Purge de Sofi Oksanen : « Ma petite fille, dans la terre du désespoir poussent de mauvaises fleurs » (Femina étranger 2010)

« Purge », révélation de la rentrée littéraire 2010, signé Sofi Oksanen, finlandaise trentenaire, de mère estonienne, a été couvert de prix en France (Femina, Fnac, Livre Européen) et à l’étranger et affiche un beau succès dans le monde. Au dos de son 3e livre (le 1e traduit en France et 3e volet d’un quartet dont elle écrit actuellement la dernière partie), on peut lire l’éloge de Nancy Huston qui le qualifie de « chef d’œuvre ». Ardente féministe et admiratrice de Duras, cette auteur engagée n’a de cesse de lutter pour les droits de l’homme et le multiculturalisme. Comme le reflète son roman « Purge » où, à travers l’histoire d’une génération de femmes, elle retrace un demi-siècle de l’histoire tourmentée et violente de l’Estonie, entre annexion germano-soviétique et indépendance. Une construction implacable qui allie la petite et la grande histoire avec une parfaite maîtrise et un art du suspense. Trahison, jalousie, meurtre, sexe et dissimulation : Purge sonde les âmes humaines aux heures les plus noires…

Aliide Tru, une vieille femme terrée dans sa ferme d’Estonie prépare avec zèle ses bocaux de conserve, dans sa cuisine ; ses mains émincent, pèlent, rincent…
Pourtant malgré son activité paisible, elle n’est pas tranquille et ne cesse de redouter les cailloux lancés contre sa porte, les pillages… Lorsqu’elle découvre, gisante dans son jardin, une jeune russe « boueuse, loqueteuse et malpropre » (…) qui « tire ses cheveux devant elle comme les rideaux en loque d’une maison abandonnée qui n’a pourtant rien à cacher », elle craint immédiatement le piège… Elle la recueille malgré tout : débutent alors entre les deux femmes une observation et investigation mutuelles révélant leurs passé douloureux et secrets respectifs…

Aliide, une héroïne dostoïevskienne ?
Une critique a comparé Aliide, l’héroïne trouble de ce roman, à l’usurière de « Crime et Châtiment » qui n’aurait pas été assassinée. Elle pourrait d’ailleurs aussi être rapprochée de Raskolnikov dans le mélange de terreur et de honte qui l’habite en permanence. L’ambivalence du bien et du mal cristallisée dans ce personnage –qui soigne et tue- rend son portrait assez fascinant. En remontant son passé, le lecteur apprend à la connaître, la comprendre et sans doute à lui pardonner aussi, la « purger » justement de ses actes.

Mais la question demeure : Qui est vraiment Aliide Tru ? Une petite sœur vivant dans l’ombre de son aînée rayonnante, une amoureuse éconduite et aigrie, une femme traumatisée et apeurée, une « camarade » obéissante, « le petit champignon » d’un membre du parti irréprochable, une calculatrice sans pitié, une brave fermière un peu bourrue mitonnant des potions médicinales… ? De nombreuses facettes de sa personnalité et de sa vie nous sont dévoilées peu à peu au fil du récit et nous permettent de mieux l’appréhender et… de la juger. Mais ce qui frappe finalement le plus dans cette femme, c’est son effroyable solitude jusque dans son rôle de mère rendu impossible par son imposture. « Elle avait attendu quelqu’un, exactement comme elle avait attendu alors dans cette cave où elle s’était rétrécie en souris dans un coin de la pièce, en mouche dans la lampe. Et une fois sortie de cette cave, elle avait attendu quelqu’un. Quelqu’un qui ferait quelque chose qui l’aiderait ou qui enlèverait au moins une partie de ce qui s’était passé dans cette cave. Qui lui caresserait les cheveux et qui dirait : « Ce n’était pas ta faute. ». Et qui dirait encore : « Plus jamais. ». Qui promettrait que « plus jamais », quoi qu’il arrive. Et en même temps qu’Aliide se rendait compte de ce qui s’était passé, elle comprenait que ce quelqu’un ne viendrait jamais. Que personne ne viendrait jamais dire ces mots, ne les penserait même ni jamais ne prendrait soin d’elle, plus jamais. Qu’elle, Aliide, était la seule qui puisse prendre soin d’elle. Personne d’autre ne viendrait jamais faire cela pour elle (…). »
Comment peut-on vivre une vie dans le mensonge et le reniement de soi, de sa culture, ses valeurs et sa famille ?, tel est le dilemme qu’explore brillamment Oksnanen à travers cette femme aux choix tragiques.

« La nuit rampait, l’air ne passait pas, sur la poitrine d’Aliide reposait une botte de cuir chromé, qu’elle n’arrivait pas à soulever. »

Une histoire de femmes… opprimées par les hommes
Aux côtés d’Aliide, l’auteur dessine également une galerie de portraits de femmes : de sa sœur Ingel tout aussi dynamique et alerte dans les travaux domestiques à sa petite fille Linda jusqu’à Zara qui incarne la nouvelle génération. Pourtant à travers les époques, malgré leur combativité et leur courage, les femmes restent des victimes des hommes, nous dit Oksanen. D’Aliide violentée par les membres du parti, contrainte d’épouser un homme qui la répugne pour assurer sa sécurité, à Zara, prisonnière d’un terrifiant proxénète (certaines scènes trash dans la veine d’une Despentes sont peut-être parfois de trop pour cette dernière comme si l’auteur avait voulu pimenter le récit avec quelques détails trash…). C’est encore ici l’oppression des hommes* qui est dénoncée. On pense à la fille du héros de Disgrâce (Coetzee) dans sa ferme africaine, obligée de se mettre sous la protection d’un « mari » pour survivre dans ces terres dominées par les hommes.

Une construction implacable au suspense maîtrisé
La force de Purge c’est sa construction quasi parfaite alternant les points de vue de différents protagonistes ainsi que sa grande maîtrise des aller-retours dans le temps et l’espace. Elle insuffle un rythme constant à ce récit sous tension, ménageant son suspense (qualifié d’ « hitchcockien » par certains mais qui rappelle aussi l’atmosphère du film « L’été meurtrier » par son secret de famille qui pèse). Indéniablement très cinématographique. Sofi Oksanen incise le temps et remonte peu à peu aux heures les plus noires de l’Histoire du pays.

« Pourquoi, Liide ?
– Ils n’ont pas besoin de raison. »

Déterrer les heures noires de l’Histoire
Sur plus d’un demi-siècle, des années 40 aux années 90, elle retrace les drames politiques et sanglants endurés par l’Estonie, colonisée par les nazis puis l’armée rouge. En se basant sur ses recherches (notamment les archives du KGB ainsi que d’anciens magazines féminins estoniens), l’auteur intègre même une carte et une chronologie.
Le cortège de répression idéologique, propagande politique, privation des libertés, d’interrogatoires et dénonciations arbitraires, de déportations en Sibérie, de violences physiques et morales… : le règne de la terreur subi par la population. Jusqu’à la catastrophe de Tchernobyl où l’on apprend par exemple que le ciment leur était volé au profit de l’Ukraine ou encore que leur nourriture saine était importée à Moscou en échange de la leur contaminée… On pense ici aux romans de Kundera qui dénonce des thèmes similaires sur les régimes totalitaires, notamment dans La plaisanterie, même si son approche est beaucoup plus métaphorique et poétique qu’une Oksnanen pragmatique et directe. L’auteur évoque également l’attraction-répulsion pour l’Eldorado occidental de la nouvelle génération et l’affrontement de deux cultures, libérale versus communiste.

Au plus proche de la sensation
Le roman se distingue enfin par l’acuité de ses atmosphères qu’il s’agisse des odeurs de la campagne, de la cuisine repaire d’Aliide : de la cuisson sucrée des betteraves jusqu’à l’essence de plantain, la valériane, l’eau de vie ou encore les oreilles de cochon…. Des odeurs rassurantes nourricières mais qui côtoient les « framboises sombres comme du sang coagulé » et surtout les mouches vrombissantes, omniprésentes, qui s’infiltrent partout. Le symbole de l’impossible tranquillité d’esprit de la maîtresse des lieux ? Car ce sont bien l’angoisse et la peur, quasi animales, qui taraudent de la 1e à la dernière page : la sueur d’Aliide qui clapote sous ses bras, de Zara pourchassée et épuisée, d’Hans qui devient fou dans son cagibi, de l’aisselle de Martin : « «(…) maintenant qu’il y avait dans sa cuisine une fille qui dégoulinait de peur par tous les pores sur sa toile cirée, elle était incapable de la chasser de la main comme elle aurait dû le faire, elle la laissait s’insinuer entre le papier peint et la vieille colle dans les fentes laissées par des photos cachées puis retirées. La peur s’installait là en faisant comme chez soi. Comme si elle ne s’était jamais absentée. »
L’auteur s’attache à décrire minutieusement les réactions corporelles de la peur qui afflue et reflue. La mort qui toujours menace, au moindre faux pas, au moindre mot de trop.

Entre rédemption impossible et catharsis, un roman profondément organique, à la violence sourde, terriblement efficace par ses rouages très travaillés. Peut-être trop, au point que l’émotion disparaît parfois derrière l’efficacité narrative et la dénonciation politique…

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* Paroles de l’auteur au sujet de la violence aux femmes, cause qui lui tient à cœur :
« Regardez la situation au Congo, les viols de masse font toujours partie de la guerre. Ce n’est pas franchement différent, bien au contraire. Alors bien sur le trafic d’êtres humains est un problème continu, à l’échelle mondiale, qui concerne aussi bien les hommes que les femmes. Les hommes et les enfants peuvent aussi être victimes de viols en temps de guerre, mais la plupart des victimes sont des femmes. » (extrait interview Metro)

« Les violences sexuelles affectent la société dans son ensemble, l’avilissent. Pendant l’occupation, le viol était utilisé comme une arme de guerre. Mais j’ai aussi voulu aborder la face sombre de l’effondrement de l’URSS, le trafic d’êtres humains qui a accompagné le retour à la liberté. Il faut réécrire l’histoire de cette période en la débarrassant des clichés propagandistes. » (extrait interview Lesinrocks)

Ses inspirations : « Tous les auteurs que j’admire, que ce soit Marguerite Duras, Virginia Woolf ou Anaïs Nin, ont en commun un sens de la musicalité et une écriture dépourvue d’artifices. C’est vers cela que je veux tendre. Vers l’épure. »

«Purge vibre avec tension : des secrets enfouis et des actes profondément honteux s’étendent à travers le livre comme une toile et poussent le lecteur à poursuivre sa lecture», a analysé le jury du Nordic Council Literature Prize, qui lui a été remis début novembre en tant que lauréate la plus jeune de son histoire.

4 Commentaires

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  1. Une bonne Purge, c’est toujours efficace…
    Chef d’oeuvre peut-être pas (peut-être cette volonté de "faire suspense" un peu trop visible?), mais très bon livre oui – et de ceux dont on sent qu’ils seront suivis d’autres!

    • Corinne sur 10 janvier 2011 à 10 h 03 min
    • Répondre

    Je comprends difficilement cet enthousiame pour Purge de Sofi Oksanen. Ce prix Femina 2010 étranger m’a énormément déçue.
    La volonté de faire suspense pour dire de faire suspense est trop visible. Sofi Oksanen utile de grosses ficelles qui peuvent marcher mais m’ont lassée.

    • mariandree sur 7 mars 2011 à 16 h 56 min
    • Répondre

    Il y a longtemps que je n’avais pas été ainsi accrochée par un livre.C’est à la fois une très émouvante plongée dans l’histoire tourmentée d’un petit pays et une évocation très sensorielle des lieux et des êtres qui, c’est vrai, rappelle Virginia Woolf.

    • Corinne sur 11 juillet 2013 à 11 h 27 min
    • Répondre

    J’ai adoré ce livre. Je le recommande aux lectrices de ma bibliothèque. Il m’a marquée, notamment par la violence des mots concernant les jeunes prostituées de l’Est. Le parcours de ces 2 femmes est emprunt de force, et de ténacité. Et puis je connais peu l’Estonie. J’ai donc appris des faits de l’Histoire de ce pays à travers ce roman.

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