Quand le diable sortit de la salle de bain de Sophie Divry : « ce long animal mou, cruel, collant, dégueulasse, que j’appelle par défaut la nécessité, la dèche, la débine, la misère, la mouise… »

Dans Quand le diable sortit de la salle de bains (2015), Sophie Divry, notamment remarquée avec « La condition pavillonnaire », revisite le genre littéraire du « galérien » tant sur le plan économique que sentimental, voire les deux. Raconté avec la bonne dose d’auto-dérision et de cynisme qui va bien, il peut s’avérer particulièrement désopilant voire assez revigorant/galvanisant contre toute attente ! (comme le disait, à juste titre, Houellebecq emblématique du genre, « Une lecture désespérante peut-être profondément revigorante » ).

Le personnage de l’écrivain qui galère pour joindre les deux bouts et ne parvient pas à vivre de son art est devenu un classique de la littérature, dont le Martin Eden de Jack London ou l’autofiction d’Henry Miller notamment Tropique du Cancer sont peut-être les plus emblématiques (Divry cite elle Dans la dèche de George Orwell ou encore Amer eldorado et Retour au fumier de Raymond Federman.). On le sait vivre de sa plume est un rêve pour beaucoup mais une réalité pour peu d’élus. Vient alors le dilemme de sacrifier son art et sa « vocation » à un métier plus rémunérateur, la condition d’artiste maudit survivant dans la misère pouvant vite devenir intolérable. Même si en France nous sommes riches en subventions diverses et variées pour les auteurs, il paraît sain que ceux-ci, s’ils le doivent, mettent aussi la main à la pâte comme le commun des mortels. J’ai toujours trouvé admirable les auteurs qui combinaient travail alimentaire avec leur activité littéraire, cela donne aussi souvent une richesse supplémentaire à leurs livres, du fait de leur connexion préservée avec le monde réel et non une vie restreinte à la tour d’ivoire de leurs manuscrits, comme par exemple Djian à ses débuts (voir article « La double vie des écrivains« ).

Portrait d’une anti-héroïne intellectuelle précaire

Dans son petit livre rouge diabolique, Divry aborde ce thème sensible de survivre tout en tentant de construire une oeuvre dans un monde qui lit de moins en moins. Ici pour changer c’est une voix féminine trentenaire lyonnaise qui nous conte « ses jours de dèche » et de flirt avec la déchéance (dans une moindre mesure toutefois grâce au filet de sécurité parental confortable dont elle bénéficie). Une anti-héroïne se débattant pour s’en sortir seule qu’il n’est pas si courant de voir/lire, en particulier mise en scène par une femme (cf: ce que disait Chris Kraus notamment sur la figure féminine de l’anti-héros souvent dévalorisée). Toujours sur le ton de l’autodérision, elle dit ses difficultés matérielles, à commencer par la satisfaction d’un premier besoin primaire: celui de s’alimenter, qui devient tout une aventure sous sa plume.

Dédramatiser la faim et la pauvreté contées sur le mode épique

Lorsqu’on ne dispose plus que d’une poignée d’euros sur son compte, il faut faire preuve d’astuce et d’imagination pour tenter se rassasier. Retour à l’essentiel, loin de tout superflu (on s’amusera que l’auteur a d’ailleurs été journaliste entre 2004 et 2010 au mensuel La Décroissance). Entre virée au supermarché et moment de frustration alors qu’elle doit se limiter au rayon « pâtes et riz » au lieu des tiramisus au spéculos et autres produits industriels « surgras » qui lui font de l’oeil, et détails très concrets de de ses menus de misère qu’elle tente bon gré mal gré de rendre appétissants et surtout rassasiants, elle exprime l’angoisse de voir ses maigres économies fondre au fil de ses menues dépenses, en particulier lorsqu’elle « craque » pour un café à une terrasse, dépense folle dans sa situation ! Minuscule plaisir, selon l’expression de Philippe Delerme, qui devient « une occupation sérieuse quand on est chômeur », lui permettant de rompre la solitude et recréer du « lien social » comme disent les politiques : « Se sentir, par ces saynètes, participer à un corps social, vivant »

Des dépenses pas forcément raisonnables ou « saines » mais juste « quelque chose qui vous donne l’impression de vivre un peu plus » comme elle l’analyse à juste titre. Et de poursuivre sa réflexion: « Tous les pauvres ont leurs pêché, si dérisoire soient-ils » ou encore « la dignité de l’homme ne se loge-t-elle pas dans ce qui est inutile, la joliesse, le rire, la conversation, les dessins d’enfants et les petits cafés au bar ? »
et enfin son amusante remarque sur le conditionnel qu’elle pense avoir été « inventé pour une famille pauvre pour mieux supporter sa condition ». Elle oublie néanmoins de souligner que le pauvre contrairement au riche possède la faculté de jouir au centuple de ses maigres écarts, qu’un petit rien lui procurera une joie que le riche blasé aurait du mal à atteindre, selon la loi des contrastes mise en évidence par Melville dans Moby Dick.

On a droit aussi malgré tout au bon vieux lynchage populiste des méchants « riches » (mais de qui parle-t-on ?? sachant qu’elle vient d’une famille plutôt bourgeoise à en juger son récit, on lui reconnaîtra d’ailleurs l’honnêteté de brocarder certains travers de sa mère comme son islamophobie et ses préjugés étriqués), à la Olivier Adam, ravivant les bons vieux clivages sociaux et idées reçues (même si s’il y a du vrai dans son observation):

Les riches ne comprennent pas pourquoi les pauvres font de mauvais choix ; pourquoi certains en viennent à s’alcooliser plutôt que de s’acheter de la viande avec de patientes économies. Mais les riches n’ont pas besoin de desserrer l’étau qui les étouffe. Leur problème à eux, c’est de se mettre des limites. Quand on a pas d’argent, les limites au contraire ne vous lâchent jamais ; on passe son temps à compter, le nez dans un misérable porte-monnaie. Le plaisir du pauvre consiste à s’extraire un moment de cette pression.

Enfin elle décrit ses journées d’errance à la bibliothèque universitaire ou dans les jardins publics et complexes qui l’accablent parfois (l’aigreur de sa diatribe contre les étudiants normaliens pourra laisser perplexe à ce sujet…).

La faim de nourritures terrestres et spirituelles

Elle dépeint cette obsession financière de (dé)compter chaque centime avec inventivité en jouant notamment avec les chiffres sur la page. Ce thème de la faim physique est aussi décliné et étendu à celui de la faim à celle de la faim de « vivre » au sens large, une faculté dont elle se sent amputée, alors qu’elle doit se priver de tout et vivre dans l’isolement. On relèvera par exemple cette envolée lyrique presque rabelaisienne:

Je pouvais toujours remplir mon estomac de nouilles à l’huile, mais j’avais une faim plus profonde et plus insatiable, une faim de fierté, acérée, une faim ambitieuse et dévorante, une faim existentielle et terrifiante, une faim de viande en sauce et d’île flottante, une faim de travail, une faim de rôti de porc aux pruneaux, une faim de velouté potimarron-châtaigne, une faim de merguez grillées, de journées bien remplies, de grandes tablées bruyantes, une faim de nuits réparatrices, une faim de déchirer la gangue économique et la morosité sociale.

Le labyrinthe des services sociaux français

On savourera ses échanges ubuesques ou kafkaïens au choix avec l’administration particulièrement les ASSEDIC, un classique dont on ne se lasse pas ! Elle se heurte, comme il se doit, à leurs régles et procédures implacables inadaptées à son activité d’écrivain/pigiste/femme de ménage… (les fameux slasheurs)
On repensera ici à un excellent billet de Maïa Mazaurette sur son 1e blog « La coureuse » qui retraçait des péripéties similaire au pays des allocs chômage quand on a un « profil atypique » de travailleur précaire de la plume… On s’amusera notamment de sa réflexion lorsque l’agent argumente sur les bienfaits du système qui « permet d’éviter les trop perçus (…) très mal vécus par les allocataires »: « Et les pas-perçus-du-tout, vous pensez qu’ils sont mieux vécus ? »

Ou encore ses rdvs avec les services sociaux qui lui sont plus réconfortants: « On m’avait écoutée. Je n’étais plus seule avec mes problèmes honteux, j’étais un chaînon dans la scoumoune collective, enfoncée dans un processus de précarisation connu des services sociaux. Les crocs de la bête sur mon cou étaient un peu moins enfoncés… », même si la liste des justificatifs exigés pour chaque petite demande d’aide sociale la replonge dans la déprime.

Au rayons des autres pistes pour tenter de trouver de quoi se sustenter, on suit, amusé, sa quête tragicomique d’un objet à vendre sur le site Leboncoin, passant au crible ses modestes possessions tremblantes, tel un tortionnaire cherchant sa prochaine victime, avant d’imaginer un dialogue drôlatique entre sa bouilloire et son grille-pain plaidant chacun leur utilité. « Le grille-pain comprenant son sort, s’accrocha en pleurant à sa
prise électrique. »
, « Ne sanglote pas tu me fends la résistance », ou encore la vente de livres chez Gibert, autre case obligée de l’intello fauché(e).

De la notion de « réussite » et de honte sociales

A ces difficultés quotidiennes, s’ajoute la honte sociale car elle considère que la société condamne sa situation : « il ne faut pas être pauvre c’est mal. » (même si on pourrait tout aussi bien en France remplacer l’adjectif par « riche »!).
Elle compare ainsi sa situation marginale à celle de ses proches, sa brochette de frères tous engagés dans des vies sécurisées tant d’un point de vue matériel que familial, décrivant son sentiment d’échec par rapport aux critères de réussite traditionnels mis en avant par la société. La trentaine venue, l’âge des premiers bilans s’impose et du chemin parcouru, des accomplissements, pouvant faire ressentir un goût amer à ceux qui n’ont pas su se couler dans le moule. Divry livre à ce propos un petit morceau d’anthologie sur ceux qui ont « fait leur vie » et ceux qui se cherchent encore:

Il fallait l’admettre, chacun avait fait sa vie – expression qui m’a toujours paru moralement louche, car faire sa vie revient peu ou prou à trouver du travail, se marier, devenir propriétaire, s’acheter une voiture, ne plus demander de l’argent à ses parents, avoir un frigidaire plein. Je fais ma vie, donc je ne demande plus rien à personne.
Qu’est-ce que défaire sa vie, sinon ne pas pouvoir partir en vacances, divorcer, chômer, émigrer, avoir besoin des Assedics ou de soutien moral ? Quand on a besoin des autres, c’est qu’on a pas fait sa vie.

Une discussion avec son frère Kazan interroge aussi le critère d’une éducation réussie, et en particulier la valeur que l’on accorde souvent à tort aux statuts sociaux au détriment de l’épanouissement et des goûts personnels:
« Pourquoi s’échine-t-on à leur montrer les voies à prendre si nous disons qu’ils sont libres de choisir leur vie ? Si Arthur veut être gendarme au lieu de magistrat, si Benoît veut devenir boulanger et non ingénieur: qu’est-ce qui en moi sera déçu ? S’ils sont heureux de piétiner mes goûts, qu’est-ce qui en moi sera déçu ? »

En filigrane, elle montre comment aujourd’hui les vies « faites », conformes au modèle, peuvent s’écrouler et provoquer un retour à zéro salutaire et/ou traumatisant (ce qui arrive à sa narratrice/alter-ego). Elle évoque ainsi à demi-mot un divorce précédent d’un homme qui la trompait, un confort marital volé en éclat, et qu’elle nomme « le grand exode » décrit avec sur le mode épique comme: « le moment où je me suis arrachée à ma vie précédente.
Chacun a dans son coeur son après-guerre, sa Libération; chacune a vécu sa sortie d’Egypte, son New Deal, sa Grande Dépression. Chaque biographie personnelle peut s’écrire de la même manière qu’un livre d’histoire, avec ses périodes glaciaires et ses révolutions. »

Cette exclusion sociale se fait sentir de façon plus aigue lors des moments d’effervescence sociale comme l’arrivée du week-end se faisant sentir dés le vendredi soir : « Arriva le vendredi soir, le moment où tout le monde sort brûler sa semaine. » , où elle se retrouve exclut des festivités, sans le sous et réduite à rester chez elle devant son ordi, jusqu’à se laisser aller à un délire verbal au rythme des musiques
des concerts emplissant sa ville de Lyon. Une scène qui fait écho à celle du petit malheureux de Guillaume Clémentine sur les samedis soirs.

Misère financière et sentimentale

Elle évoque aussi sans s’y attarder la solitude et le célibat (probablement pour éviter de faire du sous « Bridget Jones »), le propre des miséreux selon elle (mais pourquoi 2 miséreux ne pourraient-ils pas s’aimer pourra se demander le lecteur…):
« Quand une fauchée parvient véritablement à se mettre en couple, cela laisse augurer une première montée dans l’échelle sociale. ou lorsqu’elle s’interroge sur sa frénésie à consulter ses e-mails, vérifier son courrier, ses messages, ses SMS: « Peut-être parce que tu aimerais que quelqu’un pense à toi » lui suggère sa mère, perspicace, en voix off.
« Parce que recevoir ces signes te rassure, c’est la preuve que tu existes, ça te console de la solitude » lui souffle-t-elle encore malgré les dénégations de l’auteur.

Elle revient sur le sujet vers la fin du livre en commentant la dimension marchande de la séduction, où l’on se doit d’afficher une féminité « vendeuse » : « je me demandais s’il n’était pas temps de trouver un homme. Pas un homme BTP (l’homme avec qui on peut construire), je n’y croyais plus, mais un homme bouillotte. Cela pourrait être agréable. Hélas, pour en dénicher un, il aurait fallu prendre soin de ma féminité. Or être plus féminine, c’était forcément dépenser plus, ne serait-ce que pour suivre les conseils de l’esthéticienne.
S’ensuit une liste effrénée du type d’hommes qu’elle n’aime pas (à défaut de celui qu’elle aime !), on relèvera notamment: « les hommes qui touchent plus leur téléphone portable que leur copine » ou encore « les hommes je-sors-d’une-histoire-difficile ni les hommes qui élaborent depuis leurs goûts individuels une théorie universelle. »

Nostalgie de l’enfance protégée et choyée

Une faim qui sera finalement comblée lors d’un retour dans la maison maternelle et sa cuisine nourricière richement fournie. Elle évoque sa famille, d’origine bourgeoise, la nostalgie de son enfance protégée, une vie dorée où la faim n’existait pas, et souligne ainsi le dur apprentissage de la vie adulte en particulier lorsqu’on a choisi une vie marginale qui isole :
« Nous commençons notre vie par l’expérience de l’enfance, puis, comme une fusée perd ses étages, nous sommes peu à peu privés de toute protection. Toute petite je n’avais aucune décision à prendre. On prenait soin de moi. Tout était ordonné par une main bienveillante – et un très long temps passe avant que nous interrogions cet ordre. », ou encore « J’étais certes devenue une adulte, mais sans doute n’avais-je pas entièrement fait le deuil de cette époque bénie où vivre dans ce monde, c’était s’en remettre à une longanime et bienveillante main. »
Ce refuge parental « qui tricote au-dessous de nous un filet de sécurité » et qui fait que la déche se « replie », « vaincue par l’amour maternel. »
Une chance malgré dont tout le monde ne bénéficie pas comme elle a l’honnêteté de le reconnaître:
« J’avais un refuge où mon coeur se restaurait ; la vraie misère c’est de n’avoir nulle part, nulle mère, nul endroit où reposer sa tête. »

On notera au passage un autre refuge moderne : celui des « doudous informatiques » (i.e les jeux vidéos en ligne), selon son amusante expression, qui « se développent sur le stress des salariés harcelés, des femmes abandonnées, des petits vieux esseulés, des allocataires Cotorep, des adolescents à boutons, des gardiens de nuit célibataires… »

Vivre de sa plume sans devenir un(e) « assisté(e) »

On retrouve ici la complainte classique des intellos précaires qu’Anne et Marine Rambach avaient passé au scanner en 2001 (désormais aussi connus sous le sobriquet de « slasheurs » qui cumulent job alimentaire et job passion notamment) : celle de vouloir vivre de son art, de sa plume, de sa passion mais devoir composer avec les aléas financiers qui vont avec vs. se fossiliser dans un bureau ou ailleurs, dans un boulot alimentaire pour payer ses factures
(sachant que bien sûr entre les deux extrêmes on trouve bien sûr des compromis possibles).
Pourtant Divry insiste qu’elle a travaillé, qu’elle avait un travail (imprécisé) avant de se retrouver réduite à une allocation de solidarité. Elle évoque à demi-mot cette vie ancienne « normalisée » mais qui la laissait frustrée un boulot dont elle « ne pouvait plus supporter l’ambiance mesquine et les consignes idiotes ». Pour preuve de sa bonne volonté de s’extraire de sa condition « d’artiste maudit » ou « d’assistée », elle va d’ailleurs coller
des annonces pour faire du repassage.
Le sujet de l’assisté est aussi abordé par sa mère qui lui reproche de « ne pas aimer le travail » et qu’elle « ne fait pas assez d’efforts » de recherche.
Une discussion qui provoquera un sursaut chez elle: « Il fallait que je travaille. Et il fallait que je gagne beaucoup d’argent avec mes livres. C’est ça (…). Qu’on s’arrache mes bouquins, qu’ils soient transformés en films, en pièces de théâtre, en musique, en jeux vidéo, que je devienne écrivaine multimillionnaire, admirée par des cars de touristes chinois devant sa table au Flore. » Jusqu’à être ramenée à la réalité par son éditrice et sa mère jamais bien loin qui lui rappelle la morosité du marché littéraire…

Accepter le déclassement

Qu’à cela ne tienne, elle décide de laisser les travaux de plume (littéraire ou journalistique) pour se tourner vers des « domaines plus porteurs » comme la restauration, « renonçant à toute ambition professionnelle », un déclassement devenu courant de nos jours, qui la soulage finalement en lui ouvrant de nouvelles portes. De nombreux écrivains ont d’ailleurs volontairement choisi des petits boulots ne nécessitant que peu d’implication pour pouvoir se consacrer à leur oeuvre en parallèle (comme par exemple Harvey Pekar qui le raconte très bien dans American Splendor).
Déclassement qui ne lui facilite pas la tâche pour autant voire même la lui complique comme elle l’indique : « Les patrons avaient (…) horreur des touristes de mon espèce. J’aurais mieux fait de chercher un métier dans la continuité de mes études plutôt que de me retrouver coincée entre un sous-travail épuisant et un chômage affamant. »
Avant d’évoquer la misogynie ambiante des recruteurs : « C’est donc avec un air de fille débrouillarde mais soumise à l’autorité, charmante mais pas séductrice (bref, un air féminin)… »

Le travail contre les maux existentiels et pourvoyeur de dignité sociale

Les derniers chapitres sont ainsi consacrés à son expérience dans la restauration, du bouchon à la cave à vin (alors qu’elle n’y connaît rien), métier harassant où les employés sont parfois traités comme des pions interchangeables. Elle nous livre notamment une description haute en couleur du casse-tête des tâches d’une serveuse à vous faire tourner la tête, rappelant au passage les exigences du métier, le tout en restant « souriante » (on sera sans doute un peu plus indulgent la prochaine fois au resto si le/la serveur(se) comment un ou deux impairs !), mais aussi une typologie des patrons ou encore des clients !
« malgré la fatigue qui me sciait les jambes le lendemain, j’avais éprouvé le vertige de ces heures filant à vive allure, le temps comme annihilé par la magie du travail. » (on pensé à Ian Levinson et au récit rocambolesque de ses petits boulots)

Elle exprime malgré tout une certaine satisfaction dans ce « petit boulot » certes précaire mais qui lui permet d’échapper à une vacuité angoissante en retrouvant une activité -très prenante- et surtout un gagne-pain ! Elle souligne ainsi le pouvoir réconfortant et « ancrant » du travail qui nous extrait de nos angoisses existentielles, de façon certes assez brutale mais efficace (constat que faisait aussi Beigbeder dans 99 francs/14,99€ sur notre recherche perpétuelle d’échappatoires), en nous faisant nous oublier nous-même, ce qui peut être salutaire, la liberté pouvant parfois nous être insoutenable…, comme le disait le titre d’un certain Kundera :-).

Après des années à errer sans contraintes dans d’interminables heures, dont chacune me rappelait la précarité de ma situation, je redécouvrais à quel point le travail, a fortiori, le travail physique, est un excellent moyen de chasser l’angoisse. Rien de plus addictif que ce sentiment de suspension de soi. Fini les monologues en huis clos, fini le vague à l’âme. Devenir un outil dans une chaîne, efficace et rapide. Enfin il y a la satisfaction d’être utile: « Je pouvais répondre à la question « Qu’est-ce que tu deviens ? »

ou encore « le travail c’est aussi de la came, du chasse-conscience, c’est l’évacuation de soi par un moyen extérieur. » Ces chapitres très vivants sont peut-être parmi les plus réussis du livre. Malgré ces aspects positifs, l’expérience s’avèrera assez traumatisante, tant par l’exploitation subie, mais surtout par le harcèlement sexuel auquel elle devra faire face, avec panache disons-le !, refusant de se victimiser face à son agresseur.

Une forme narrative « récréative » et débridée

Si les thèmes abordés sont plutôt tragiques (malgré sa position plutôt privilégiée), Divry a tenu à conserver un ton léger et ludique (hormis étrangement la fin qui tranche en s’achèvant sur une note extrêmement noire).
Son imagination et sa fantaisie lui permettent de s’évader de sa vie morne sans horizon:
« Je suis obligée de vivre dans ces journées de dèche qui s’écoulent platement, matinalement, vespéralement, nuitamment… » ; « Que le temps passe lentement quand on a pas d’argent. »
A commencer par l’irruption des voix virtuelles de sa mère ou de son meilleur ami de queutard Hector qui lui tiennent lieu de compagnie dans ses galères, l’encourageant ou la distrayant de ses soucis par parasitage intempestif, sans oublier bien sûrt son démon personnel Lorchus, « spécialiste en tentations ».

Ce sont encore divers dispositifs rappelant pour certains les expérimentations de l’Oulipo : listes à rallonge qui pourront dérouter le lecteur mais dont la verve suscite l’admiration, s’imaginer héroïne d’un film façon nouvelle vague, rédaction de mode d’emploi décalé comme celui du « bon contemplage de plafond » en cas de moral dans les chaussettes (« Ah si tous les plafonds du monde pouvaient se donner la main! Ils diraient ce qu’ils ont soutenu, la tête en bas, de la souffrance humaine… »), jeux de typo inventifs (« la typo qui s’agite »), histoires farfelues comme celle médiévale des Ladèche et des Geaidequoi pour expliquer
l’invention du conditionnel. Les incursions diaboliques se soldent notamment par ses scènes d’orgie, « rencontre spermatique » ou libertine, et autre intrusion phallique qui dédramatisent
la tragédie intime de l’anti-héroine prise en otage par ses personnages et contrainte d’écrire des scènes satisfaisant leur lubricité. Elle brode encore sur cette méta-fiction à travers des intermèdes sur ses outils d’écrivain comme son « sac à métaphores » ou son appel aux lecteurs
pour l’aider à collecter les mots qui manquent dans la langue française (sur l’e-mail lesmotsquimanquent@gmail.com !). Un style innovant qu’elle caractérise d' »écriture gondolée » dans sa note d’intention jointe à la fin du livre.

Après toutes ses péripéties, ses hauts et ses bas, son dynamisme final qui lui remet le pied à l’étrier, la conclusion très pessimiste et noire du livre surprend, même si on comprend que le harcèlement subi ne laisse pas indemne. On ne peut lui souhaiter que de rebondir et de ne pas perdre son verbe très prometteur ! [Alexandra Galakof]

2 Commentaires

    • MARTINEZ Emilie sur 28 décembre 2017 à 16 h 46 min
    • Répondre

    Bonjour,

    Je suis en troisième année de licence. Nous essayons de contacter Sophie Divry pour lui proposé une rencontre. Auriez-vous un contact ?

    Cordialement,

    Emilie Martinez

    1. Vous avez essayé son éditeur ? C’est en général ainsi qu’on procède.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.