« Blankets » de Craig Thompson, le roman phare de la nouvelle génération BD américaine indé

Blankets, 2e opus de Craig Thompson, a été publié en France en 2004 (ré-édité fin 2009), alors que le jeune auteur américain (du Wisconsin) était âgé de 28 ans (après un premier livre en forme de fable animalière « Adieu Chunky rice » Harvey Award du meilleur espoir en 1999). Il s’est imposé parmi les romans graphiques majeurs. Selon Neil Gaiman, « Blankets » est « probablement le meilleur roman graphique depuis Jimmy Corrigan ». Lauréat aux USA de trois Harvey Award et de deux Eisner Award (Meilleur album – matériel inédit et Meilleur scénariste/dessinateur) et en France du prestigieux prix de la critique décerné par l’ACBD. Dans la veine intimiste d’inspiration autobiographique, ce grand admirateur d’auteurs français de l’Association (Baudoin, Blutch, Trondheim, Sfar, Christophe Blain…), évoque avec poésie et profondeur son enfance et adolescence dans l’Amérique profonde du Wisconsin, au sein d’une famille middle class très religieuse. Fresque monumentale de 600 pages, Blankets est à la fois roman d’apprentissage, l’histoire pure d’un premier amour et une réflexion sur l’héritage filial, la vocation artistique, la religion, l’intégration sociale…, où affleurent les représentations de l’inconscient :

« Je voulais le ciel. Et j’ai grandi en m’efforçant d’obtenir de ce monde… un monde éternel.« 

Le titre de l’album « Blankets » (« Manteau de neige » en VF) a de quoi surprendre.
Même après lecture de l’ouvrage, on hésite sur l’interprétation à donner à ces « couvertures » qui jalonnent la vie du narrateur, Craig. La première d’entre elles est celle de l’enfance, celle qu’il partage avec son petit frère avec qui il est contraint de faire lit commun, avec le cortège de petites disputes, taquineries qu’elle abrite, mais aussi de complicité lorsqu’il s’agit d’imaginer que son lit est un navire en pleine tempête… Et surtout de protection, lui le grand-frère censé prendre soin de son cadet, devoir auquel il aura l’impression de manquer au cours de 2 tragiques évènements qui le rongent.
La seconde couverture est celle que lui offrira la belle Raina, son premier grand amour d’adolescence. Un patchwork tissé avec amour dans lequel il s’enroule comme en fantasme, prélude puis en souvenir de leurs étreintes.

La troisième serait celle formée par la neige qui emmitoufle le paysage et dans laquelle les héros aiment s’enfouir ou survoler au cours de leurs jeux. Trois couvertures qui racontent donc chacune à leur façon un pan de l’histoire du jeune Craig, depuis son enfance où il se construit au sein d’une famille ultra-religieuse et rigoriste, l’école où sa sensibilité différente en fait le souffre-douleur des petites brutes jusqu’à ses cours de catéchisme, son rapport à la nature dans la campagne du Wisconsin…
Le récit de son enfance est loin de ressembler au paradis perdu que l’on prête souvent à cette période. Bien au contraire, il la dépeint comme une période noire avec des épisodes assez poignants comme la scène du cagibi qui ne cesse de le hanter. Il nous confie sa souffrance, le mal de vivre qui l’habite si jeune dans un monde qui lui paraît hostile et menaçant, étroit d’esprit, où il se sent incompris, brimé, exclu. Ses seuls échappatoires sont alors ses rêves lorsqu’il s’endort et le dessin…
L’auteur exprime particulièrement bien ses sentiments en mêlant à la réalité, les représentations imaginaires : monstres marins, vaisseaux spatiaux et autres créatures fantastiques (puis par la suite les motifs de la couverture patchwork)… Ce qui donne des pages ou doubles pages très picturales exprimant tour à tour la confusion, les craintes ou les espoirs mais aussi ses fascinations, exaltations et obsessions.

C’est dans ce contexte que le garçon grandit et devient un ado timide et complexé. Une personnalité où tout est refoulé, hanté par ses démons et traumatismes d’enfant mais aussi par le bourrage de crâne religieux subi par ses parents et les pasteurs.

Mais tout bascule lorsqu’il rencontre Raina, jeune fille solaire et impétueuse, qui l’aidera à se libérer de ses obsessions noires et démons, à se révéler et à s’assumer, tout en libérant son désir complètement inhibé par la doctrine chrétienne (et les abus commis par son baby-sitter). Une idylle de courte durée mais intense qu’il nous relate depuis leur rencontre dans un camp de vacances paroissial jusqu’à un séjour de vacances chez la jeune-fille où ils vivront une belle intimité.
Il restitue avec une pudeur émouvante l’éveil de leurs deux corps et leur rapprochement progressif. L’auteur a particulièrement travaillé les postures de tendresse entre les deux jeunes héros lovés l’un contre l’autre, comme deux chats, dans la forêt, sur le divan du salon ou dans la chambre de Raina. Il y a aussi cette première scène très belle où ils se cachent pendant la messe du camp paroissial et où Craig, ému, caresse les cheveux de Raina endormie sur ses genoux.


Croquis préparatoires de Craig Thompson

A travers son dessin ardent, il rend hommage, avec une grande sensibilité, à la beauté et à la grâce féminine avec une attention toute particulière au visage, les grands yeux de biche et la bouche sensuelle, le mouvement des cheveux soyeux, les détails de la peau, des courbes, aussi bien chez Raina quesa sœur adoptive handicapée mentale (comme la belle scène où Raina lui coiffe les cheveux notamment). On pense ici au trait de Bastien Vivès.

L’originalité de l’auteur est d’aborder en filigrane le dilemme qui déchire son personnage, sans cesse culpabilisé et tourmenté dans ses instincts charnels par la morale chrétienne. « La tentation et la luxure ». Il intercale ainsi des passages des évangiles avec le déroulement de l’histoire ou encore des réminiscences d’enfance où ses parents sévères lui reprochaient ses péchés (cf : le dessin d’une femme nue). Parents qu’il semble aimer malgré tout, même si leur relation est compliquée.

Finalement, il parviendra à réconcilier ses deux forces en lui, en faisant de Raina une sorte d’ange voire d’icône religieuse. Comme chez Joe Matt ou Chester Brown, on réalise ici encore le poids (souvent dévastateur) de la religion aux Etats-Unis et qui marque durablement ces auteurs qui tous l’abordent dans leur œuvre. L’auteur en dénonce aussi l’obscurantisme comme lors de ce dialogue à la fin du roman avec le pasteur au sujet de ses études aux beaux arts et qui finit sur l’homophobie stupide de ce milieu. Le récit se conclut d’ailleurs sur la perte de sa foi, du moins dans sa version dogmatique.

La nature joue aussi un rôle important et contribue à transcender la réalité par ses paysages enneigés qui tendent au merveilleux. Les flocons et le blizzard qui font frissonner les pages, renforcent l’impression de chaleur, par contraste, entre les jeunes amoureux. On remarque plus particulièrement les longues branches nues des arbres qui se tendent dans les cases comme des bras qui enlacent, et auquel semble faire écho le dessin qu’offre Craig à Raina sur le mur de sa chambre.

Une lecture riche et émouvante qui laisse néanmoins une impression partagée. Si le trait lyrique et évocateur de Craig Thompson est à saluer, il pèche quelque peu par son emphase parfois proche de clichés romantiques de seconde zone (où l’on frôle le « pays de Candy »…). Comme les représentations religieuses, Craig Thompson nous livre une vision parfois manichéenne, entre enfer et paradis (la neige comme métaphore de la pureté de leur amour et de leur foi religieuse, etc). Si elle est cohérente avec le parcours spirituel du héros, sa quête d’idéal et d’absolu, elle peut néanmoins gêner par ses aspects mièvres ou caricaturaux (comme lorsqu’il dessine Raina en déesse). En revanche, il a su faire émerger avec talent les troubles de l’inconscient et choisir avec justesse les épisodes d’enfance signifiants, explorant subtilement les limites entre perversité (cf : scène des « pipis »), cruauté…, la nature humaine dans sa complexité. Un roman cathartique qui sait créer l’empathie même si l’on est un peu frustré par la fin et notamment la rupture brutale (aussi rapide que leur rencontre) entre les deux jeunes héros… [Alexandra Galakof]

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1 Commentaire

    • jean éditeur sur 29 décembre 2010 à 13 h 25 min
    • Répondre

    Vous avez comme moi situé la grande l’originalité de Craig Thompson dans sa faculté à aborder le dilemme qui déchire son personnageet le poids de la morale chrétienne.

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