Mon année de repos et de détente d’Otessa Moshfegh : Disparition du domaine de la lutte

Mon année de repos et de relaxation est le deuxième roman de l’américaine Otessa Moshfegh qui s’est faite notamment remarquée avec son premier Eileen en 2015 ayant remporté plusieurs prix et un recueil de nouvelles. Cette nouvelle voix montante de romancière, repérée notamment par la revue littéraire Granta et collaboratrice du Paris Review, s’est déjà attirée bon nombre de polémiques et fascine par son univers noir voire trash et surtout ses personnages féminins anti-conventionnels, très « unladylike » selon son expression (non adepte des bonnes manières en VF). Parmi les influences revendiquées de cette trentenaire, on note Bret Easton Ellis de façon peu surprenante puisqu’en effet on lui retrouve le même talent pour les dialogues à l’absurdité burlesque et le même goût pour le cynisme. A cela s’ajoute une belle tendance houellebecquienne pour le côté personnage looser et nihiliste totalement assumé ; a-t-elle lu notre écrivain star très côté outre Atlantique ? Apparemment pas d’après ses interviews mais il faudra définitivement lui recommander d’autant qu’elle semble d’ailleurs francophile côté peinture et cinéma  (elle cite notamment deux actrices francaises Julie Delpy et Emmanuelle Seigner dans son roman).

Le roman aurait ainsi pu être qualifié il y a quelques années de « roman dépressif », spécialité française comme on qualifiait « autrefois » (c’est à dire à la 1e décennie 2000 et oui c’est déjà un passé lointain !, décennie pendant laquelle cette modeste publication littéraire a vu le jour) les romans français dans la veine houellebecquienne. Une tendance décriée d’ailleurs que les romans dits « feel-good » actuels entendent enrayer ou au moins contrebalancer (ce qui n’a rien de répréhensible du reste). Aujourd’hui les américains empiètent sur notre terrain avec leurs romans (et séries) sur la « santé mentale » (« mental health » dans le texte, cf. Rachel Bloom notamment), il s’agit du nouveau terme que les français moutonniers s’empressent donc d’adopter. Dois je donc suivre le mouvement ou en rester à l’ancien terme ? Je réfléchis à cette grave décision et vous tiens au jus.

Ce qui est très amusant ici pour commencer est le décalage entre ce titre qui sonne comme une invitation à la douceur et à l’apaisement avec de surcroît une couverture reproduisant une peinture néoclassique de Jacques Louis David fin XVIIIe (Portait d’une jeune femme en blanc) à l’élégance aristocratique et alanguie (dont le visage troublant semble calquer sur celui de l’auteur) et le contenu du livre qui nous entraîne plutôt dans les bas fonds d’une chute incontrôlée à base d’anxiolytiques et somnifères et d’une vie totalement « dysfonctionnelle », à chaque page un peu plus « malaisante » tant côté famille que relation amoureuse et amicale ou professionnelle.

Le choix de cette peinture serait aussi un clin d’œil aux études en histoire de l’art de la protagoniste principale même si elle semble plus intéressée par la pop culture dont elle fait une surconsommation frénétique sur son antique magnétoscope dont elle ne se séparerait pour aucun DVD au monde (l’histoire se situe début 2000 juste avant le 11 septembre, même si le contexte politique reste une toile de fond lointaine que l’héroïne, lors de ses moments de conscience flous, capte par bribes à travers les gros titres des journaux sur Bush qu’elle zappe). Son « idéalisation » de Whoopi Goldberg constitue en particulier un motif récurrent non sans rappeler les longues digressions de pop culture de Patrick Bateman sur Whitney Houston ou Tom Cruise. L’insistance sur tous ces films commerciaux finit d ailleurs par devenir pesante dans sa volonté de démontrer la « perdition » de l’héroïne dans ses soi disant abimes de mauvais goût, et pas forcément cohérent avec son parcours en histoire de l’art même si elle nous parle un peu de la toile de Marat par exemple pour illustrer ses penchants morbides. Il semble que l’auteur se soit laissée prendre par sa fascination pour Bret Easton Ellis en copiant cette marque de fabrique, auquel on pense en effet beaucoup tout de long y compris par les dialogues absurdes (qui ne manquent malgré tout pas de piquant il faut l’avouer). Autre point commun avec Bateman : l’apparence physique très avantageuse de la narratrice (à laquelle on croit finalement peu même si l’auteur s’efforce de nous le rabâcher au fil des pages) proportionnelle à son mal-être intérieur, ce qui fait que le mantra de son aîné « I feel like shit but I look great » lui va comme un gant !

Roman du néant

Comme un certain nombre de lecteurs -pénibles- ont pu le noter -souvent avec amertume comme toujours-, il ne se passe pas grand chose dans ce roman (vous savez le fameux « roman sur rien, » spécialité française d’ailleurs, voir ci-dessous). Sur Goodreads, certains se désolent de cette « pointless story » avec « nothing to take from it » (rien à en retirer). Côté français, on trouve quelques défenseurs au contraire de ce style : « Alors oui, il ne se passe RIEN. Et alors ? le vide abyssal qu’elle ressent tient le livre finalement, ce vide qu’elle comble en dormant.
Le vide occupe tout le livre, il le modèle, le remplit, l’habite.
« 

Ce à quoi on peut logiquement s’attendre au vu du résumé qui nous indique clairement le projet ou l’ambition de l’héroïne qui est ni plus ni moins de « dormir » pendant 1 année, en d’autres termes d’hiberner. Ce qui n’a pas manqué de piquer ma curiosité me demandant vraiment comment l’auteur relèverait la prouesse de tenir la longueur d’un roman sur une « intrigue » aussi mince. Elle y parvient avec plus ou moins de difficultés avec l’écueil inévitable de la répétition ou de l’enfoncement dans une surenchère de scènes glauques et trash. En effet, si le premier tiers se lit avec une certaine fluidité et curiosité voire fascination, la suite devient malheureusement de plus en plus pesante voire oppressante (d’autres lecteurs auront pu ressentir l’inverse toutefois : un démarrage difficile et une suite plus captivante, démontrant une fois de plus s’il le fallait toute la subjectivité d’une expérience littéraire…).

Satire sociale du New York huppé et du milieu de l’art contemporain

Sa satire de la faune superficielle de l’upper West side new yorkais promenant leurs caniches « poodle » et ses résidentes accros à la chirurgie esthétiques incluant le resserrement vaginal  (« cinches »), vissées à leur oreillette bluetooth, leur salle de sport hors de prix, leur « colonics » et « facials » (soins esthéthiques du visage) et autres escarpins cisaillant les pieds et donnant des sciatique,  bien qu’attendue reste savoureuse et cocasse.  Idem pour sa peinture acerbe voire violente du milieu de l’art contemporain où son héroïne a décroché un premier job -essentiellement de potiche à l’accueil d’une galerie d’art branché- où l’une des artistes stars va jusqu’au meurtre de chiens pour ses créations glaçantes. Également assez classique, cette critique de la superficialité, hypocrisie et excès de ce domaine n’en reste pas moins bien sentie et bien menée.
L’ajout d’une galerie de personnages secondaires aide aussi à dynamiser le récit et l’empêcher de s’engluer dans un abîme existentiel sans fond  (encore que l’expérience du vide peut être relatée avec intérêt comme Paul Auster l’a fait par exemple dans sa trilogie de la cité de verre).
La figure de la psy totalement déjantée, n’hésitant pas à bourrer sa patiente de drogues dures, aide pour beaucoup à pimenter les interludes entre les épisodes de coma ensommeillé dans lesquels plongent la narratrice avec délectation. Elle nous gratifie ainsi de bon nombre de répliques culte.

Sommeil artificiel pour une nouvelle vie ?

Sa quête de sommeil ininterrompu, au coeur de l’histoire et de façon générale un thème littéraire aux accents psychanalytiques exploré par les auteurs de tous temps, interpelle. J’ai pensé à ces personnes qui confient, de façon troublante, que le meilleur moment de leur journée est lorsqu’ils vont se coucher… Qu’est ce que cela laisse transparaître de leur vie ou de leur conception de la vie en général ? On pense évidemment à une forme de suicide qui ne dit pas son nom mais vers lequel l’héroïne semble vouloir se diriger à pas lents ou sans vouloir se l’avouer puisqu’elle renie plusieurs fois l’idée tout en l’abordant malgré tout de façon assez paradoxale et en en faisant même le contraire, connue sous le nom de la fameuse « cure de sommeil » ici extrême toutefois (« It was the opposite of suicide. My hibernation was self preservational. It was going to save my life »). Une quête de retrait de la vie, temporaire toutefois, insiste-t-elle, qui vise à se régénérer en réalité. Repartir à neuf. Réinitialisation des paramètres. Reboot. Rester du côté de la vie malgré tout, tente-t-elle peut-être aussi de se persuader tout en nous confiant au détour d’une page qu’un de ses tableaux préférés est Marat ensanglanté dans sa baignoire… L’ambiguïté inquiétant, qu’elle entretient, demeure jusqu’à la dernière page où elle s’extasie devant le saut mortel d une silhouette rappelant sa meilleure amie Reva depuis la tour jumelle en feu…

Elle explique cette « philosophie » de façon intéressante à plusieurs reprises et nous gratifie de diverses élucubrations intéressantes sur le sujet telle son ode au pouvoir et à la liberté offerts par le sommeil :
« oh sleep nothing else could ever bring me such freedom, the power to feel and move and think and imagine, safe from the miseries of my waking consciousness .  » Elle invoque ici -au début- une conception plutôt active du sommeil tandis que plus tard, elle réclame un sommeil vide et plat, détaché de ses émotions, comme dans les films de seconde zone devant lesquelles elle s’abrutit, ne l’affleurant pas plus que des phares luisant faiblement à travers une vitre sans prise réelle sur elle, préférant demeurer dans les ténèbres : « [VHS tapes that] turned everything, even hatred, even love, into fluff I could bat away. And that is exactly what I wanted – my emotions passing like headlights that shine softly through a window, sweep past me, illuminate something vaguely familiar, then fade and leave me in the dark again« ). Endormir, anesthésier ou au moins engourdir ses sentiments et ses sens pour ne plus en souffrir est un thème qui résonne aussi hautement avec les romans de la sensibilité du XVIIIe poursuivi en partie par les romantiques, celui du contrôle de ses émotions destructrices (duel entre raison et sentiment). On pense à Mary Wollstonecraft qui n’a eu de cesse combattre ses démons et de s’en libérer, notamment l’emprise de ses émotions en particulier négatives qui l’abattaient et l’ont porté vers la tentation du suicide d’ailleurs.

ou encore (traduction française) :
« Je serais renouvelée, ressuscitée. Je serais une personne totalement nouvelle, chacune de mes cellules aurait été régénérée assez de fois pour que les anciennes ne soient plus que de lointains souvenirs nébuleux. Ma vie passée ne serait qu’un rêve, et je pourrais sans regret repartir de zéro, renforcée par la béatitude et là sérénité que j’aurais accumulées pendant mon année de repos et détente. »

Elle livre encore une analyse du sommeil comme une « activité productive » créatrice de sérénité :
« Sleep felt productive. Something was getting sorted out. I knew in my heart—this was, perhaps, the only thing my heart knew back then—that when I’d slept enough, I’d be okay. I’d be renewed, reborn. I would be a whole new person, every one of my cells regenerated enough times that the old cells were just distant, foggy memories. My past life would be but a dream, and I could start over without regrets, bolstered by the bliss and serenity that I would have accumulated in my year of rest and relaxation.« 

Partageons encore un extrait sur ce thème qui s’interroge sur le lien entre sommeil et mort débouchant sur une sorte de réincarnation :

« C’est ainsi que j’ai compris que le sommeil avait un effet : je devenais de moins en moins attachée à la vie. Si je continuais comme ça, me disais-je, je finirais par disparaître complètement, puis je réapparaîtrais sous une forme nouvelle. C’était mon espoir. C’était mon rêve.« 

Une héroïne détestable ?

Une préoccupation qui est beaucoup revenue dans les critiques de lecteurs sur ce roman et que je me suis moi même posée porte sur la personnalité de cette héroïne et sur comment l’appréhender, en particulier sur son caractère « non attachant » voire repoussant et très dérangeante ce qui n’est pas un défaut voire même une qualité mais qui déstabilise (« unlikable, » « nasty female characters, comme souligné dans les avis sur Goodreads). Qu’on se l’avoue ou non tout lecteur(ice) apprécie en général de tisser un lien quel qu’il soit avec le/les personnages d’un roman ou fiction en général. Quand le héros ou l’héroïne vous laisse totalement de marbre voire vous horripile, cela paraît difficile d’aimer le livre, l’histoire aussi bien écrit soit-il/elle… Il manquera toujours quelque chose malheureusement, aussi trivial cela soit il. « On n’empêche pas un petit coeur d’aimer » se moquait ironiquement Claire Castillon (dont les héroïnes border line et assez désincarnées ne sont d’ailleurs pas sans parenté avec celle de Moshfegh) dans le titre de l’un de ses recueils de nouvelles. Et c’est bien ce que l’on cherche -généralement- inconsciemment en lisant, aimer le livre, aimer ses personnages.

Or ici nous sommes déstabilisés avec cette jeune femme qui semble totalement dénuée d’empathie qui se fond se coule dans son désespoir noir dans un mode totalement autocentré, cynique et méprisante de tout son entourage hormis lorsqu’il s’agit de servir ses intérêts  (la ravitailler en somnifères et sédatifs ou combler son manque affectif déviant via sa relation sadomasochiste et toxique avec son ex, à ce sujet elle dit ne pas vouloir de relation sérieuse qui équivaudrait à « la mort » mais s’accroche désespérément à un gougeât qu’elle traite finalement mieux que Reva qui lui est pourtant bienveillante, autre paradoxe du personnage, etc.). A aucun moment elle ne montre de réel empathie ou altruisme (même si elle dévoile rarement un peu de vulnérabilité notamment dans son obsession naïve de « renaissance »). Toutefois certains lecteurs parviennent à lui trouver des circonstances atténuantes voire des qualités. Ainsi une lectrice explique : « Elle se salit et c’est bien normal puisqu’elle se déteste. » Tandis qu’un lecteur enthousiaste commente : « L’héroïne est juste imbuvable, génial, sexy, tarée, libre, folle, etc, etc.  »

Le pire étant, selon moi, le traitement de sa pseudo « meilleure amie » pour laquelle elle n’a que mépris et avec qui elle entretient une relation sado-maso également ou cette dernière déploie des trésors de dévouement pour tenter de la sauver de la neurasthénie tout en quêtant désespérément quelques miettes d’affection et de réconfort. Contrairement à la narratrice, Reva, pétrie de complexes et d’insécurités, tente malgré tout de s’en sortir à coup de livres de développement personnel. Malgré tous les efforts de l’auteur pour la ridiculiser, elle m’a littéralement fendu le coeur. Aussi esseulée et malchanceuse en amour l’une que l’autre, leur amitié, toxique (qu’elle résume froidement comme « a complex circuit of resentment, memory, jealousy, denial, and a few dresses … borrow [ed]« ) n’est malheureusement pas une planche de salut mais un radeau à la dérive qui les entraîne encore plus bas vers le fond.

Cela donne lieu à quelques piques acerbes et autres dialogue Breteastonellisien à l’humour noir et cynique qui ne manquent pas de déclencher des sourires :
“Don’t be that way,” Reva crooned drunkenly. “Soon we’ll be old and ugly. Life is short, you know? Die young and leave a beautiful corpse. Who said that?”
“Someone who liked fucking corpses.“

ou encore en VF « Peut-être pensait-elle que ces mots m’iraient droit au coeur. J’avais pris du Nembutal toute la journée. »

On retiendra aussi la scène d’anthologie où ses parents -totalement dysfonctionnels- entreprennent de lui faire son éducation sentimentalo-sexuelle alors qu’elle s’apprête à rejoindre une école mixte, en prenant pour point de départ iconoclaste… l’ocytocine ! S’ensuit un exposé scientifique froid et dépersonnalisé aussi glaçant qu’hilarant sur les méfaits de l’attachement à un homme qu’une femme expérimenterait plus fortement avant d’être « jetée aux ordures » comme sa mère lui image fort romantiquement…

Son expérience des hommes toxique et son profil de jeune femme paumée anti conventionnelle n’est pas sans rappeler le profil de Lena Dunham qui relate le même genre d’expérience glauque sur un ton tragicomique dand « Not that Kind of Girl » (dans la lignée de sa série « Girls » d’ailleurs). L’auteur a sans surprise plébiscité publiquement le roman et a interviewé Moshfegh lors d’une rencontre littéraire.

Moshfegh, comme dit en préambule aime jouer de la provocation en donnant à son héroïne fortunée des quartiers chics des traits de déviance comme une scène scatologique dans sa galerie d’art ou son goût des films pornos qu’elle consomme comme des anxiolytiques ce qui n’est pas sans rappeler les héroïnes de Despentes. Sexualité déviante détraquée avec sessions de films porno utilisées comme sédatifs, rapports SM avec son ex Trevor, abus sexuel par le collègue universitaire de son père en présence de sa mère. N’en jetez plus !
L’auteur prend toutefois garde de ne pas faire de psychologisation et de rester la plupart du temps dans une narration factuelle et froide dépourvue d’affect, ce qui crée une barrière supplémentaire pour tisser un lien avec cette héroïne machine autodestructrice lancée à fond de train dans son entreprise d’inconscience obsessionnelle. En de rares occasions uniquement elle se laisse à confier son mal être et sa souffrance avec quelques indices sur son ressenti « I did crave attention, but I refused to humiliate myself by asking for it.  » Le personnage dans sa surenchère (comme les scènes de harcèlement téléphonique de Trevor) perd parfois en crédibilité et peut verser dans une sorte de caricature. Il manque une partie du puzzle.
Conséquence : on reste relativement peu sensible et encore moins apitoyée par son sort. On finit par l’observer à distance comme une sorte de bête curieuse qui se débat dans sa cage de verre sur une variante du thème désormais rebattu de la « pauvre petite fille riche ».

Extraits interviews d’Otessa Moshfegh :

Sur la création du caractère de son héroïne
« Je ne savais peut-être pas qu’il serait si drôle. Mais je n’ignorais pas que ma narratrice était dotée d’un esprit très caustique, encline à porter sur la vie et sur les autres des jugements radicaux et moqueurs. Mais je voulais aussi que, sous ces dehors persiffleurs, à un autre niveau de la narration, une certaine gravité soit présente et tangible. » (itw Télérama 2019)

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