Les souffrances du jeune Werther de Goethe : « Je ris de mon propre coeur… et je fais toutes ses volontés. »


Les souffrances du jeune Werther, mince premier roman de Goethe, d’inspiration autobiographique, écrit en quelques semaines et publié en 1774 en Allemagne, pourrait bien être fustigé s’il paraIsssait de nos jours, alors que la critique s’offusque du récit des états d’âme, jugés trop « nombrilistes ». Quel accueil lui réserverait-on s’il devait être publié de nos jours ? Au XVIIe siècle en plein âge de la sensibilité, romantique précoce, il avait déjà fait scandale, jugé immoral pour « apologie du suicide », mais a aussi suscité un engouement sans pareil (au point de dégouter Goethe de son œuvre !). Au XXIe siècle, il est particulièrement étonnant (et émouvant) de tenir entre ses mains ses « confessions » platoniques toutes entièrement tournées vers le cœur de cet infortuné jeune-homme. C’est presque un journal de son cœur qu’il nous donne ici à lire. Et si aujourd’hui on se moque volontiers de ce « sentimentalisme » (à l’époque on lui avait déjà reproché aussi « ses convulsions perpétuelles »), il n’en reste pas moins que Werther a su donner au genre ses lettres de noblesse et s’affirme comme figure fondatrice des héros romantiques qui le suivront (inspirant le « Adolphe » de Benjamin Constant, la « Confession d’un enfant du siècle » d’Alfred de Musset jusqu’à Chateaubriand ou Victor Hugo) jusqu’aux anti-héros de la littérature moderne. Loin d’être une tare, ses « épanchements » sont au contraire d’une grande profondeur et dépassent d’ailleurs largement le thème du cœur blessé et de l’amour impossible, pour interroger, plus largement, le sens de l’existence humaine. Et se double d’une réflexion philosophique, à la recherche d’une « sagesse souriante ».

Aussi je traite mon cœur comme un petit enfant malade. Je lui cède en tout. Ne le dis à personne : il y a des gens qui en feraient un crime

On ne sait pas grand chose de Werther, un jeune-homme que l’on apprend à connaître au fil des lettres qu’il adresse à un ami dont on ne saura jamais rien. Lorsque ce roman épistolaire débute, il est venu se réfugier au milieu des « célestes campagnes » pour apaiser son cœur de la perte de sa bien-aimée. Alors qu’il s’émerveille de la Nature et des habitants humbles (de la servante aux paysans) de la région, il fera la connaissance d’une certaine Charlotte dite Lotte, déjà promise à un Autre. Hélas, une « passion funeste » embrasera Werther qui passera par des abîmes de joie puis de souffrance alors qu’il doit se résigner à renoncer à vivre son amour…

De l’inconvénient d’être un cœur exalté…

Ce qui frappe dans ce court roman, lorsqu’on le lit de nos jours, n’est pas qu’il ait vieilli mais c’est l’importance et l’omniprésence du cœur du héros. A chaque page, il ne cesse de l’évoquer et souvent… de s’en plaindre : « un cœur qui fermente trop », un cœur qu’il faut « traiter comme un petit enfant malade » un coeur dont « il fait toutes les volontés« … tandis que son « sang s’agite et bouillonne » ou encore « s’abîmant dans un torrent de sentiments« …, mais c’est aussi un coeur qui « embrasse la nature« . Bref un coeur exalté qui semble gouverner toute la vie de Werther.

Une exaltation qu’il revendique (condamnant les âmes « tièdes », « sages » ou l' »amour raisonnable réglé comme les comptes d’un apothicaire ») mais aussi qu’il déplore et dont il cherche à se délivrer (Goethe a d’ailleurs parlé de Werther comme d’un livre de délivrance) pour plus de sérénité.

Il ne cesse ainsi de tenter de se discipliner pour ne pas se laisser aller à l’accablement et savoir profiter de ce qui nous est offert : « Nous nous plaignons souvent dis-je, que nous avons si peu de beaux jours et tant de mauvais ; il me semble que la plupart du temps nous nous plaignons à tort. Si notre coeur était toujours ouvert au bien que Dieu nous envoie chaque jour, nous aurions alors assez de forces pour supporter le mal. » Plus loin, discourant avec Charlotte, il s’érige contre la « mauvaise humeur » qu’il considère comme une paresse de l’esprit avec pour idéal de devenir « maître de ses sentiments », une qualité que notre malheureux héros est loin de posséder pourtant…

Le spectacle de la Nature, notamment, apparaît comme la première source d’émerveillement, et il ne cesse de lui rendre hommage à travers de somptueuses descriptions, des vallées enveloppées de leur voile aux rameaux des noyers et des tilleuls sous lesquels il aime se reposer jusqu’à la fontaine. Mais les Eléments contiennent aussi, alors que l’angoisse le gagne, une violence sourde que le narrateur ressent, tel un miroir de ses sentiments (et cela bien avant les auteurs de « nature writing » dont on parle beaucoup de nos jours !) : « Ciel, terre, forces actives…, tout cela n’est qu’un monstre toujours dévorant et toujours ruminant« .

Il poursuit cette réflexion philosphico-mystique sur l’art du bonheur, tout au long du livre comme lorsqu’il constate les dangers d’un esprit trop longtemps isolé du contact humain: « le bonheur ou l’infortune gît dans les objets que nous contemplons, et dés lors il n’y a rien de plus dangereux que la solitude. »

« Aussi je traite mon cœur comme un petit enfant malade. Je lui cède en tout. Ne le dis à personne : il y a des gens qui en feraient un crime«

« Je la verrai! voila mon premier mot lorsque je m’éveille et qu’avec sérénité je regarde le beau soleil levant ; je la verrai !

L’amour passion : l’adieu à la paix intérieure

Mais sa rencontre avec Charlotte aura tôt fait d’ébranler toutes ses sages résolutions, l’entraînant vers de nouveaux tumultes du coeur… Si l’on devait donner une bande son moderne à Werther cela pourrait être la chanson « It’s oh so quiet » de Bjork qui traduit avec humour cet état de calme qui se transforme en grand chambardement quand l’amour surgit… C’est en tout cas ce que va expérimenter Werther, passant d’un état contemplatif, presque béat face au spectacle de la nature ou encore des enfants espiègles (dont il ne cesse de louer l’innocence et la pureté : « Nous devrions nous comporter , vis-à-vis des enfants, comme Dieu vis-à-vis de nous. Il ne nous rend jamais plus heureux que lorsqu’Il nous laisse nous bercer d’illusions« .) à un état anxieux alors qu’il s’éprend de Charlotte et qu’elle le rend tout entier dépendant, non sans tout d’abord s’émerveiller du sentiment qui l’étreint avec une grande poésie : « Wilhelm, qu’est ce que le monde pour notre cœur sans l’amour ? Ce qu’une lanterne magique est sans lumière : à peine y introduisez-vous le flambeau, qu’aussitôt les images les plus variées se peignent sur la muraille ; et lors même que tout cela ne serait que fantômes qui passent, encore ces fantômes font-ils notre bonheur quand nous nous tenons là, et que, tels des gamins ébahis, nous nous extasions sur ces apparitions merveilleuses. »

Goethe dépeint admirablement le passage de cet état d’enchantement à l’obscurcissement progressif, la recroquevillement de son âme, de son coeur au fur et à mesure que l’obsession amoureuse l’aliène tout en ne lui laissant aucun chance de pouvoir la concrétiser : « J’ai tant ! et le sentiment pour elle dévore tout ; j’ai tant ! et sans elle tout pour moi se réduit à rien. » s’écrit-il alors, marquant son incapacité à raisonner son cœur qui ne peut dés lors plus jouir des « fleurs de la vie » comme il l’aurait souhaiter.

Il décrit ainsi parfaitement les affres de la souffrance amoureuse qui plonge dans la frustration, l’apathie, le désintérêt de tout et la détresse : comment la lumière éclatante d’un nouvel amour s’éteint alors brutalement pour laisser dans des ténèbres plus sombres que jamais…

Werther se languissant d'amour auprès de sa dulcinée Charlotte jouant du clavecin "avec la douceur d'un ange". Vignette de Tony Johannot, Crapelet 1845

Werther se languissant d’amour auprès de sa dulcinée Charlotte jouant du clavecin « avec la douceur d’un ange ».
Vignette de Tony Johannot, Crapelet 1845

Satire de la vanité des « puissants »

En s’éloignant un temps pour tenter d’oublier cet amour impossible, en acceptant un poste à l’Ambassade, l’auteur profite de l’occasion pour brocarder « les puissants » et de façon générale les ambitions et vanités des hommes qu’il juge « futiles » (il vante en parallèle les mérites des humbles pour qui il nourrit une grande affection). Le roman prend ici une tournure de critique sociale du modèle « petit bourgeois » (qu’on oublie souvent d’évoquer au sujet du roman mais qui est présente du début à la fin), qui n’est pas sans rappeler le discours d’un Oblomov (Gontcharov, 1859), notamment à travers son regard sur le travail : « Tout dans cette vie aboutit à des niaiseries ; et celui qui, pour plaire aux autres, sans besoin et sans goût, se tue à travailler pour de l’argent pour des honneurs ou pour tout ce qui vous plaira, est à coup sûr un imbécile.  »

On notera aussi en contrepoint ses réflexions esthétiques sur la création artistique puisque le narrateur, alter-ego de l’auteur, dessine et fait part de sa conception sur la peinture et la beauté notamment (« reconnaître le beau et oser l’exprimer« ). Le XVIIIe siècle étant d’ailleurs le siècle où les doctrines esthétiques ont connu une forte recrudescence déterminante pour les siècles futurs (le mot même d’esthétique étant d’origine allemande).

De la réflexion existentielle à l’attrait de la mort

Alors que le roman est baigné d’une réflexion existentielle, sur le sens de la vie humaine, son éphémérité (« l’homme est si passager », « la vie est un songe ») dont Werther a une conscience aiguë alors qu’il observe son entourage, il bascule progressivement vers une réflexion sur la mort. Jusqu’au suicide, son « anéantissement » selon son expression, le tabou ultime qui aura tant choqué à l’époque. La fin du roman qui aborde ce sujet est particulièrement magistrale et poignante, en particulier les jours qui précèdent la décision fatale du héros, il écrit notamment : « Mourir! Qu’est ce que cela signifie ? Vois-tu, nous rêvons quand nous parlons de la mort. J’ai vu mourir plusieurs personnes ; mais l’homme est si borné qu’il n’a aucune idée du commencement et de la fin de l’existence. »

Contrairement à Oblomov qui se laissera engourdir dans son petit confort domestique et acceptera sans broncher que son meilleur ami lui vole l’amour de sa vie, pour poursuivre la comparaison, Goethe a choisi de faire succomber son personnage aux blessures de son cœur. Plutôt que de tuer la passion ombrageuse, c’est elle qui tue Werther. Mais c’est finalement un catharsis pour l’auteur que de choisir ce sort dans la fiction, alors que dans la vie il préfèrera tourner la page sur cet amour malheureux.
Les souffrances du jeune Werther sont devenues d’ailleurs une lecture « remède » souvent conseillée pour se remettre des chagrins d’amour et autres ruptures douloureuses, de même qu’il semble que son écriture l’ait été pour son auteur.

Une « folie sublime » selon l’expression de Musset au crescendo psychologique parfaitement orchestré et qui ausculte au plus près toutes les palpitations d’un cœur qui a choisir de « souffrir jusqu’au bout »… [Alexandra Galaokof]

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