Les tribulations d’un précaire d’Iain Levison : « Et les mouettes, elles bronchent pas, elles encaissent »

Les tribulations d’un précaire d’Iain Levison, romancier américain, né en Ecosse, publié en 2007, est une variation sur le même thème que son premier roman remarqué « Un petit boulot » (2003), roman noir mordant d’un chômeur prêt à n’importe quel boulot s’en sortir. Ici il livre le récit de la multitude de petits jobs qu’il a dû effectuer pour survivre. Cet habitué de l’élastique social qui a connu aussi bien « les taudis écossais » que « les plus riches quartiers américains » retrace ici son parcours de travailleur itinérant… Après les Intellectuels précaires, les mcjobs de la génération X ou des jeunes diplômés (« Le petit grain de café », « On vous rappellera », « Dans la vraie vie », « Les tribulations d’une caissière« , la BD « Moi vivant, vous n’aurez jamais de pause ! ou comment j’ai cru devenir libraire« ) ou la plupart des livres d’Olivier Adam qui diabolise l’entreprise et plus particulièrement le patronnat exploitant , il nous livre sa vision caustique et totalement désabusée du monde du travail et du déclassement.

Double critique (positive/négative)

« Je suis ici pour gagner ma vie, commencer une vie, avoir des choix de vie. Mettre une certaine distance entre moi et les gars qui mendient dans la rue. »

Entreprise et écrivain ne font pas bon ménage… Ces derniers lorsqu’ils doivent se frotter à son monde souvent impitoyable condamnent lourdement son inhumanité, ses lourdeurs hiérarchiques, bureaucratiques, son hypocrisie, son injustice ou encore ses absurdités aliénantes. Sous la plume de Levison, rien de nouveau de ce côté là, on retrouve globalement les mêmes critiques, mais son talent de conteur nous rend cet air connu aussi passionnant qu’hilarant en dépit de la noirceur du propos et des conditions de travail déplorables qu’il dénonce.

Le rythme infernal des travailleurs précaires aux Etats-Unis

Ce que l’on retient, c’est le portrait de ces vies qui se tuent (le mot n’est parfois pas qu’au sens figuré d’ailleurs!) à la tâche, dans des boulots physiquement harassants, pour des clopinettes, et au bout du compte ne même pas pouvoir profiter un peu de leur argent car ils n’en ont pas le temps ou que tout passe dans leur loyer ou dépenses alimentaires, et encore moins disposer de quelconques droits sociaux notamment en terme de sécu et d’assurance maladie. Le lecteur français habitué à ses confortables droits de protection sociale s’étonnera aussi de voir la déresponsabilisation totale de l’employeur quant aux risques de sécurité et la façon dont les employés doivent eux-mêmes acheter leurs équipements ou tenues de travail.
On se croirait assez souvent dans un roman de Zola (l’auteur cite, lui, Les raisins de la colère de Steinbeck), pourtant c’est bien l’Amérique du XXIe siècle dont il nous parle (comme le cite ci-dessous Gwenaël, l’auteur parle d’amélioration par rapport au temps de la construction des chemins de fer, mais parfois c’est à se demander malgré tout si des avancées sociales ont vraiment eu lieu tant elles paraissent dérisoires…) :

« Tous ont un autre boulot et beaucoup enchaînent directement les deux, cinq ou six jours par semaine. Ca fait une semaine de 74 heures sans heures supplémentaires payées, debout tout le temps. Ils ne se plaignent jamais. Le refrain habituel est : « on s’y fait ».
J’ai déjà fait 74 heures par semaine, parfois pendant des mois, mais je ne dirai jamais que je m’y suis fait. Mon corps luttait sans cesse pour se reposer. (…) Quel est l’emploi qui à lui seul peut apporter à un individu un mode de vie confortable ? Et quand ces types ont payé pour toutes les choses qu’ils veulent, ils n’ont jamais le temps d’en profiter parce qu’ils sont toujours soit dans un restaurant soit dans un autre en train de jeter des hamburgers sur un grill. »

Satire des méthodes d’embauche américaine et des abus des employeurs

Iain Levison démonte avec cynisme les ruses perverses des recruteurs pour faire miroiter aux candidats des avantages ou des gains mirobolants illusoires et pour les payer le minimum pour un maximum de travail (« John m’a jaugé comme un seigneur féodal à la recherche d’un nouveau serf »). La couverture du livre représentant un poisson décharné est à ce titre extrêmement bien vue, outre son rappel des emplois exercés par le narrateur. Et c’est là où son humour noir et ton pince-sans rire font merveille (on s’esclaffe bien des fois, même si le rire reste jaune) tant les abus sont énormes. Mention spéciale à son travail de « découpeur de poisson » déguisé sous le titre pompeux d’ « associé », avec le manuel d’embauche interminable où toutes les infos importantes sont en caractères minuscules et où on apprend notamment les parades de l’entreprise pour éviter de tenir ses engagements sociaux…, ou encore ses astuces pour passer les entretiens comme de juste connaître au moins juste un petit truc plus ou moins relié au domaine d’activité et de balancer cette petite anecdote histoire de faire mouche ! Fin psychologue, il remarque aussi à juste titre que « les gens qui vous interviewent cherchent pour la plupart à s’entendre parler ». Car malgré tout, dans ce rapport de force largement au détriment de l’employé, Levinson compte bien user de son droit de désobéissance civile décrété par Thoreau et faire de la résistance à sa façon (entre arrangements avec la vérité sur ses compétences ou vol à l’étalage…). Et on ne saurait pas vraiment lui en vouloir !
On se régale encore de sa description d’un magasin pour bobo qui « combine charme rustique et prix non rustiques » ou la tentative de racolage loufoque d’une entreprise de vente pyramidale avec faux candidats intégrés, le job de barman qui finit en vaste soulerie sous un blizzard glacé, les faux postes de direction qui sont surtout des nids à problèmes pour seulement quelques dollars de plus

Jobs misérables et diplôme payé à prix d’or

Il y a du Carver dans son art de saisir les détails qui tuent et dans sa prose aussi minimaliste que tranchante. Il cible immanquablement là où ça fait mal, dupe de rien et pourtant toujours espérant que peut-être il parviendra un jour à pouvoir gagner sa vie honnêtement en étant un minimum respecté (le problème de l’estime de soi dans des fonctions où l’on est quotidiennement traité comme un minable est aussi sensible, il évoque notamment la difficulté de « rester sain d’esprit » !) et lui permettant aussi de s’insérer socialement, notamment de fonder une famille. Il ne cesse d’ailleurs de se plaindre de son diplôme (une licence de lettres, décrochée à prix d’or, comme on le sait les études supérieures étant particulièrement onéreuses outre-Atlantique) qui ne lui est d’aucune utilité sur le marché du travail. Cela donne d’ailleurs lieu à divers petits passages d’anthologie comme lorsqu’il découvre une annonce (qui s’avèrera une grosse arnaque de plus bien entendu!) où son diplôme est explicitement requis, et qu’il s’amuse à la comparer à une demande du type « casier judiciaire chargé exigé » ou « double amputation requise ». Là où il n’est pas forcément de bonne foi c’est qu’il semble mépriser la voie de l’enseignement, pourtant voie royale avec un tel diplôme, et probablement plus épanouissant intellectuellement que tous ses petits jobs. Il semble qu’il ait finalement changé d’avis puisqu’aux dernières nouvelles ce serait finalement dans l’enseignement de l’anglais en Chine qu’il se serait reconverti!
Il évoque aussi brièvement la difficulté de vivre décemment de son art en citant Van Gogh. On pourra ici lui opposer le part pris d’un Harvey Pekar (voir aussi article sur La double vie des écrivains, concernant les emplois alimentaires qu’ils exercent en parallèle de leur écriture)

Un univers de paumés qui lutte pour leur survie

Son expérience en Alaska, à la Moby Dick, est probablement la plus poignante de l’ouvrage.
Il nous plonge dans un univers quasi entièrement masculin, parfois violent, de pauvres types, « cas sociaux », marginaux ou désaxés (non sans rappeler les personnages d’un Palahniuk) luttant pour leur survie, qui pensent pouvoir enfin s’en sortir en passant cette épreuve du feu (ou plutôt de glace) qu’est la pêche en milieu arctique, et qui au final se feront, en partie du moins, une fois de plus blousés. On souffre avec lui dans cette cale où l’on patauge dans l’eau glacée ou pire lorsqu’il est muté dans la terrible salle de réception des poissons où il manque de finir étouffé ou transpercé vivant… Sa description de la pénibilité physique extrême de cet univers prend aux tripes. Dans cet enfer, existe-t-il une solidarité entre ces pauvres hères ? Oui et non, le besoin d’un minimum de camaraderie est bien sûr vital mais en même temps un certain individualisme règle, il s’agit de sauver sa peau en tentant d’être affecté aux tâches les moins rudes et de conserver aussi son poste. Un système brutalement darwiniste…

La suite du roman avec notamment sa critique d’Internet ou sa description misogyne d’une femme qui tente de fuir son mari est moins réussie. Son expérience en tant qu’agent de bombes insecticides ne manque par contre pas de piquant, en particulier lorsqu’il se moque des méthodes de vente de ce « poison ».

S’il est vrai que le roman n’est pas une histoire à proprement parler, il n’en reste pas moins une lecture savoureuse et instructive, porté par son style aussi vif que vivant, qui donne à réfléchir sur le monde du travail actuel, un monde à deux vitesses où les plus vulnérables continuent de se faire broyer sans vergogne.
Le problème de la précarité, de l’instabilité de l’emploi est un problème certes mais c’est aussi grâce à cette flexibilité que l’économie tourne à plein régime aux US et que le chômage est réduit comme il l’admet. Malheureusement, cela se fait au détriment des droits de sécurité sociale les plus élémentaires, sans aucune reconnaissance sociale comme il le déplore (même si paradoxalement les US sont aussi les inventeurs des programmes de motivation et autres « incentives » qu’il n’évoque pas).

Les tribulations d’un précaire doit se lire davantage comme une sorte de recueil de chroniques, de saynètes de la vie d’un travailleur précaire, des instantanés du monde du travail américain ultra libéral qui donne bien sûr un sacré coup, s’il en était encore besoin, au « rêve américain »… [Alexandra Galakof]

————- 2e critique:
Les tribulations d’un précaire, c’est l’histoire d’un type, il cherche un emploi. Alors il enchaîne petits boulots et missions d’intéerim. Et puis il trouve une mission en Alaska mais c’est très dur et il se fait exploiter. Donc il rentre et il recommence à chercher du boulot. Voilà.
On pourrait s’arrêter là pour parler de ce petit bouquin de Iain Levison. Je n’y ai pas trouvé grand-chose de plus, malheureusement. Dés la lecture du titre de cet ouvrage, on peut d’emblée craindre la répétition et, donc, à un moment donné : l’ennui… Ce fut le cas, à plusieurs reprises. J’ai des qualités certaines de devin. Peut-être étais-je aussi fatigué ; on doit toujours être, lorsque l’on part en voyage, frais et dispos. Mea culpa. Maxima…

Pourtant, j’avais bien aimé « Les Tribulations d’un chinois en Chine ». Le film adapté d’un roman de Jules Verne et dont Jean-Paul Belmondo était l’acteur principal… J’avais beaucoup ri. Mais avec ce livre de Iain Levison, point du tout. Non, toutes les tribulations ne se passent pas en Chine, elles peuvent être américaines. Non, le mot « tribulation » est cocasse, mais ce n’est qu’un leurre. Le livre de Iain Levison est grave, pesant et m’a gavé, dans tous les sens du terme. J’évoquais son titre, débrouillons cela : c’est un titre pléonasme, très redondant puisque la précarité engendre des (més)aventures et que la tribulation génère la précarité. N’est-il pas vrai ? Cercle vicieux et désespérant.

L’intrigue ? Le narrateur Iain cherche un travail et l’on comprend, dès les premières lignes, que ce n’est pas simple :« C’est dimanche matin et j’épluche les offres d’emploi. J’y trouve deux catégories de boulots : ceux pour lesquels je ne suis pas qualifié, et ceux dont je ne veux pas. J’étudie les deux. » Et 177 pages plus loin, on peut lire le dernier paragraphe de ce livre comme un écho : « je me munis des petites annonces du dimanche, d’une tasse de café, et je m’assois à côté du téléphone. » Plus que des tribulations, c’est un embourbement. Et l’on se demande qui prier pour briser ces épreuves. La quatrième de couverture nous renseigne bien sur cette litanie douteuse : « Au cours des dix dernières années, j’ai eu quarante-deux emplois dans six Etats différents. J’en ai laissé tomber trente, on m’a viré de neuf, quant aux trois autres, ç’a été un peu confus. Sans m’en rendre compte, je suis devenu un travailleur itinérant, une version moderne du Tom Joad des Raisins de la colère. A une différence près. Tom n’avait pas fichu quarante mille dollars en l’air pour obtenir une licence de lettres. » Parce qu’en plus le narrateur a une licence de lettres, ce qui n’arrange rien. C’est peut-être même pire, d’ailleurs : « Je suis inclassable pour la moitié du monde, et l’autre moitié ne m’intéresse pas. Ils auraient dû nous en dire quelques mots le jour de la remise des diplômes au lieu de nous raconter que nous étions l’avenir du monde, la lumière blablabla. (…) Le fait est qu’à la fin de ma troisième année, quand les chasseurs de têtes étaient venus recruter, je n’avais pas vu une seule annonce portant la mention « licence de lettres exigée ». Le narrateur amer ne se prive pas d’une critique sociale acerbe des universités s’enrichissant sur le dos des étudiants sans offrir en retour de carrières adaptées.

Georges Bernanos a raison de dire, dans La France contre les robots, qu’un « monde gagné par la technique est perdu pour la liberté ». Le labeur est déshumanisé et la seule liberté est exposée dans cette question lancinante d’une entreprise de démarchage pour des filtres à eau, aux mœurs qui n’ont rien à envier aux sectes religieuses, : « Cela vous donne-t-il la liberté financière dont vous avez besoin ? » Car la liberté est, paraît-il, financière.

Quarante-deux « petits » emplois, qui commencent la plupart du temps par la lecture de petites annonces, souvent trompeuses. Les mésaventures de Iain, plus ou moins résumées, réduites à l’essentiel la plupart du temps, sont pittoresques et nous laissent, au final, sous le palais la sécheresse d’un hareng saur. Des métiers qui s’enchaînent, comme Iain s’enchaîne au bon désir des patrons. On sourit parfois, mais on rit jaune souvent. Iain est un descendant des picaros de l’Age d’or espagnol (Le Gueux ou la Vie de Guzman d’Alfarache, de Matéo Alemán, La Vie de Lazarillo de Tormes). Tout y est dans ce livre : l’antihéros, la structure itinérante, le réalisme, la satire, le déterminisme. Le déterminisme… Aucune échappatoire, il est vrai, dans ce récit construit en trois parties : avant son départ en Alaska, ses mésaventures en Alaska, son retour d’Alaska. On assiste à une descente aux Enfers dont les titres des chapitres sont explicites : « devenir associé » ; « ne serions-nous pas plus heureux ailleurs ? » ; « dans la gadoue » ; « Internet ou le rayon de la mort du cerveau ; « une catégorie en voie de disparition ».

L’Alaska est un enfer, tant en raison des conditions de vie que du travail en lui-même. Lorsque Iain travaille sur un bateau de pêche, ce n’est pas la mer qui, comme dans Pêcheur d’Islande de Pierre Loti, manque de le faire passer de vie à trépas, mais sa tâche elle-même. Tout un symbole. Dans une pièce cercueil fermée de toute part, il doit pousser sur un tapis roulant les poissons qui lui tombent du ciel, lorsque le plafond s’ouvre, machinerie diabolique :
« Je vais trop vite, qu’ils aillent se faire foutre, c’est le dernier filet avant la pause. Qu’ils se dépêchent. Je sens maintenant des crampes dans les bras et dans les jambes. Quand je me penche pour me servir de la pelle, j’ai le dos en feu. Le salaud qui m’a retiré de la préparation voulait me tuer. C’était ça le sens de son regard. Ils ont essayé de m’enterrer dans le poisson, et si je survivais, j’aurais le pire boulot sur ce putain de bateau. Les enfoirés. J’adore cette merde. Encore des maquereaux dans le trou. Encore, encore, encore. Quand le dernier poisson est parti je suis presque prostré, et j’entends le verrou de ma porte glisser. Je me retourne, bien droit, comme si je revenais tout juste d’une promenade dans le parc. Tuez-moi s’il vous plaît. »

Si l’on pense que cette descente aux Enfers s’arrête en Alaska, on se tromperait. Son retour dans le monde des vivants, dans la civilisation, lui permet de vilipender la publicité et Internet, qui ont sapé la notion d’effort ou été incapable d’atténuer la misère. Au fond, il y a bien apprentissage du héros avec ce dévoilement du monde du travail, mais ce décryptage minutieux, cette radiologie du Milieu, n’est qu’une lente confirmation, une descente en bonne et due forme du dérèglement de notre quotidien, soumis à la globalisation et à la mondialisation ; car tout progrès pour l’humanité semble, de suite, dévoyé. Ce travail-là, c’est donc la mort. Parce que le travail est trop lié à l’argent pour que sa relation soit saine. Il porte bien son étymologie : le tripalium était en effet un instrument d’immobilisation pour les chevaux rétifs, et de torture également. Et l’on sent bien que la rencontre avec le sergent des bérets verts de retour de la jungle, après le propre retour de Iain Levison de la lointaine Alaska, porte la marque de la philosophie de l’auteur : « tant que tu as de l’eau potable, t’as pas de vrais problèmes. » Retour aux vraies valeurs, par une dénonciation de la violence et de l’asservissement, car il faut ainsi tenir des horaires, tout aussi insensés que les rendements, il faut travailler toujours plus jusqu’à en mourir, parfois. « Il faut se tuer pour survivre. »

Quand il endosse sa blouse de travailleur, l’homme sort de l’humanité, du vivant, parce qu’un « humain en vaut un autre », qu’il est quantité négligeable, au plus un numéro, et si possible très long, car « tout tourne autour des résultats financiers ». Rien d’étonnant à ce que la chemise oxford devienne l’uniforme en vigueur (« vous avez l’air d’une merde », sinon), avant que la ceinture de smoking n’impose son diktat. Cette déshumanisation se conjugue au vampirisme, dans un acte au départ involontaire, mais qui peut faire penser à Fight Club, de Chuck Palahniuk, lorsque Iain se coupe tout en servant du vin dans une soirée mondaine : « Ils boivent mon sang ».

Le travail n’est pas vu, non plus, uniquement comme le lieu des Enfers et des supplices. Il est aussi gentiment coupable de rendre l’homme mauvais. Les abus de pouvoir engendrent, en effet, parfois des révoltes, et Iain apprend à voler, tout comme Jean-Jacques Rousseau rencontre le mal suite aux brutalités de son maître Ducommun : « chaque fois que Zoé me fait une observation que je ne juge pas assez positive, davantage de marchandises disparaissent dans mon pantalon. » Oui, l’homme est bon et partout il est dans les fers. Oui, l’humanité est une bonne chose, mais peu d’hommes sont humains. Humains, pas assez humains, aurait dû écrire Iain Levinson. Puisque l’humanité n’existe pas, inversons donc la polarité du vol. Iain devient alors un Robin des bois américain, défenseur de la désobéissance civique avec ses piratages du câble, sous les figures tutélaires de Martin Luther King et le Mahatma Gandhi.
« Ils [les médias, qui appartiennent pour la plupart à ceux qui possèdent aussi les réseaux câblés] essayent de nous persuader que les voleurs de câble érodent la moralité américaine. Fermer des usines rentables, licencier des centaines de travailleurs et rouvrir ces usines au Mexique avec une main-d’œuvre meilleur marché n’est pas un signe d’érosion de la moralité. Payer des ramasseurs de champignons quatre dollars de l’heure n’est pas illégal. Regarder Pop-up Video gratis, ça c’est un crime. »

La critique de La Tribune, voit dans ce récit de Iain Levison « un humour décapant qui dresse le portrait terrifiant d’une Amérique précarisée ». C’est sans doute plus certainement la charge désespérée contre un monde malade, dont la crise de 2008, je peux le dire avec toute l’habileté d’un Nostradamus, n’est qu’une conséquence logique. Ma lassitude, à la lecture de ce livre, vient alors peut-être de ce qu’il rejoint ce qu’écrivait Matéo Alemán, dans son Gueux, au XVII ème siècle : « Monsieur, comme il y a tant de malades et que l’hôpital était insuffisant et pauvre, vu qu’il y avait beaucoup de fols et peu de sages, on s’est avisé d’interchanger les lieux : maintenant l’infirmerie est le monde entier. » On a eu tout le loisir de le comprendre ces derniers temps…

Ce n’est pas une question d’argent. Le véritable problème c’est que nous sommes tous considérés comme quantité négligeable. Un humain en vaut un autre. La loyauté et l’effort ne sont pas récompensés. Tout tourne autour des résultats financiers, un terme aussi détestable pour tout travailleur que ‘licenciement’ ou ‘retraite forcée’. D’accord, nous avons fait des progrès depuis l’édification du barrage Hoover ou depuis que les ouvriers mouraient en construisant les voies ferrées, mais l’attitude des entreprises vis-à-vis de ceux qui accomplissent le travail est restée la même.

Tribulations d’un précaire est un livre catabase>, où le héros voit sous la robe de l’humanité, confectionnée par la société libérale, une monstrueuse nudité. Un document anxiogène, qui devrait être brûlé sur la place publique puisque l’heure est encore au « positivisme », autre nom hypocrite pour une énième manipulation : « nous avons fait des progrès depuis l’édification du barrage Hoover ou depuis que les ouvriers mourraient en construisant les voies ferrées, mais l’attitude des entreprises vis-à-vis de ceux qui accomplissent le travail est restée la même. »

Dans cette « merde », je vous souhaite à chacun de trouver votre or. Lire cet ouvrage, au style enlevé, à l’écriture « précipitée », n’est pas plus inutile que de suivre le journal télévisé, pour certains. Il est même plus utile de le lire, parce que la durée de ce reportage verbal va à l’encontre de l’éphémère et du zapping, et qu’un homme, dans toute son humilité, est au centre de ce livre. Le poisson mort, de la première de couverture, qu’on a dépecé et dont il ne reste que la tête et la queue, ou ses arêtes, raides, agressives et qui nous blessent ou nous restent en travers de la gorge, sont bien à l’image du contenu de ce livre. Une vanité qui n’a rien à envier aux natures mortes de Willem Claesz Heda — ou au « Bœuf écorché » de Rembrandt – bien que la dégradation de leur signification spirituelle soit, justement, ce qui est dénoncé.

On comprend les intentions de l’auteur : dénoncer les travers du marché du travail, de la recherche d’emploi, des diplômes qui ne donnent rien, des patrons qui exploitent. Mais cette belle démonstration (un peu rebattue) ne dispense pas d’y mettre une histoire, quelque chose qui accroche, qui fasse entrer dans le récit. Dépasser « l’engagement » et revenir à la littérature, comme dans son précédent roman « Un petit boulot ». Dommage. [Gwenaël Jeannin]

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