeignant « le sang qui pareil à un voile de veuve recouvre un visage d’un fin lacis » Et souligne sa dimension métaphysique : « L’intimité d’un être humain dans son temps et son espace se trouvait pétrifié pour l’éternité dans le réseau des poignards de chrome et du verre givré. » ou encore philosophique « La technique dépravée de l’accident donnait sa sanction à l’acte pervers. » Ce sont enfin les allusions répétées aux secrétions, semences, sang, urine, salive, des accidentés qui se mélangent, à leur insu, lors de l’accident ou encore « la rencontre du sperme et des fluides de refroidissement »…

« L’instant où la relation technique de mon propre corps – ma peau forte de ses certitudes – et de la structure mécanique qui l’enveloppait s’était brisée.« 

Un univers de béton : L’errance urbaine dans un monde apocalyptique
Le décor joue également un rôle majeur dans le roman. A travers de longs passages fort détaillés des trajets sur les autoroutes, échangeurs, bretelles et rampes d’accès, le tout surplombé de l’activité de l’aéroport à proximité, Ballard dégage une esthétique du béton et de l’acier, quasi hypnotique. Cette géométrie urbaine et ce trafic intense dessinent un paysage-machine aux horizons artificiels, où l’humain est gommé et condamné à errer… Un univers bien restitué dans l’adaptation bleu de gris de Cronenberg d’ailleurs.

L’accident, ultime scène de la société du spectacle
Outre sa dimension érotique, Ballard présente aussi l’accident comme un spectacle, une création quasi artistique. Il parle ainsi du « théâtre de l’accident » ou encore du « tableau formé » par les accidentés. Il accorde ainsi une grande importance aux lumières des gyrophares ou des phares qui éclairent les victimes, se reflètent sur les chromes et fait briller le béton mouillé, à la façon de projecteurs.
Cet esprit de spectacle est renforcé par la référence constante aux stars de cinéma telles que Marilyn Monroe et surtout Liz Taylor sur laquelle Vaughan fantasme.

Un roman « malsain », « dérangeant », « gore » ?
Si Crash! a autant marqué les esprits, c’est bien évidemment en raison de l’obscénité dérangeante de ses pages, même si celle-ci n’est pas gratuite et renferme bien un sens plus profond comme on a pu le voir ci-dessus. Parmi ses scènes les plus transgressives, on relève plus particulièrement le rapport entre le narrateur et Vaughan ou encore celui avec la femme handicapée de Seagrave où l’auteur se complait notamment dans la description de ses bottines orthopédiques ou encore « le doux parfum chirurgical de son corps qui se mêle à l’odeur des sièges en simili cuir »… Ballard touche ici à de nombreux tabous dont celui de l’amour avec « des monstres », la célébration de la déchéance comme beauté ultime.

Un roman qui a vieilli… ?
Ecrit dans les années 70, on pourrait légitimement penser que ce roman ne soit plus aussi visionnaire de nos jours, en particulier en ces temps de déclin automobile. Il n’en est rien, et le roman n’a rien perdu de sa force ni de son impact. Il est même plus politiquement incorrect que jamais à l’heure où les campagnes de prévention routière font rage et en ces temps ce censure à outrance…

Plus exercice de style que roman…
On le voit, l’histoire de Crash ! est en réalité très mince et est surtout prétexte à de longues descriptions écrits comme des travellings au ralenti qui zoomeraient sur une multitudes de « théâtres de l’accident ». Ce qui intéresse surtout Ballard ici c’est d’imaginer d’infinies variations autour de son idée de départ et d’en déceler toutes les interprétations et symboliques possibles.
Roman allégorique par excellence, Crash ! s’apparente donc plus à l’exercice de style. En dépit de sa virtuosité graphique, on pourra regretter qu’il finisse par tourne en rond sur la longueur… à l’image de ses personnages qui tournent sans fin sur le réseau routier. Il manque un crescendo ou une intrigue plus nourrie. Sans compter l’abus de « vulves entaillées » et de « verges mutilées »… Le format de la nouvelle aurait été dés lors peut-être plus approprié… [Alexandra Galakof]

Paroles de l’auteur, J.G Ballard et infos :
« Je m’intéresse à ce qui touche au plus profond de la psychologie humaine, ce besoin concomitant de sécurité et de violence extrême. On vit par exemple dans un monde où l’automobile est reine, alors qu’elle fait un million de morts chaque année. Ça me passionne d’essayer de comprendre pourquoi les hommes sont fascinés et pervertis par les machines. »

« In Crash I would openly propose a strong connection between sexuality and the car crash, a fusion largely driven by the cult of celebrity. It seemed obvious that the deaths of famous people in car crashes resonated far more deeply than their deaths in plane crashes or hotel fires. » (…) . I have described the novel as a kind of psychopathic hymn, and it took an immense effort of will to enter the minds of the central characters. In an attempt to be faithful to my own imagination, I gave the narrator my own name, accepting all this entailed. « (extrait de « Miracles of Life », l’autobiographie de J.G Ballard)

Deux semaines après avoir achevé l’écriture de Crash, Ballard eut le seul accident de voiture : sa voiture se retourna après l’explosion d’un pneu avant. A noter que Crash !, L’Ile de béton et I.G.H. forment la Trilogie de béton, une œuvre d’anticipation sombre dans laquelle les Hommes sont victimes de leur propres créations modernes oppressantes : voitures, échangeurs routiers ou tours de béton…

Illustrations de l’article : visuel campagne prévention routière 2002, visuels du film de David Cronenberg (1996) avec Avec James Spader, Holly Hunter, Rosanna Arquette…

2 Commentaires

    • Philippe sur 26 mai 2009 à 15 h 30 min
    • Répondre

    Superbe billet. J’ai lu "Crash !" et je connais particulièrement bien l’univers de Ballard qui est un de mes auteurs favoris. Je trouve votre synthèse vraiment complète. Chapeau.

  1. Voilà, je viens de le finir.
    En effet, étant un peu répétitif, il aurait pu être plus court. Le format longue nouvelle…
    Sinon, ça me donne bien envie de lire le reste de cette trilogie – et d’autres.
    Par contre, la femme qui a des bottines orthopédiques, ce n’est pas Véra Seagrave, mais Gabrielle. Non ?

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