« Zone érogène » de Philippe Djian, De l’art d’écrire et d’aimer les femmes

Zone érogène de Philippe Djian paru en 1984 préfigure son grand succès: 37° 2 le matin paru en 1985. Alors que l’auteur est réputé pour ses scènes érotiques plutôt torrides, ce « Zone érogène », en dépit de son titre, reste paradoxalement assez « prude » comparé à un « Bleu comme l’enfer » par exemple (son roman précédent). C’est donc ailleurs qu’il faudra chercher la signification de ce titre. Peut-être dans l’acte d’écrire, une autre forme de libido, qui occupe un rôle majeur dans ce roman où le héros est écrivain et double déclaré de l’auteur. C’est cette savante alchimie entre le désir des femmes et l’écriture que nous raconte ici Philippe Djian avec son art si particulier pour écrire comme la vie dans son désordre et ses moments de grâce inattendus. Un roman rocambolesque, sensuel, émouvant et aérien…

« A force de se laisser flotter, on finit bien par arriver quelque part. »

Avertissement : Adepte des histoires bien ficelées avec personnages campés au millimètre près, progression calculée, climax et dénouement, passez votre chemin.
Philippe Djian n’obéit à aucun synopsis prédéfini mais écrit plutôt à l’instinct, à l’image de son personnage qui porte son nom et exerce également comme écrivain quand il n’est pas contraint d’effectuer des petits boulots à la dure pour combler ses découverts (chauffeur livreur de sommier et de matelas écrasant ou manutentionnaire de poutrelles sur des collines arides et hostiles…).
Le récit de « Zone érogène » ressemble à son mode de vie : un flottement savamment entretenu qui oscille entre dolce vita éthylique agrémenté de partie de dominos, fougue ou dispute amoureuse, drague dans des soirées minables, moments de doute, fuite extatique ou désespérée sur la route (donnant lieu à des mini road- ou petite déprime… « Je suis un type aérien », se décrit-il.

« Ma vie ressemblait à ça, les choses semblaient entassées les unes sur les autres, sans lien apparent mais en fait tout se tenait, la seule différence c’est que j’avais pas à faire le ménage dans ma vie et je préférais que ça reste comme ça. »

Sur près de 300 pages, l’auteur nous fait partager ses doutes et ses petits moments de bonheur au fil de l’écriture de son roman via une mise en abyme plutôt réussie, et surtout de ses aventures amoureuses. A chaque chapitre, les filles défilent : jeune mère au retour de plage, auto-stoppeuse « grosse et molle comme un loukhoum », fille un peu stone qui ne pense qu’à danser ou même son amie lesbienne qu’il parviendra à « détourner » le temps d’une nuit… Les filles entrent et sortent dans sa vie, les portes (d’appartement, de bagnole ou de son fameux frigo !) claquent avec un petit côté Feydeau qui aurait lu « Women » de Bukowski avant de se réconcilier dans un bain parfumé ou sur l’oreiller… Contrairement à un roman houellebecquien, les filles disent rarement non chez Djian.

« Il y a des filles qui sont longues à venir, il y a des filles qui sont froides comme des statues et celles qui ont prêté des serments insensés, il y en a qui vous font payer l’enfer avant de fermer les yeux d’autres qui préfèrent les femmes ou des types un peu plus mûrs… »

Mais seules deux comptent vraiment pour lui : l’impétueuse et incendiaire Cécilia, 18 ans et surtout son ex Nina, « la plus belle fille qu’il ait jamais eue » dont il acceptera même de prendre en pension sa fille et jouer les pères d’adoption jusqu’à ce qu’il découvre le véritable motif de cette demande…

Seul problème : le trentenaire (34 ans) n’est pas vraiment décidé à se laisser passer la bride au cou et préfère papillonner Glandeur, un brin macho, assez égoïste voire fanfaron (« J’avais mis au point un style nerveux et éthéré, sifflant comme une lame, la première écriture aérodynamique avec des lignes d’une pureté majestueuse, lisses comme des billes au carbure de tungstène »), il essaie de concilier l’inconciliable selon lui : écrire et vivre avec une femme en même temps…

Malgré son côté tête à claques, il reste attachant, toujours prêt à rendre service ou à servir de squat. C’est aussi son côté nihiliste, détaché de tout matérialisme qui lui confère cette humanité touchante : « Les bonnes choses se comptent sur les doigts de la main (…) Dans le désordre : baiser, dormir, écrire, rêvasser et oublier tout ça de temps en temps. » Ou encore « Regarde autour de toi, tu crois que les gens se préoccupent de savoir si la vie a un sens ? Non bien sûr, ce qui les intéresse c’est de se protéger des coups durs, d’en profiter le plus longtemps possible et de réfléchir un minimum. C’est pour ça qu’on vit dans un monde dur, avec des vitrines remplies de merde et des rues vides qui conduisent nulle part (…) Y’a pas grand-chose de valable sur terre qu’on puisse acheter avec de l’argent. »

Un personnage idéaliste ultra-sensible qui veut « croire au destin » ou qui pense que « C’est bon de souffrir juste ce qu’il faut, ça aiguise les sens… » ou « Ce qu’il y a de meilleur au monde ? Se sentir comme au commencement de sa vie. »

C’est avant tout pour le style et son art à restituer des scènes, des petits gestes ou encore des sensations qu’il faut lire « Zone érogène » : ce style un peu abrupt, direct voire familier lancé à fond de train, qui recèle de pépites au détour de ses pages : des phrases bourrées d’humanité et d’une sincérité qui fait souvent mouche. Il y a aussi cette langue inédite, sanguine et tendue qu’il a inventée et qui vous plonge immédiatement dans l’ambiance « djanesque » : à la fois bourrue et tendre faite de regards « soudés » (à la vitre) et de soleils/lunes « vissés » (sur les crânes), où l’on « cavale », se « cramponne » ou « gicle »…
Les atmosphères (de bord de mer du Sud) et les impressions sont rendues avec une énergie particulièrement vivante : la « lumière jaune et frémissante« , « démarrer dans le petit matin et déchirer quelques lanières de brume rose », « J’ai regardé la voiture s’éloigner avec son petit ruban de fumée bleue accroché aux fesses. » ou encore « (…) son visage s’est mis à changer, une espèce de ride lui a traversé le front et les coins de sa bouche sont tombés légèrement, c’est la même chose quand on voit un orage arriver sur un champ de parasols, ça tourne vite au cauchemar. »

« J’étais pas un écrivain à la mode, je faisais partie d’aucun courant et j’avais pas d’idée particulière à défendre, ça me laissait pas mal de liberté, je pouvais me laisser emporter et chercher un peu de jouissance, je pouvais enfoncer mes doigts dans les coins un peu sensibles et y’avait pas un seul connard à l’horizon. Ca ressemblait à une course folle sauf que je savais où j’allais. »

En revanche, le récit en lui-même pêche un peu par son côté décousu ou superficiel (on a souvent l’impression d’assister à une série de démarrages en trombe qui s’évanouissent un peu trop vite avant d’avoir été suffisamment creusés, du manque d’épaisseur de ses personnages ou encore d’anecdotes un peu inutiles comme son escapade dans le parc d’attraction…).
Une petite critique que l’auteur, comme s’il l’avait anticipé, déjoue en affirmant à sa dactylo Gladys qui lui fait le reproche de ne pas suffisamment « approfondir » : « Il y a des types qui sont capables de vous faire suivre pendant 4 ou 500 pages le long cheminement d’une âme et qui vous retournent une baraque de fond en comble sans rien laisser au hasard mais j’ai rien à voir avec ça, je m’embarasse pas avec les détails. Je suis plutôt du genre à tirer dans les pojecteurs, à ramener tout dans l’ombre. J’essaie toujours de ravaler mon vomi. »

Finalement ce roman pourrait s’inscrire comme précurseur de la « littérature trentenaires » (l’auteur est d’ailleurs souvent cité par la nouvelle génération littéraire représentative de ce « courant » à l’image de Nicolas Rey) avec son anti-héros aérien, insouciant, fêtard, instable, assez immature et plus que tout hésitant à s’engager. Il cultive un certain désenchantement ou plutôt lucidité face à ce que l’esistence a réellement à lui offrir. « J’arrivais à un âge où l’on commence à regarder derrière soi.« , réalise t’-il.
Un beau portrait masculin qui trouve encore toute sa résonnance aujourd’hui

1 Commentaire

  1. Ah la la, ce livre c’est ma bible. Franchement,en général l’histoire je m’en fous un peu, mais cette petite musique que j’entends quand je lis Philippe Djian, je ne l’ai retrouvée nulle part ailleurs.En fait pour moi c’est exactement ça: Une petite musique. J’aimerais bien lui dire " Merci " un jour ….

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