Histoire de l’oeil de Georges Bataille, Visions du désir né de la terreur

Histoire de l’oeil de Georges Bataille, taxé de pornographique à sa sortie, en 1928, ce court récit (intégré dans un recueil comprenant « Madame Edwarda » et « La mort ») a été publié sous le pseudo de Lord Auch et préfacé de son vrai nom. Aujourd’hui il est unanimement reconnu comme une œuvre littéraire incontournable à la profondeur philosophique et émotive considérable. Dans la postface intitulée « Réminiscences », Bataille décrivait ce texte comme la transposition de certaines images de l’enfance en particulier celle de son père, syphilitique, atteint de cécité urinaire. Certains épisodes sadiques ont pu aussi lui être inspirés de la lecture assidue du marquis de Sade et de Lautréamont.

« (…) je n’aimais pas ce qu’on nomme les plaisir de la chair, en effet parce qu’ils sont fades. J’aimais ce que l’on tient pour sale. Je n’étais nullement satisfait, au contraire, par la débauche habituelle, parce qu’elle salit seulement la débauche et, de toute façon, laisse intacte une essence élevée et parfaitement pure. La débauche que je connais souille non seulement mon corps et mes pensées mais tout ce que j’imagine devant elle et surtout l’univers étoilé…

Histoire de l’œil est un récit érotique et sexuel anti-conventionnel. Il est avant tout porté par un imaginaire symbolique et fétichiste. Les différents chapitres qui le composent sont autant de tableaux fantasmagoriques qui peuvent s’interpréter à plusieurs niveaux. On lit « Histoire de l’œil » comme un rêve, parfois cauchemardesque, éveillé. Les objets (une armoire normande, un confessionnal et son prie-dieu, un revolver tenu à la main pendant l’acte sexuel, des bas de soie…) et les décors (les bois au clair de lune, les latrines puantes d’une arène de corrida, des scènes d’orgie sexuelle violente dans la boue sous l’orage où les corps se déchaînent en écho aux Eléments…) revêtent une importance primordiale et se doublent de connotations étranges.

Au centre de tout : « l’œil » qui donne son titre à l’œuvre. Typique du mouvement surréaliste (de Bunel à Dali… ), il devient un organe sexuel à proprement parler. C’est bien sur par la vue que naît l’excitation mais sa texture et son volume sphérique attisent aussi le désir des personnages. D’abord sous la forme symbolique d’un œuf auquel a recours l’une des héroïnes, l’incandescente Simone, pour se « branler » en s’asseyant sur des assiettes d’œufs mollets ou en les introduisant dans son intimité tandis que pour le narrateur : « ( …) Chacune de ses fesses était un œuf dur épluché. » Il évoque aussi la rondeur et la blancheur du sein. Puis à proprement parler lorsque dans l’une des scènes les plus blasphématoires du livre, elle se masturbe avec l’œil arraché d’un curé* qu’elle a perverti avant de l’assassiner avec ses amis. « La caresse de l’œil est d’une douceur excessive. »

Sa dimension sexuelle sera aussi rapprochée de façon plus directe avec les testicules comme lorsqu’elle demande que lui soient servies « les deux couilles nues » d’un taureau à l’issue d’une corrida : « ces glandes, de la grosseur et de la forme d’un œuf, étaient d’une blancheur nacrée, rosie de sang, analogue à celle du globe oculaire. »

« Il me semblait même que mes yeux me sortaient de la tête comme s’ils étaient érectiles à force d’horreur »

C’est autour de cette symbolique de l’œil-œuf-sein-testicule que s’articule les aventures de dépravation d’une jeune couple, Simone et le narrateur, qui découvre avec une frénésie dionysiaque, une sexualité hors norme faite de sado-masochisme et de fétichisme, entraînant avec eux, tour à tour une jeune vierge en proie à des délires sexuels, un richissime anglais Sir Edmond ou encore un curé espagnol… De Paris à Madrid jusqu’à Séville, « élancés comme des chiens », ils se livreront à des expériences de plus en plus bestiales et extrémistes allant de l’orgie sexuelle au meurtre… Leur avidité charnelle les entraîne dans une quête initiatique à la fois convulsive et hallucinée. Où à chaque fois, le plaisir et le désir naissent d’une « souffrance morale », de l’angoisse ou d’une « terreur impossible ».

L’humiliation, le sacrilège, la honte en particulier via le goût pour l’ondinisme, la soumission ou la brutalité sont des pré-requis à leur jouissance qui se manifeste sous forme de transes : « J’étais pâle tâché de sans, habillé de travers. Des corps sales et dénudés gisaient derrière moi, dans un désordre hagard. Des débris de verre avaient coupé et mis à sang deux d’entre nous (…) Il en résultait une odeur de sang, de sperme, d’urine et de vomi qui faisait reculer d’horreur, mais le cri qui se déchira dans la gorge de Marcelle m’effraya davantage encore. »

Leur première « victime » et jouet sexuel, Marcelle, est ainsi très représentative de leurs besoins : « Le sourire de Marcelle, sa jeunesse, ses sanglots, sa honte qui la faisait rougir et, rouge jusqu’à la sueur, arracher sa robe, abandonner de jolies fesses rondes à des bouches impures, le délire qui l’avait fait s’enfermer dans l’armoire, s’y branler avant tant d’abandon qu’elle n’avait pu se retenir de pisser, tout cela déformait, déchirait nos plaisirs sans fin. » Avec une écriture très explicite à la fois « sale » et lyrique ( « la fourrure » pour désigner le sexe des femmes, « les régions marécageuses du cul »…), George Bataille introduit également une dimension surréaliste en recourant au procédé d’association d’idées qui s’illustre parfaitement par ce dialogue : « Et comme je lui demandais à quoi lui faisait penser le mot « uriner » elle me répondit « buriner », les yeux, avec un rasoir, quelque rouge, le soleil. Et l’oeuf ? Un œil de veau, en raison de la couleur de la tête, et d’ailleurs le blanc d’œuf était du blanc d’œil, et le jaune la prunelle. La forme de l’œil, à l’entendre, était celle de l’œuf. »

Mais pour l’écrivain, le surréalisme est un idéalisme incapable de convoquer l’excès matériel. En effet, chaque nouvelle scène d’Histoire de l’œil à ouvrir les yeux sur le corps et ses chairs dans leur matérialité brute, dans une ascension vertigineuse vers l’horreur et l’extase. Son point ultime semble être atteinte lorsque Simone engloutit l’œil dans son sexe : le globe se renverse alors virtuellement pour regarder de l’intérieur vers l’intérieur. Une image qui anticipe son future ouvrage « L’expérience intérieure ».

Une interprétation d’Histoire de l’œil par Anne Archet (http://archet.net/)
Alors que la vie devrait être une aventure risquée face à la mort, l’occidental, terrorisé face à la violence, n’aspire qu’à la protection, à la sécurité. Alors que la sexualité devrait être vécue comme le lieu d’éclatement et d’épuisement où flamboie l’immanence absolue consumant dans l’instant l’individu séparé, brouillant les limites qui faisaient la distinction entre la vie et la mort, elle est plutôt vécue sur le mode de la bagatelle masquant mal une honte profonde d’être ce que l’on est. L’Occident a oublié que l’être est passion d’être dans la violence, l’érotisme et le sacré. Si l’on veut ne pas périr d’asphyxie, il faut puiser dans les énergies maudites de l’excès. Et cette transgression passe par l’érotisme, pure dépense d’énergie vécue de façon gratuite, moment où l’individu vit follement pour rien, sinon pour jouir de façon souveraine de tout, hors des impératifs de la conservation de soi, des lois sociales du travail et de la raison. Voilà l’essence du message de l’Histoire de l’œil de Georges Bataille.

*Pour le photographe Frédéric Fontenoy (qui s’est inspiré de ses ectures de Georges Bataille pour photographier des sexes de femme), il n’est pas innocent que le représentant de la morale religieuse soit énucléé: ainsi périssent (dans l’oeuf) ceux qui condamnent le sexe et la nudité. «Il y a les prêtres et les garants de la morale, qui voudraient nous empêcher de voir à quoi ressemblent des sexes nus et d’en jouir, explique-t-il. A leurs yeux, les organes génitaux sont sales.»

2 Commentaires

    • j sur 3 février 2009 à 10 h 47 min
    • Répondre

    bonjour cette année je fais mon tpe(un exposé que tous les premières présentent au bac) sur George Bataille . L’épreuve est bientôt , et j’ai l’impression qu’il me manque certains éléments; J’ai fais une bio de georges bataille et aussi je suis en train de faire un commentaire sur histoire de l’oeil que j’ai lu.auriez vous d’autres oeuvres intéressantes à me suggérer , sur lesqueklles je pourrais faireun bon commentaire? merci.

  1. J’ai illustré histoire de l’oeil,soutenu par Michel Surya …
    merci pour votre article,je le garde;je continuerai avec Bataille

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