Dire, écrire le cancer : l’écriture plus forte que le mal (« Un cancer pas si grave » de Géraldine Dormoy)

Dire, écrire la maladie qu’elle soit cancer, sida (cf Hervé Guibert) ou autre est un vrai défi littéraire et personnel. Annie Ernaux, par exemple qui a écrit sur son cancer du sein dans « l’Usage de la photo » regrettait son manque de lecteurs, selon elle car « la société ne veut pas voir ce sujet traité de cette façon ». Le « nénuphar » (au poumon lui) de Chloé dans l’écume des jours est pourtant devenu un classique. Récemment plusieurs livres ont osé l’aborder également comme Avant j’avais deux seins de Delphine Apiou, Les Cheveux dont je rêvais de Marjorie Jacquet qui traite du sentiment de perte de féminité ou encore sous forme de roman graphique comme le percutant Betty Boob signé Véro Cazot et Julie Rocheleau qui choisit de le transposer dans l’univers du cabaret, La guerre des tétons de Lili Sohn (dérivé de son blog Tchao Günther) ou encore le précurseur Cancer and the City de la new-yorkaise Marisa Acocella Marchetto.
La rentrée littéraire 2018 a aussi salué l’album illustré Ma Maman est une pirate de Karine Surugue (voir illustrations ci-dessous) qui transfigure le cancer-crabe en aventure poétique à portée des petits. Le sujet, difficile bien sûr et encore tabou, fait peur et pourtant on se rend compte que lorsque la parole se délie, les choses deviennent plus simples, plus « naturelles » et moins graves finalement dans une société phobique du moindre signe de faiblesse et en particulier du cancer 1e cause de mortalité chez l’homme et la seconde chez la femme. C’est peut-être pour cela que Géraldine Dormoy, la célèbre blogueuse de Café mode et depuis bon nombre d’années la responsable éditoriale de la rubrique Style du site du magazine L’Express, a choisi d’intituler son témoignage « Un cancer pas si grave » même si celui-ci peut surprendre de prime abord.

Illustration du cancer du sein par Véronique Cazot et Julie Rocheleau symbolisant la reconstruction et la renaissance tel un phénix, dans l’univers du spectacle burlesque.

Mettre des mots sur ses maux, comme le veut la formule désormais consacrée, prend ici encore tout son sens. L’écrit s’avère de nouveau « thérapeutique » tant pour le souffrant que pour ceux qui pourront s’y reconnaître qu’ils partagent cette épreuve ou qu’ils soient bien portants : « [L’écriture] me permet de vivre les événements avec acuité tout en les mettant à distance« , explique-t-elle.

Pour ma part son annonce qu’elle a faite début 2018 via son excellente lettre électronique m’a fait l’effet d’une bombe même si je ne la connais pas personnellement, bien qu’ayant eu la chance de la rencontrer pour une interview sur sa bibliothèque. C’est une voix d’Internet que je suis fidèlement depuis bon nombre d’années et que j’admire chaque année un peu plus au fil de son évolution personnelle et de ses questionnements constructifs. L’approche de sa maladie m’a une fois de plus bluffée et interpellée. Je crois que même si on a la chance d’être en bonne santé, le récit de son épreuve et non « combat » (comme j’allais l’écrire par réflexe justement ! Elle insiste sur la distinction dans l’un de ses textes : n°5 « Il n’est pas question de se battre« ), est riche d’enseignements et de réflexions pour tous. Même si évidemment à l’échelle d’une maladie qui touche à votre intégrité physique, le bouleversement est sismique.

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« Ma Maman est une pirate », un album illustré où Karine Surugue raconte poétiquement son cancer du sein à hauteur d’enfant.
Elle s’incarne en pirate avec ses foulards,
ses cicatrices et son mal de mer lorsqu’elle embarque sur le Crabe sans pitié,
métaphore de la maladie à combattre à bord du bateau-hôpital.

Comme toujours, elle trouve les mots justes, sans dramatisation ni pathos. Son but est tout sauf de faire pleurer dans les chaumières. Elle dit juste les choses comme elles lui arrivent sur le vif comme elle explique sa démarche : « Le cancer est un monde que je suis en train de découvrir brutalement, comme tous les patients. Ce que j’ai écrit, à chaud, est un instantané de cette période décisive durant laquelle la maladie déboule et déplace tout. »

On suit ainsi les différentes étapes : depuis la détonation de la découverte de sa tumeur (« on passe brusquement de l’autre côté de la force« ), à l’annonce à son entourage, son mari (la réaction de ce dernier est magnifique lorsqu’il la compare à une guerrière amazone), ses amis sans les « plomber », les examens/opérations médicaux, canaliser ses angoisses, faire face à ses doutes, l’adaptation à son nouveau corps amputé d’un sein (encore une fois ici des remarques surprenantes et galvanisantes comme lorsqu’elle se redécouvre et qu’elle se trouve même sexy, plus libre ainsi, l’approche à sa poitrine et à sa féminité est remarquable de liberté par rapport aux diktats auxquels sont soumis les femmes ou du moins auxquels elles acceptent de se soumettre fort tristement… comme si une femme devait se résumer à sa poitrine… ce que montre d’ailleurs cruellement l’album « Betty Boob »), son questionnement de seconde maternité, sa volonté de ne pas mettre mal à l’aise les autres en portant un soutien-gorge spécifique, la coupe de ses cheveux pour sa chimio, etc.

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Illustration du cancer du sein en crabes dévorants par de Julie Rocheleau et Véronique Cazot (2017)

Il y a forcément dans tout cela une profonde et radicale remise en question de ses priorités, de son système de valeurs, de son regard sur la vie comme tous ceux qui passent par ce type d’ébranlement physique et moral, « l’éloignement des micro-problèmes de [la] vie quotidienne, comme des murs qu’on repousse avec les mains » face au gouffre qui s’ouvre soudain devant vous, comme elle le ressent allongée sur la table d’hôpital.

Ce que je retiens surtout de son récit (qu’elle fera paraître intégralement en livre courant 2019), est sa recherche de sens dans cette maladie qui la frappe, ce qui est je pense un réflexe naturel de « survie » ou du moins de résilience. Nous cherchons à comprendre les évènements pour avancer et les traiter/affronter. Elle voit aussi en ce « cygne noir » selon la théorie de Nassim Nicholas Taleb qu’elle cite, l’opportunité de « grandir » à un niveau personnel : « l’improbable peut survenir et ses conséquences peuvent s’avérer plus excitantes qu’effrayantes« .
Elle y voit ainsi comme un message que son corps lui fait passer : « Ce que j’avais jusque-là pris pour un simple avertissement m’apparaissait soudain comme sensiblement plus grave. Pourquoi mon corps avait-t-il réagi ainsi? Quels signaux m’envoyait-il? Que devais-je changer dans ma vie pour l’apaiser? »

Elle va même, aussi à contre-courant que cela puisse encore une fois paraître, à le qualifier de quelque chose qui lui aurait été presque nécessaire, si je ne trahis pas sa pensée : « Je sens confusément que j’en ai besoin pour retrouver mon équilibre. Quelque chose de désaxé a commencé à se remettre en place le jour où j’ai appris que j’étais malade. Il me faut manifestement frôler le danger pour procéder à certains ajustements dans ma vie« .
Elle revient encore sur cette idée récurrente de cancer comme manifestation d’une vérité plus générale à atteindre ou à trouver : « Bien sûr, j’étais libre de croire que ce cancer n’était que le fruit du hasard, mais je crois très peu au hasard de manière générale, et beaucoup aux signes. Ce n’était pas parce que ce cancer resterait une énigme que je ne devais pas essayer de lui trouver un sens. Il devait avoir au moins le mérite de m’apprendre des choses sur moi, sans quoi il ne servirait à rien. J’avais conscience que je devais changer mon rapport au travail et mon rapport au stress, mais comment? Un chantier s’ouvrait. »

Cette approche me paraît très courageuse et force le respect même si je ne suis pas sûre de vraiment y adhérer, le cancer pouvant tristement frapper sans discernement.

L’écrivain Eric Reinhardt, dont l’épouse a aussi subi un cancer du sein de stade 4 qu’il raconte dans son roman La chambres des époux la rejoint sur cet aspect « positif » que peut avoir la maladie comme il l’a expliqué dans une interview à Paris Match en 2017 : « Je voulais montrer que la maladie n’était pas forcément un lieu de désolation, qu’on pouvait choisir d’en faire quelque chose de beau. On peut ne pas se laisser anéantir, ni dégrader par quelque chose qui altère déjà suffisamment les capacités physiques. J’ai toujours eu à l’esprit que, quels que soient les événements, il faut essayer de produire le plus de beauté possible. Cela nous a fait apparaître toute la profondeur de notre amour. »

Cette association de la maladie avec son identité semble un sentiment partagé par d’autres patients. Emmanuel Carrère l’analyse notamment dans D’autres vies que la mienne mettant aussi en scène un personnage cancéreux (Etienne -Rigal- le juge qui défend les surendettés) : « La pire des souffrances, c’est celle qu’on ne peut partager. Et le malade cancéreux, le plus souvent, éprouve doublement cette souffrance. Doublement parce que, malade, il ne peut partager avec son entourage l’angoisse qu’il ressent, et parce que sous cette souffrance en gît une autre, plus ancienne, datant de l’enfance et qui elle non plus n’a jamais été partagée, jamais été vue par personne. Or, c’est cela le pire pour quelqu’un : n’avoir jamais été vu, n’avoir jamais été reconnu. » Et bien sûr le texte Mars de Fritz Zorn présenté récemment, tisse aussi une relation étroite entre un mal-être intérieur et déclaration de son cancer qu’il voit « comme la meilleure chose qui pouvait lui arriver », toute proportion cynique gardée. Dans Le Livre de Pierre, long entretien de Louise Lambrichs avec Pierre Cazenave, un psychanalyste qui a souffert pendant quinze ans d’un cancer, la même analogie ressort : « Quand on m’a annoncé mon cancer, dit-il, j’ai compris que je l’avais toujours eu. C’était mon identité. »

Je cite au passage aussi le roman jeunesse best seller de l’américain John Green, Nos étoiles contraires (The fault in our stars en VO), loin d’être la mièverie que je redoutais, et qui centre aussi avec justesse et subtilité sa romance entre 2 ados atteints de cancers, n’hésitant pas à montrer la réalité de leur maladie (jambe amputée pour l’un, tuyaux et réservoir d’oxygène pour l’autre, un troisième perd la vue). La réussite du roman tient ici encore à l’absence délibérée de pathos et même à un humour second degré voire sarccastique vivifiant qui habite le jeune couple, une façon de pouvoir continuer à vivre sans se laisser dévorer par leur mal. L’entrée en matière de l’héroine sur le thème des « effets secondaires » en est un exemple révélateur, la cigarette non fumée qui pend régulièrement aux lèvres de Gus comme « métaphore » ou encore la scène des répétitions de leur éloge funèbre particulièrement forte.
Car justement contrairement à un Fritz Zorn, ils refusent de se laisser réduire à leur cancer, même si ce dernier peut se montrer très envahissant. C’est une des premières choses qu’Augustus demande à Hazel, de lui raconter « son histoire » mais « pas l’histoire de son cancer« , ce qu’elle s’apprêtait à faire. Au delà de la maladie qui les ronge, il nous montre qu’ils restent deux jeunes qui désirent vivre ce qu’ils ont à vivre, leur relation, leur complicité, leurs passions, leur rêve qui se cristallise autour de leur voyage à Amsterdam à la poursuite de leur auteur favori reclus très sarcastique. Green ne recule pas non plus devant le sujet de l’intimité physique avec une jambe en moins ou un appareil respiratoire et sa scène simple et naturelle est très réussie. Ne pas se poser de limites ou s’arrêter de vivre parce que la mort guette fait partie des messages délivrés par l’auteur qui a d’ailleurs confirmé en interview qu’il avait cherché à « montrer que les patients n’étaient pas entièrement définis par leur maladie et font aussi beaucoup d’autres choses. Ils peuvent aimer et avoir les mêmes désirs que tout à chacun. Leur vie est aussi riche, complexe et importante en tous points. »

Pour en revenir à G. Dormoy, autre point important : sa façon d’accueillir chaque nouvelle donnée, chaque nouvelle étape, suivre le cours, s’adapter, aller au bout de son épreuve sans résistance et force intérieure. Avec sagesse et stoïcisme et ouverture d’esprit. Je ne terminerai pas cet article en disant qu’elle nous livre une superbe « leçon de vie » car c’est aussi un terme qu’elle réfute mais pour ma part, ses analyses et sa démarche sont inspirantes, énergisantes (tiens je pourrais même l’ajouter à ma liste des textes qui font du bien !) et invitent à la réflexion en nous bousculant dans nos idées préconçues sur la maladie et les épreuves de la vie en général.

Elle livre un regard dédramatisant et salutaire sur l’épreuve de la maladie sans jamais en amoindrir la violence ou les difficultés. Mais simplement en nous rappelant que la maladie, et j’ajouterai la mort, font partie de la vie et que l’occulter comme quelque chose de honteux ou le refuser comme nos sociétés occidentales modernes le pratiquent, est ce qui nous fait finalement le plus de mal.[Alexandra Galakof]

Lire les textes de Géraldine Dormoy sur L’Expressga:
https://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/un-cancer-pas-si-grave-mon-recit_1975327.html

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