Autofiction et éthique de l’auteur (interview de Camille Laurens et Annie Ernaux)

Dans une interview donnée au journal « Le Monde » en février 2011, les deux grandes écrivains françaises dont la plume s’inspire directement de leur vécu, analysent dans quelle mesure l’auteur doit éventuellement se censurer pour préserver son entourage. Des réponses intéressantes au regard des récents polémiques et procès pour « atteinte à la vie privée » subis par plusieurs auteurs s’étant inspirés de proches dans leurs romans (cf: procès de Nicolas Fargues et Patrick Poivre d’Arvor :

A cette question délicate, les deux auteurs restent prudentes:

Annie Ernaux considère qu' »il est difficile de connaître les contours de sa censure intérieure. Elle dépend beaucoup de l’époque, de ce qui est acceptable ou pensable de dire au moment où l’on écrit. J’ai l’impression que je la déjoue par une manière d’écrire impersonnelle, une façon de mettre à distance l’inavouable. J’ai pu parler pour la première fois de mes fils dans Les Années (Gallimard, 2008) parce que je disais « elle » et pas « je ». »

Camille Laurens concède que « oui, il y a des choses que je ne peux pas dire, qui touchent au secret d’autrui, à sa honte. Dans ces moments-là, je fais comme je peux. Je pense parfois qu’il existe des choses que je ne dois pas écrire, même si j’ai le droit de le faire. Je ne sais pas tout, et je ne veux pas usurper la parole des autres. Je ne suis pas d’accord avec les écrivains qui disent, comme l’a fait Yannick Haenel récemment dans « Le Monde des livres » (numéro du 14 janvier), que le romancier n’est pas tenu par des questions morales. C’est évident au sens de la morale bourgeoise. Mais l’écrivain doit avoir une éthique, et celle-ci est chevillée à la vérité. »

A ce propos, elles reviennent sur la polémique qui a entouré la publication du roman « Sévère » de Régis Jauffret, inspirée de l’affaire du banquier Edouard Stern, attaqué en justice par la famille de la victime:

Annie Ernaux pense que « l’écrivain doit assumer ce qu’il choisit d’écrire, en raison du pouvoir immense que donne l’écriture. C’est d’ailleurs pour cette raison que je n’ai pas signé la pétition de soutien à Régis Jauffret.  »

Camille Laurens la rejoint : »Je n’ai pas signé cette pétition, moi non plus. Régis Jauffret vilipende depuis des années ceux qui écrivent sur des personnes réelles, parlant même de délation. Il n’est pas très cohérent. »

Source: http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/02/03/camille-laurens-et-annie-ernaux-toute-ecriture-de-verite-declenche-les-passions_1474360_3260.html