« Romans monstrueux » : la complainte des jeunes auteurs français contre l’autofiction et les romans historiques

Une nouvelle génération de jeunes auteurs trentenaires, à la frontière de la génération X et Y*, s’est faite remarquer (i.e saluer ou moquer) il y a quelques mois, en novembre 2018, pour une tribune collective publié par Le Monde intitulée : « Pour dire notre époque monstrueuse, il faut des romans monstrueux ». Elle est signée d’Aurélien Delsaux, Sophie Divry et Denis Michelis.
A chaque époque, ses manifestes littéraires pour promouvoir sa « vision » de la littérature, historiquement contre celle des « autres », ceux (et surtout celles d’ailleurs) que l’on mésestime, sans les nommer en général… L’histoire littéraire n’est faite que de ces querelles de chapelles, ces grandes déclarations, écharpées, attaques et dénonciations en tout genre. Au final, il nous reste des oeuvres qui n’ont en général que peu de lien avec ce discours critique para-littéraire qui essaie malgré tout de se superposer aux premières.

Sophie Divry et Denis Michelis, tous deux écrivains aux éditions Notabilia
têtes de file de la tribune publiée dans Le Monde, le 03/11/2018 : « Pour dire notre époque monstrueuse, il faut des romans monstrueux », signée par une quinzaine de jeunes écrivains.

Dans ce nouvel épisode d’affirmation d’autorité littéraire testosteronée dont les hommes sont friands (on déplorera la triste présence féminine de Sophie Divry venue se fourvoyer dans ce « combat » quelque peu ridicule sciant la branche où elle est elle-même assise puisque l’un de ses meilleurs livres n’est rien d’autre qu’une autofiction!, elle me rappelle d’ailleurs la figure de Joy Sorman qui se fait le porte parole de ses collègues masculins de type Bégaudeau et du collectif des éditions Incultes), que trouvons nous donc ? Rien de nouveau j’en ai bien peur. Nouveau ramassis/variation des mêmes idées moisies qui hantent les couloirs patriarcaux et sexistes de la littérature française et d’ailleurs, en particulier outre Manche et outre Atlantique pour ce que je connais, depuis des décennies et au moins depuis que j’ai démarré ce blog littéraire (i.e 2006, ouais je sais).

Je vous la fais courte : l’autofiction et les « petits » récits intimistes (rebaptisée ici d' »égotiques reality-shows« ) c’est mal et « narcissique » et « nombriliste » (combien de temps cette accusation ridicule et éculée d’origine judéo-chrétienne va-t-elle encore polluer le paysage littéraire ??!).

Pour de soi-disant « jeunes » auteurs, leur vision est pour le moins poussiéreuse et conservatrice et ne présente pas une once de renouveau. Triste. Et même inquiétant. Il nous faudrait des « romans qui disent notre époque » clament/brament-ils (ne manquent plus que le cortège « du souffle », des « vrais personnages », des « vraies fictions », une « ampleur », une « vision » -politique de préférence-, et autres qualificatifs genrés et biaisés rebattus visant à exclure historiquement la littérature des femmes du canon littéraire, avec succès d’ailleurs).

Ah j’oubliais : les « conteurs d’histoire » à l’américaine c’est tellement mieux quand même que notre petite littérature étriquée hexagonale. C’est vrai qu’imiter les américains, c’est la panacée…

Quelle originalité n’est-ce pas ? Je crois que je vais pouvoir recopier et mettre en lien les mêmes aigreurs et inepties mille fois rabâchées qui sortaient des pages de feu Todorov en 2007 ou encore les pamphlets de Jourde (« la littérature sans estomac ») et Naulleau en 2003-04, ou cet article de Transfuge au titre tellement fin et recherché en 2012…

Tweet de François Bon réagissant à cette tribune, qui se moque de la démarche mais valide sur le fond le caractère « gnan gnan » de la littérature française.

Citation de leur intense cogitation intellectuelle et diagnostic sur la littérature française… :

Aujourd’hui, l’écriture de soi se résume à une sorte de maniérisme qui ne produit le plus souvent que des témoignages pathétiques, emballés dans un style digeste, ne trouvant de justification que dans l’étalage de ses petits malheurs. Triomphe alors ce que Sarraute appelait le « petit fait vrai », c’est-à-dire une littérature où le vécu s’impose de manière dictatoriale au lecteur avec son lot de voyeurisme larmoyant.

J’ose espérer qu’ils ne vont pas nous pondre un livre sur ce thème. Le pire c’est que cela se vendrait probablement bien car tout le monde s’accorde en général très bien pour se lamenter et taper sur la « piètre qualité du roman français », beaucoup moins en revanche sur ce qui est considéré comme « bon », ce qui peut s’avérer fort comique -même si avant tout plutôt navrant et usant-.

Nous savons que les attaques sur l’autofiction et la littérature intimiste en général sont des dérivés des attaques subies par les femmes historiquement lorsqu’elles ont commencé à prendre la plume, en particulier en masse au XVIIIe siècle en Angleterre et en France, 1 siècle plus tôt avec la génération dite des « précieuses » au XVIIe siècle avec Scudéry à qui l’on doit des innovations influentes sur l’art de la fiction en particulier le roman psychologique, affiné et modernisé par Mme de La Fayette.
Je manquerai de temps ici malheureusement pour retracer l’histoire littéraire et les contributions majeures des femmes toutes étouffées, minimisées, moquées, rabaissées et effacées pour la plupart des manuels.

Mais ces réquisitoires portaient déjà, entre autres, sur la dimension domestique donc « étroite » ou trop personnelle de leurs écrits, donc inappropriée, déplacée surtout pour une femme qui se devait d’être dans la retenue, la discrétion et ne surtout pas s’étaler sur la place publique (trop vulgaire !) mais plutôt se taire et rester sagement et modestement à sa place, derrière le fourneau donc. Fait intéressant : la femme écrivain était d’ailleurs associée à une prostituée…

Les hommes affilié aux écrits intimistes ou ayant trait aux sentiments ont aussi essuyé et essuient toujours d’ailleurs également des attaques, de leurs pairs, souvent d’ailleurs basées sur un pseudo manque de virilité (à l’époque on parlait « d’efféminisation », la sensibilité genrée comme féminine étant systématiquement dévalorisée et rabaissée). Ils parviennent malgré tout à acquérir reconnaissance et lettres de noblesse, point de vue masculin oblige (vous savez la fameuse requalification en « récit existentiel » tandis que les écrits des femmes restent « narcissiques » donc et limités…, le fameux double critère/standard)

Là où cette tribune s’avère pathétique c’est qu’une de nos grandes auteurs, du moins désormais très respectée après avoir été lynchée bien sûr, y compris institutionnellement, et dont toute l’oeuvre s’apparente au genre de l’autofiction et de l’intimiste, i.e Annie Ernaux (qui a d’ailleurs dénoncé ces saillies sur l’autofiction comme visant à la dénigration des écrits des femmes) venant donc rendre tout argument contre parfaitement fallacieux et stérile, est malgré tout citée avant d’être balayée d’un revers de la main, d’un « n’est pas Annie Ernaux qui veut« . Ce qui ne veut donc strictement rien dire puisque ce qui devrait être critiqué et jugé n’est pas le genre, le thème d’un livre mais son traitement, son style, son fond et puisque l’on peut trouver des chef d’oeuvres ou au moins des bons livres dans tous les genres
Cette discrimination contre ce genre en particulier, qui remonte à plusieurs siècles, depuis que les femmes ont commencé à écrire, et plus particulièrement au XVIIIe s., finalement, doit cesser car elle continue de véhiculer des idées extrêmement nauséabondes et nocives qui sont loin d’être inoffensive. Raison pour laquelle d’ailleurs je prends la peine de réagir à ce machin, même si cela ne m’amuse guère. Madame Divry je ne vous dis pas merci, vous n’aidez pas vraiment la cause littéraire des femmes écrivain, c’est fort dommage de relayer ce genre de cliché sexiste… La condition pavillonnaire, roman qui l’a révélée plus largement, m’avait d’ailleurs déçue au niveau de ses biais de misogynie intériorisée façon Bovary. J’espère qu’elle va réussir à s’en affranchir car elle possède un vrai talent stylistique.

Plus inédite, ce qui ne signifie tristement pas intelligente ou intéressante et même assez paradoxale au vu de leur premier argument sur le « narcisissme » (ils emploient d’ailleurs le néologisme « d’exofiction » pour les désigner: leur amertume quant aux succès des romans sur fond historiques notamment des grandes guerres de 14 et de 39, du nazisme qui il est vrai abondent à chaque rentrée littéraire et largement mis en avant. Ce sujet est pourtant traditionnellement considéré comme « sérieux » et signe d’un grand roman (Colette avait d’ailleurs été initialement snobée à l’académie Goncourt au motif que ses romans n’abordaient pas de « grand sujet » comme la guerre…).
Mais il ne trouve pas grâce non plus à leurs yeux car trop rebattu et trop daté. Ils veulent du neuf, du contemporain. Pourquoi pas ? Même si les deux co-existent déjà. Le lectorat du premier est peut-être plus conséquent toutefois expliquant les chiffres de vente (qui manquent à notre jeune génération d’auteurs dépités et tribunant), génération des baby-boomers oblige je suppose ?

Citation :

Cela donne une littérature commémorative où l’écriture disparaît au profit de la gravité du sujet.

Ni auto ni « exo » fiction donc que veulent nos jeunes auteurs ? Eh bien je l’ai dit en préambule toujours la même litanie qui ne veut pas dire grand chose : « des-livres-qui-disent-notre-époque » (cela devrait devenir une marque déposée je crois à force de redites en mode automatique).
C’est à dire ancrés dans l’actualité socio-politique de la France et du monde, ce qu’ils nous résument un peu naivement et voulant sans doute faire sensation comme une « époque monstrueuse » (quelle époque n’a pas été monstrueuse ?, je crois que le monstrueux date de l’apparition de l’humain sur terre… Passons.).

Ces gens ne vont sans doute jamais en librairie ou ne s’intéressent pas à ce que publient leurs pairs, il n’y a qu’à voir le pullulement de livres sur le phénomène de radicalisation islamiste et la montée du lepénisme pour ne citer que ces deux faits d’actualité qui font aussi bien la une des journaux que l’inspiration de romanciers dans l’air du temps… En écoutant une interview vidéo donnée au site Le Média, leurs attaques semblent avoir été motivées/catalysées par la remise des prix Femina, Médicis, Renaudot et Goncourt, avec lesquels ils ont donc fait un amalgame pour produire des généralités et autres raccourcis/clichés pour se faire un peu de pub je suppose 🙂

Les romans doivent-ils suivre l’actualité et devenir des articles de journaux romancés, diffuser des messages politiques telle(s) est (sont) finalement la/les question(s) sous-jaçentes posées une nouvelle fois ici ? Je ne sais pas, j’en doute (et je me répète encore sur ce point, ce qui est bon signe au fond, je reste fidèle à mes principes !). Mais cela existera toujours (et tant mieux), cela n’aura probablement pas grande résonance au delà du lectorat contemporain si cette actualité n’est pas dépassée pour toucher à une dimension plus profonde et plus « hors du temps » justement.
On loue toujours nos « grands auteurs, Balzac, Flaubert ou Zola pour leur peinture des mœurs du XIXe s, pour se donner sans doute bonne contenance ou bonne conscience intellectuelle et culturelle, mais c’est heureusement pour bien d’autres qualités qui tiennent de l’intemporel et de l’émotionnel, je ne dirai pas universel, mot profondément biaisé et qui ne signifie pas grand chose, mais tout simplement de l’humain qui reste, qui marque et surtout qui traverse les époques sans se cantonner à l’une plus qu’à l’autre…

Je pense d’ailleurs à titre d’exemple que les conversation sur l’actualité politique de son temps dans L’éducation sentimentale sonnent particulièrement artificielles et comme « plaquées », ce n’est en tout cas certainement pas ce qui constitue la valeur du livre qui fascine avant tout sur la personnalité romanesque et idéaliste de son héros qui court après ses chimères amoureuse et sociales et n’est autre qu’un alter-ego de Flaubert comme l’est Mme Bovary d’ailleurs…. Toute bonne littérature ne peut que partir d’une individualité, d’un regard particulier sur sa vie ou de son entourage ou du sujet que l’on met en scène, mais toujours un regard personnel, un « tempérament » disait Zola à juste titre. La seule chose qu’un auteur doit cultiver, c’est son propre jardin dirait Voltaire, sa singularité, ses obsessions et non de chercher à « coller à son époque », qui doit rester au mieux une toile de fond… Qu’il s’agisse de sa propre vie ou de celle des autres, d’une époque ou d’une autre, ou d’un mélange, quelle différence cela peut-il bien faire au plan littéraire ? Aucune. [Alexandra Galakof]

*Signataires de la tribune:
Aurélien Delsaux (né en 1981), Sophie Divry (née en 1979) et Denis Michelis (né en 1980). Co-signataires : Pierre Barrault (né en 1986), Fabien Clouette (né en 1989), Olivier Demangel (né en 1982), Thomas Flahaut (né en 1991), Quentin Leclerc (né en 1991), Marion Messina (née en 1990), Ariane Monnier (née en 1984), Mariette Navarro (née en 1980), Pia Petersen (née en 1966), Emmanuel Régniez (né en 1971), Benoît Reiss (né en 1976), Stéphane Vanderhaeghe (né en 1977), Antoine Wauters (né en 1981).

Extraits de réactions à cette tribune de lecteurs publiées sur le blog du Monde :

Réaction circonspecte de Denis Monod-Broca

Réaction enthousiaste de Jean Molkhou