Les ravages de l’amalgame littérature et politique: Milan Kundera, une victime de plus

On a beaucoup parlé ces derniers temps du grand écrivain Milan Kundera, pour diverses raisons mais jamais les bonnes… Fin 2008, une sombre histoire est brandie : des archives exhumées de nulle part par un journal tchèque, pour qui on ne fera pas de publicité supplémentaire ici, et qui l’accuse ainsi de délation. Les opinions se divisent, certains soutiennent l’écrivain, d’autres l’accusent, se fendent de (très) longs articles, remontant et reconstituant avec force détails tout le parcours « trouble » politico-historique de l’auteur, pour en arriver à la conclusion, implicite ou non, que cet auteur n’aurait jamais dû être admiré comme il l’a été. Pourquoi ? Mais parce que c’est un traître pardi ! Quel rapport avec ses romans, avec la littérature ? Aucun, mais quelle importance ! L’important ce sont les faits, les actes (véridiques ou non, pris ou non dans la complexité de leur contexte) de l’homme dans sa vie.

Je cite à ce sujet cet extrait du billet d’un blogueur qui résume parfaitement mon sentiment : « L’insoutenable poids du passé », « la mauvaise plaisanterie », « l’immoralité », gageons que la bonne presse ne sera pas avare de mauvais jeux de mots pour réécrire l’œuvre de Kundera à la lumière d’accusations qui viendront opportunément recouvrir du rideau de l’infamie privée l’œuvre éblouissante de l’écrivain. Car c’est à cela que servent les cancans, à nous faire oublier que les grands auteurs existent, à nous barrer le chemin vers leurs œuvres. Nous préfèrerons toujours la clarté des indignations morales -surtout lorsqu’elles portent sur le passé, surtout lorsqu’elles servent à nous rassurer et à nous gargariser de notre propre et définitive bonté autoproclamée- à l’ambiguïté consubstantielle de tout art digne de ce nom. » (j’applaudis et je plussoie !).

Et voici une nouvelle démonstration des conséquences désastreuses de l’amalgame entre littérature et politique se soldant toujours par la triste équation : Littérature+politique = polémique (stérile, pléonasme s’il en est).
Car sur Milan Kundera, écrivain, il y a en effet beaucoup à dire, mais ce n’est pas hélas ce que retiennent l’opinion publique et les médias, toujours prompts à réduire au scandale une œuvre aussi magistrale soit-elle.
Depuis la publication de « La plaisanterie », l’auteur a déjà souffert (et s’est toujours défendu) tout au long de sa carrière de cet amalgame lié à la dimension politique qui flirte en permanence avec ses histoires d’amour, d’amitié, de fraternité, les trajectoires humaines, leur dévastation comme leur sublimation, dans toute leur complexité psychologique, accompagnées de ses riches réflexions philosophiques, poétiques ou esthétiques.
Esthétique oui. Ce n’est pas un gros mot (et c’est même le but de la littérature, il faudrait songer à le rappeler de temps en temps…), comme s’en offusquait Nelly Kapriélian dans l’émission « Le masque et la plume », pour descendre le dernier ouvrage de l’auteur, « Une rencontre », où elle lui reprochait de ne pas « s’engager » davantage sur des « problématiques plus nobles » telles que les questions sociales et politiques, tiens donc ! Eh oui, de nos jours c’est ainsi, un livre sera taxé de mauvais s’il a le mauvais goût de ne pas faire le boulot des journalistes… Triste époque.

J’ai déjà eu l’occasion de l’exprimer et de le répéter, je suis très réticente à la démonstration politique (et sociale) en littérature, à ce concept de « roman engagé » qui donne bien souvent de mauvais romans, très lourds…
Milan Kundera, avec George Orwell (dont on fête d’ailleurs le 60e anniversaire de la parution de 1984), fait partie des rares romanciers qui sont parvenus, selon moi, à articuler la petite et la grande histoire, exercice périlleux s’il en est, avec subtilité sans que la seconde ne nuise à la première qui doit rester prioritaire en littérature (sinon on prend un manuel d’histoire ou on ouvre le journal c’est plus simple). Heureusement cette reconnaissance perdure malgré la tourmente : le mercredi 10 juin prochain, l’auteur recevra ainsi le Prix mondial de la Fondation Simone et Cino del Duca, placée sous le patronage de l’Institut de France, destiné à récompenser et à faire mieux connaître un auteur français ou étranger dont l’œuvre constitue, sous forme scientifique ou littéraire, un message d’humanisme moderne. [Alexandra]

Alors revenons à l’essentiel, l’œuvre de ce grand écrivain qui le restera quoique que l’on puisse encore exhumer et imaginer pour salir son nom, avec un retour et un hommage à son roman phare : L’insoutenable légèreté de l’être.

2 Commentaires

  1. Bravo pour cet article. Kundera a été si en vogue, qu’il a été victime de son succès. Et puis même si cela avait été un salop, cela ne change rien, strictement rien à la qualité de son oeuvre. Je suis prête à tout lire; la rédemption, la culpabilité, ou la fausse accusation. En parle-t-il dans son dernier livre?

  2. Merci ! Amusant je viens de lire l’édito du magazine Transfuge qui fustige également, comme moi, les remarques de Nelly Kapriélian sur Kundera :
    "Il y a donc quelques semaines, je lis cet article sur l’essai de Milan Kundera, La Rencontre, et sans nuance, assure la nullité de celui-ci. Pourquoi ? Simplement car l’écrivain n’est plus politique : il a osé écrire que la recherche du beau était devenue son plaisir. Schönberg, la beauté de la phrase de Céline… Il avait commis le crime de lèse-majesté comme Sartre des décennies avant. D’être littéraire, simplement littéraire. C’était évidemment oublié que le beau s’il est subjectif, est aussi universel, qu’il nous permet de vivre ensemble, de communier…bref qu’il permet le politique. L’essentiel de l’essai de Kundera était oublié : les analyses littéraires brillantes, et les grandes interrogations existentielles que posent peut être le dernier immense écrivain vivant. Quand la politique s’empare de la littérature, on risque de s’aveugler."

    Vous pourrez lire l’intégralité de cet édito ici (bon j’ai quand même un léger soupçon que cette attaque soit aussi une réaction à la précédente critique très salée de Kapriélian sur F.Bégaudeau (pour « Vers la douceur ») qui officie à Transfuge mais ne voyons pas le mal partout ! 🙂 :
    http://www.transfuge.fr/editoria...

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