Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe extrait: « Le génie féminin » (commentaire et explication linéaires, notes)

Dans cet extrait* de « Le deuxième sexe » (1949), la thèse (problématique) de Simone de Beauvoir, célèbre philosophe et romancière française du milieu du XXe siècle, considérée comme une pionnière féministe (même si elle en rejetait « l’étiquette ») peut se résumer comme: Les contraintes sociales historiques pesant sur la femme, limitant sa liberté et ses possibilités, l’ont empêchée de développer un génie féminin (« Comment les femmes auraient-elle jamais eu du génie… ?« ). Elle fait notamment référence ici à la création d’une oeuvre artistique, l’écriture littéraire, poétique ou philosophique, l’art de la peinture, musique…, où les femmes pourraient occuper un rôle actif et non celui passif traditionnel de la « muse », c’est à dire réduit à un objet d’inspiration, par sa seule beauté physique.

Simone de Beauvoir écrivant au café de Flore (1944, Brassäi)

Simone de Beauvoir écrivant au café de Flore (1944, Brassäi)

[Séquence: La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours]

Elle enchaîne ensuite avec un raisonnement par analogie pour expliciter les conditions socio-historiques défavorables aux femmes. Elle fait notamment reposer son argumentation sur la comparaison de la condition des femmes à d’autres minorités qui ont été opprimées dans l’histoire et n’ont donc pu faire entendre et surtout reconnaître leur voix, comme par exemple les colons Américains opprimés par les Anglais avant la révolution et qui après leur indépendance en 1776, et surtout la fin de la guerre, étaient encore assujettis au canon littéraire anglais avant de s’en émanciper (« American Renaissance » menée entre autres par Ralph Waldo Emerson, cf. « The American Scholar ») et commencer à exprimer leur propre identité culturelle, leur regard sur le monde et voix singulières.
Quant aux Afro-Américains, ils sont dans une situation analogue d’oppression avec des moyens d’accès à l’éducation et encore plus à la publication restreints (après leur esclavage, ils subissent la ségrégation jusque dans les années 60) , d’autant que le canon occidental est exclusivement blanc et pas ouvert à la diversité et à la différence (cf. « Harlem Renaissance » portée notamment par le poète Langston Hughes dans les années 20 et 30, qui reste encore assez confidentiel), et enfin le prolétariat, c’est à dire la classe ouvrière, qui également pour des questions économiques et de barrières sociales n’ont pu également engendrer de « grands écrivains » (selon les critères d’une certaine « léite » en tous les cas).
Elle dénonce ainsi les inégalités qui expliquent la prédominance des hommes blancs dans les panthéons culturels occidentaux.
Elle aurait aussi pu rajouter les communautés homos ou transgenres qui sont tout autant pénalisées.

La question de la liberté de la femme chez Simone de Beauvoir

« La femme libre est seulement en train de naître »
Une femme qui peut s’exprimer, donner son point de vue. La liberté d’opinion et financière n’étaient pas encore acquises de façon majoritaire (la grande majorité des femmes était encore femme au foyer). Elle invite les femmes à militer d’une certaine façon, en utilisant l’écrit ou toute autre forme de revendication et lance ainsi la 2e vague du mouvement féministe (les femmes venaient tout juste d’obtenir enfin le droit de vote en 44).

Et c’est seulement, une fois que les femmes auront conquis leur liberté qu’elles pourront réaliser la prophétie, c’est à dire affranchie, ne plus être son esclave de l’homme (« brisée son servage », « donné son renvoi »), ne plus être à son service.

La singularité de la pensée féminine mise en doute par Simone de Beauvoir

« La femme trouvera-t-elle l’inconnu » ; « ses mondes d’idées » : en d’autres termes la femme va-t-elle réussir à imposer une voix originale, singulière, affranchie encore une fois des idées de l’homme.
« qui seront intégrées à la pensée des hommes » : un espoir trop optimiste probablement…
« Il n’est pas sûr que ses mondes d’idées soient différents de ceux des hommes« : elle doute ici encore ouvertement de la capacité des femmes à inventer une pensée propre différente des hommes et suffisamment puissante pour les concurrencer ou au moins proposer une alternative solide et valable.

La femme doit affirmer son identité

« quand elle se sera conquise« , c’est à dire quand la femme aura conquis sa liberté économique et d’indépendance d’esprit (se penser comme individu autonome et non plus surbonné ou dépendant de l’opinion des hommes). Le terme renvoie à un acte très masculin, celui de la conquête, de la prise de pouvoir. On voit qu’elle reste très influencée par un schéma de pensée masculin (son entourage intellectuel principal l’étant, à commencer par son mentor Jean-Paul Sarte bien sûr).

« toute possibilité leur était refusée… »/ « Elle vivra pour elle et par elle » citant Rimbaud : La femme traditionnellement est dépendante de l’homme notamment financièrement, mais aussi au siècle dernier juridiquement, à travers le mariage où elle perdait tous ses droits (de propriété mais aussi de responsabilité et de capacité juridique, la subordination de la femme a même été inscrite au code civil par Napoléon ; la femme était considérée comme « mineure » en terme légal et entièrement sous la responsabilité paternelle puis maritale). Souvent, les femmes ne travaillaient pas et donc n’avait aucune autonomie. La femme a longtemps aussi été cnsidéré comme un bien meuble échangé par les familles pour sécuriser leurs droits patrimoniaux (patrilinéarité). Difficile de gagner suffisamment d’estime de soi pour prendre la plume et s’exprimer dans ses conditions en effet !

« Elle sera poète, elle aussi » : Le nom de poète est une métaphore pour exprimer l’idée qu’elle aura un métier. Elle pourra s’exprimer, elle pourra créer, être auteur de son oeuvre et de sa vie.

Le monde des hommes et le monde des femmes

« Il n’est pas sur que ces mondes d’idées (…) bien hardies. »
Ces mondes différents des hommes c’est à dire les idéologies, visions, livres, oeuvre créés par les hommes, le terme « mondes » renvoie aussi à une séparation entre la « sphère » des hommes et des femmes, traditionnellement sphère publique et domestique.

Elle interroge la différence entre mentalité féminine et masculine, les femmes auront-elles un point de vue original ou ce dernier sera-t-il juste un calque de celui des hommes, en d’autres termes sauront-elles s’affranchir de la tutelle des hommes ? Simone de Beauvoir hésite sur le devenir de la créativité féminine, son originalité
Les femmes n’ont pas jusqu’ici eu l’opportunité et la possibilité d’exprimer leurs idées et créativité, selon elle.

La femme est nécessaire à l’avenir des hommes, elle prône un seul monde où les deux sensibilités masculine et féminine sauront coexister et se nourrir mutuellement.
Jusqu’à présent, les femmes ont vécu (et vivent toujours !) dans un monde d’idées façonné par les hommes. Beauvoir s’interroge sur le monde d’idées que les femmes seront amenées à développer dans le futur et si ce dernier sera similaire ou différent.
Mais elle semble pencher pour des idées sensiblement proches, elle ne semble pas vraiment croire à l’existence d’un génie féminin propre, niant ainsi les femmes qui avant elles ont pourtant écrit, depuis Christine de Pisan au Moyen-Age !

Le modèle masculin comme seule voie possible pour les femmes ?

« C’est en s’assimilant à eux« : Beauvoir prône étrangement voire paradoxalement, aux femmes de prendre modèle sur les hommes, d’imiter leurs idées et leurs façons de penser (au risque de sombrer dans l’internalisation/intériorisation de la misogynie ?). Encore plus incongru, c’est en copiant les hommes que les femmes parviendront à se libérer de leur emprise selon elle (« s’affranchir »).

Ensuite elle émet un doute sur les éventuelles singularités, c’est à dire l’originalité de la pensée féminine, et surtout sur l’éventuel impact de ces idées dans l’histoire, en d’autres termes les femmes seront-elles capables de marquer l’histoire de la littérature, de la peinture, de la philosophie de la même façon que les hommes ? (ex: y-aura-t-il un Zola ou un Nietzsche féminin ?). Nous avons donc ici un paradoxe et une ambiguïté entre à la fois la nécessité pour la femme de penser par elle-même, de s’affranchir mais tout en restant subordonnée au monde des hommes.

Secondement, l’exclusion des femmes des canons ne leur permet pas forcément d’avoir la même visibilité que les hommes et donc de « marquer l’histoire » (ce que l’on « retient de l’histoire », cette sélection comporte une bonne dose de subjectivité et de relativité en fonction de qui la réalise -les hommes- et des valeurs (sociales, politiques, morales) qui lui servent de critères, l’histoire étant avant tout une « construction culturelle » répondant à des enjeux socio-politiques en fonction d’un ordre social dominant).

Que signifie une « grande » oeuvre ?

La réponse peut varier considérablement en fonction de qui y répond et les théoristes du « goût » depuis l’Antiquité en passant par le XVIIIe siècle (ayant vu fleurir les traités esthétiques) n’ont guère jamais réussi à s’accorder sur une prétendue objectivité et universalité du « bon goût ». Par ailleurs dés le XVIIE (les précieuses sous la houlette de Madeleine de Scudéry** précurseur du roman moderne, suivi de Mme de Lafayette avec La princesse de Clèves), XVIIIe et XIXe et plus encore à l’époque de Beauvoir, de grandes romancières par exemple ont produit des oeuvres parfois conséquentes et de grande valeur, qui sont pourtant restées dans l’ombre et n’ont jamais été aussi mises en avant que leurs confrères masculins par les diverses institutions (dans les programmes/manuels scolaires ou les anthologies, ex: Jane Austen, George Sand ou Colette). Quand elles n’ont pas été tout bonnement dénigrées ou dévalorisées parce qu’émanant de femmes ou retraçant l’expérience, le point de vue des femmes qui n’est pas jugé comme suffisamment « universel » (l' »universel » étant par essence masculin c’est bien connu !)…

Les pionnières féministes comme Olympe de Gouge (ayant notamment rédigé la déclaration des droits de la femme au moment de la révolution française) souffrent ainsi d’un silence assourdissant. Des lacunes qui sont désormais mises en lumière (le travail d’exhumation des oeuvres des femmes et de mise en valeur par les chercheuses féministes a débuté essentiellement dans les années 1970) et qui provoquent une prise de conscience lente mais progressive pour la réintégration des femmes dans les canons et les programmes scolaires notamment. L’objectif étant d’atteindre une juste représentation, un rééquilibre des points de vue et donc une vision moins biaisée de l’histoire et des réalisations littéraires et artistiques qui ne sont bien sûr pas l’apanage des hommes.

Beauvoir semble méconnaître ou ignorer (volontairement ?) tout ce passé, cette histoire littéraire riche des femmes et parle comme si les femmes de son temps partaient d’une tabula rasa, d’une terre vierge sans racines, ou bien que tout ce que les femmes avaient écrit et publié jusqu’alors ne valait rien (loin d’être le cas, bien au contraire) ? Cette amnésie et omission sont choquantes.

Beauvoir a-t-elle oublié toutes les attaques sur les « mondes » développés par les femmes jugées trop « sentimentales » ou féminocentrées par leurs confrères masculins (cf Boileau ou Molière sur Madeleine de Scudéry pour n’en citer que deux). La « prétention » des femmes de vouloir écrire et accéder au savoir étaient satirisés par les hommes craignant que leur soient « usurpés » le monopole littéraire (cf: satire de la « femme savante » en d’autres termes de se masculiniser). Une femme écrivain était assimilée à une prostituée au XVIIIe siècle (activité « publique » donc pas respectable). Sophie Raynard rappelle par exemple dans son livre sur « La seconde préciosité » que « les femmes se compromettaient en publiant » ou encore qu’une femme écrivain était assimilée à une femme « aux mœurs dissolues« , c’est ainsi par exemple que Voltaire méprisait par exemple « au plus haut point » Mme de Villeneuve (auteur notamment de la première version originale du fameux conte « La Belle et la bête ») alors qu’elle aidait Crébillon fils dans son activité littéraire.
Les femmes osant écrire sur la sexualité étant attaquée et jugée d’autant plus sévèrement au nom d’une pseudo moralité religieuse interdisant aux femmes une quelconque liberté sur l’usage de leur corps.
Colette aussi a été dévaluée et jugée pas suffisamment « intellectuelle » ou n’écrivant pas sur des sujets « sérieux », comme la guerre) ? En fait, non elle n’a pas oublié. Pire elle partage ses préjugés misogynes (voir ci-dessous)…, même si elle a tout de même reconnu dans une lettre de 1948 à son amant américain Nelson Algren, qu’elle était « le seul grand écrivain femme » vivant.

A la fin du volume II du Deuxième sexe, où elle discute de la femme écrivain, elle dit encore à son sujet : « On admire en Colette une spontanéité qui ne se rencontre chez aucun écrivain masculin« .
Mais en 1963, dans son 3e volume de Mémoires, La Force des choses, elle lui reproche de ne pas avoir défendu la cause des femmes (il est vrai que certaines réflexions de l’auteur de « Chéri » laissent perplexes comme celle au sujet des suffragettes). Pire dans un entretien à The Paris Review en 1965, elle la descend franchement de façon caricaturale, au profit de Virginia Woolf, en reprenant tous les clichés sexistes à son égard : « En un sens, [Woolf] m’intéresse plus que Colette qui était après tout, très cantonnée à ses petites histoires de coeur, de foyer domestique, de lessive et d’animaux. Woolf vise beaucoup plus large. » Comme si le fait d’écrire sur la sphère domestique ou les sentiments était forcément signe de petitesse intellectuelle alors que bon nombre d’auteurs masculins s’y sont tout autant attardés de Molière à Flaubert en passant par Stendhal ou Zola…

Joan Dejean dans « Tender Geographies: Women and the Origins of the Novel in France » explique très bien, par exemple, l’apport des auteurs femmes pionnières du XVIIe siècle en France au genre du roman (qu’elles ont fondé), du cercle des précieuses, de Scudéry à La Fayette, avec notamment le basculement d’une littérature épique où dominaient les aventures et l’action, basées sur un réalisme « extérieur » vers un récit où la psychologie est de plus en plus approfondie (accent mis sur les portraits et conversations) ainsi que l’introspection développant ainsi un réalisme « intérieur » qui inspirera tous les auteurs du XVIII (à commencer par Rousseau !) et grands romanciers du XIXe. Une paternité (ou devrait-on dire maternité pour le coup !) du genre romanesque qui n’a d’ailleurs jamais été reconnue officiellement dans les livres d’histoire littéraire scolaires en tout cas…

Toutefois, on pourra s’étonner de ce dur jugement alors que le Deuxième sexe est pétri de références à la littérature (et poésie) des femmes française et anglo-saxonne notamment (dont les noms sont justement tombés dans l’oubli pour un grand nombre d’entre elles tristement) à qui elle rend hommage et cite abondamment, dont en vrac Colette, Anna de Noailles, Colette Audry, Violette Leduc, Marie Le Hardouin, Margaret Kennedy, Rosamond Lehmann, Katherine Mansfield, Renée Vivien, Louisa Alcott, Mathilde de la Mole, Marie Lesséru, George Eliot, Mary Webb, Emile Brontë ou encore Virginia Woolf…

Simone de Beauvoir victime d’intériorisation misogyne

La pensée de Beauvoir reste, malgré tout, encore assujettie aux opinions dominantes des hommes qui ont forgé au moins partiellement ses opinions et son système de valeurs (et créant un complexe d’infériorité manifeste chez elle), même si elle parvient à s’en affranchir dans une moindre mesure, une partie du chemin reste à faire. C’est ce que feront ses « descendantes » des mouvements féministes ultérieurs 🙂

Ses vues sur la création féminine sont en effet extrêmement péjoratives et dépendantes du discours masculin qui s’est efforcé historiquement de la rabaisser et de la minorer.
Ceci est d’autant plus confirmé vers la fin de son essai Le deuxième sexe (chapitre « Vers la libération », où elle assène quelques jugements très dévalorisants et calés sur les critères misogynes des hommes, sur ses consœurs. A ses yeux, les femmes ne parviennent pas à s’emparer du monde et à atteindre la fameuse « dimension universelle » (associée au masculin), et reste cantonnée à leur expérience « singulière ». Elles pèchent par leur vues conformistes qui n’enrichissant pas notre vision du monde tandis que les rares exceptions (Jane Austen, les sœurs Brontë, George Eliot) ont «dû dépenser négativement tant d’énergie pour se libérer des contraintes extérieures qu’elles arrivent un peu essoufflées à ce stade d’où les écrivains masculins de grande envergure prennent le départ ; il ne leur reste plus assez de force pour profiter de leur victoire et rompre toutes les amarres». Aucune femme n’a donc pu égalé les Confessions, Le Procès, Moby Dick ou Ulysse, selon elle.

Elle va jusqu’à affirmer sans pitié qu’ « Il est connu [on note ici avec cette expression à la forme passive et impersonnelle sa reprise des préjugés, stéréotypes et clichés masculins traditionnels prise comme une vérité générale et absolue] que la femme est bavarde et écrivassière ; elle s’épanche en conversations, en lettres, en journaux intimes. Il suffit qu’elle ait un peu d’ambition, la voilà rédigeant ses mémoires, transposant sa biographie en roman, exhalant ses sentiments dans des poèmes ». Et plus loin : « Les femmes ne dépassent jamais le prétexte, me disait un écrivain. C’est assez vrai. » (on notera la référence à « UN » écrivain, la voix de l’homme de lettres comme autorité suprême du jugement littéraire…

Aveuglée par les conceptions et théories littéraires masculines, d’origine néoclassique, elle ne parvient pas à les dépasser et voir, à comprendre et surtout à accepter la spécificité, l’apport et l’intérêt de l’écriture d’un point de vue féminin, en attaquant en particulier les formes péjorativement qualifiées de « préesthétiques » (selon l’expression de Silvia Bovenschen dans Die imaginierte Weiblichkeit, 1979) — lettres, journal intime — (Montaigne sera donc ravi d’apprendre que ses essais sont préesthétiques !), une littérature qui serait limitée par sa subjectivité et son champ (accent mis sur les atmosphères, la vie intérieure et les sentiments au détriment de l’action, des aventures ou de la critique socio-politique), ainsi que son lien à la « nature » (sensualité), une forme de primitivité sans son côté sublime ou l’abstraction que les auteurs masculins se sont attribués. C’est d’autant plus dommage que ses propres mémoires -très réussies- comme « Journal d’une jeune-fille rangée en sont pourtant un excellent exemple !
Seul le « narcissisme » masculin lui semble acceptable et de valeur comme son éloge des Confessions de Rousseau. (« le narcissisme de la femme au lieu de l’enrichir l’appauvrit« ).

Simon de Beauvoir nous ressert donc ici tous les clichés et préjugés les plus éculés sur la femme artiste (comme son lien avec la nature comme opposé à la raison, alors que les auteurs masculins romantiques ont tout autant exploité ce thème, la domesticité, etc.) avec un ton extrêmement méprisant choquant. Le pire étant peut-être lorsqu’elle va jusqu’à reprendre la triste idée de la « femme folle » à tendance hystérique en la comparant à la folie masculine qui elle comporterait du « génie » (« aucune [femme] n’a cette folie dans le talent qu’on appelle génie« ), ou encore parlant du « bizarre génie » des femmes qui « refusent les disciplines » des hommes. Un tel discours laisse aujourd’hui pantois et ferait pleurer plus d’une féministe !
Il est toutefois à nuancer et à replacer dans le contexte de l’époque et l’environnement intellectuel masculin misogyne dont Beauvoir subissait l’influence.

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Anticipation= faire des pronostics sur le futur de la femme

« Les possibilités de la femme ont été étouffées et perdues… » : Elle reprend pour terminer sa thèse initiale énoncée dans les premières lignes de l’extrait « accomplir une oeuvre géniale », sous forme de question en préambule et d’affirmation à la fin. Elle répète l’idée des femmes empêchées, brimées, opprimées dans leur épanouissement donc une idée importante qui lui tient à coeur et qui semble être la clé selon elle. Elle conclut sur une ouverture qui est un appel au changement, c’est à dire donner à la femme la liberté de penser et les moyens de s’exprimer et de créer. Elle oublie aussi de réclamer plus de visibilité et d’ouverture d’esprit de la part des hommes pour faire une place à la pensée des femmes et non plus la masquer et la faire disparaître de l’Histoire… [Alexandra Galakof]

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*Extrait de Simone de Beauvoir analyse et commenté ci-dessus:

Comment les femmes auraient-elles jamais eu du génie alors que toute possibilité d’accomplir une œuvre géniale – ou même une œuvre tout court – leur était refusée ? La vieille Europe a naguère accablé de son mépris les Américains barbares qui ne possédaient ni artistes ni écrivains : « Laissez-nous exister avant de nous demander de justifier notre existence », répondit en substance Jefferson1. Les Noirs font les mêmes réponses aux racistes qui leur reprochent de n’avoir produit ni un Whitman ni un Melville2. Le prolétariat français ne peut non plus opposer aucun nom à ceux de Racine ou de Mallarmé. La femme libre est seulement en train de naître ; quand elle se sera conquise, peut-être justifiera-t-elle la prophétie de Rimbaud : « Les poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme –jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi ! La femme trouvera l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses, nous les prendrons, nous les comprendrons ». Il n’’est pas sûr que ces « mondes d’idées » soient différents de ceux des hommes puisque c’est en s’assimilant à eux qu’elle s’affranchira ; pour savoir dans quelle mesure elle demeurera singulière, dans quelle mesure ces singularités garderont de l’importance, il faudrait se hasarder à des anticipations bien hardies. Ce qui est certain, c’est que jusqu’ici les possibilités de la femme ont été étouffées et perdues pour l’humanité et qu’il est grand temps dans son intérêt et dans celui de tous qu’on lui laisse enfin courir toutes ses chances.

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** Dés le XVIIe siècle, dans la lignée du poète italien Arioste (qui dans son Chant 37 du Roland Furieux appellent les femmes à prendre la plume et faire entendre leurs voix) Madeleine de Scudéry fait de même dans les Harangues héroïques de ses Femmes Illustres (1642). Sous la voix de Sapho, la poétesse grecque son égérie, elle insiste sur l’importance de la créativité des femmes et leur demande de croire davantage en leurs talents et capacités contrairement à contre-courant du discours patriarcal dévalorisant : « Il faut que je surmonte aujourd’hui dans votre âme, cette défiance de vous-même et cette fausse honte qui vous empêchent d’employer votre esprit aux choses dont il est capable ». »

Ce faisant elle dénonce au passage le refus des hommes de laisser les femmes accéder à la création et à la pensée intellectuelle, monopoles dits masculins. Elle souligne ainsi que si certains « consentent que les femmes emploient leur esprit à la connaissance des belles-lettres, » c’est uniquement à la condition « qu’elles ne se mêlent pas de composer elles-mêmes des ouvrages ».
Elle résume ainsi la position des hommes à l’égard des femmes « savantes »: un rôle qui doit rester passif et au mieux doit se limiter à celui de leur mission civilisatrice dans les conversations mondaines.

[A lire aussi sur Simone de Beauvoir et les problématiques féministes : ]
La misogynie intériorisée par les femmes

« Grand écrivain » au féminin : la bataille de la visibilité (billet d’humeur)

Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir : Misères et splendeurs de la jeune-fille (analyse critique 1e partie « Formation » du tome II)
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Chronologie de quelques acquis sociaux et politiques des femmes en France :

1908 : Libéralisation du droit au divorce : autorisé, à la demande des deux époux, après trois ans de séparation de corps.

1928 : Loi instituant le congé maternité.

1938 : Loi reconnaissant à la femme une « capacité juridique » restreinte.

1944 : Une ordonnance d’Alger accorde aux femmes le droit de vote et le droit d’éligibilité.

1965 : Réforme du régime matrimonial : la femme peut gérer ses biens, ouvrir un compte en banque,
exercer une profession sans l’autorisation de son mari.

1967 : Autorisation de la contraception.

1947 : Loi Veil autorisant l’IVG sous certaines conditions.

1975 : Libéralisation du divorce.

1983 : Loi Roudy qui interdit toute discrimination

professionnelle en raison du sexe.

1999 : Réforme de la constitution en faveur de la parité politique des hommes et des femmes.

2 Commentaires

    • de BUTTET sur 16 mai 2017 à 22 h 22 min
    • Répondre

    Stimulante approche critique de l’extrait. de S de B. Je me permets une réserve cependant sur la manière dont vous comprenez ses doutes sur la singularité d’une écriture féminine. J’y décèle plutôt une vision universaliste de l’humanité, au détriment d’une vision essentialiste; on devine chez l’auteure une grille de lecture marxisante (étrange référence au « prolétariat » dans ce contexte…); aussi le projet d’ « assimilation » des femmes au hommes procède-t-il probablement moins d’une volonté de « prendre modèle sur eux » que d’offrir à l’humanité pensante une nouvelle grille de lecture du monde, par le truchement de la littérature. Cela étant dit, je vous rejoins complètement quand vous dites que, au fond, Simone de Beauvoir ignore l’histoire de la littérature féminine et son génie: encore un concept marxiste révolutionnaire de la « tabula rasa »! Bravo encore pour votre lecture.

    1. Merci de partager vos réflexions intéressantes sur le sujet 🙂
      la vision « universaliste » que vous mentionnez me semble justement être un gros problème car à l’époque de beauvoir et malheureusement toujours aujourd’hui c’est l’homme (blanc/occidental/hétérosexuel) qui est perçu ou du moins enseigné comme « universel » ce qui n’en est malheureusement rien. Beauvoir avait bien identifié le statut de l’Autre de la femme mais elle n’a pas su ériger la femme et l’écrivain femme comme être indépendant valable et au contraire proposé/conseillé qu’elle devienne « un homme comme les autres » au mépris de sa singularité et de sa vision du monde propre dont elle n’est pas parvenue à reconnaître la valeur (malgré ses propres affinités qu’elle refoulait pour imiter ses mentors), c’est fort dommage et triste. Je continue de livrer une analyse partie par partie du du Deuxième sexe, et je finalise l’analyse sur la jeune-fille (1e partie du tome II, « Formation ») où les mêmes écueils se retrouvent, si ça vous intéresse 🙂
      http://www.buzz-litteraire.com/deuxieme-sexe-simone-de-beauvoir-la-jeune-fille/

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