« Choke » de Chuck Palahniuk, Odyssée initiatique et métaphysique d’un sex-addict en quête de rédemption…

« Choke » de Chuck Palahniuk, ce troisième roman du maître des « fables acides à l’imagination débridée », nous plonge dans un univers bien différent de celui de Fight Club. Pourtant on se sent immédiatement en territoire « palahniukien ». On retrouve ici un duo presque fraternel d’anti-héros, unis dans leur folie respective, tentant de lutter contre leurs démons communs : la sex-addiction (la dépendance sexuelle en français). Mais ce n’est que la partie de l’iceberg émergée, il y a en réalité une multitude de secrets sur eux-mêmes qui leur restent à découvrir soit autant d’énigmes à décrypter pour le lecteur. Et ne comptez pas sur Chuck pour vous les servir sur un plateau ! Au fil de chapitres elliptiques, on fait connaissance avec leur monde dingue, leurs petits stratagèmes de survie et manies, jusqu’à l’incroyable révélation sur les origines de l’un d’eux… Parfois hilarant, souvent angoissant, ce troisième roman, qui, pour certains est le meilleur de l’auteur américain, est sans aucun doute bluffant même si la surenchère (et certaines longueurs) l’alourdissent à quelques reprises…

Après avoir refermé la dernière page du roman, on peut s’interroger sur le titre « Choke » (signifiant « étouffement » en français) donné à ce roman. Il peut en réalité être compris à plusieurs degrés. Le premier est évidemment la référence directe aux pratiques du héros principal, Victor Mancini, américain moyen trentenaire, animateur dans une sorte de musée-parc d’attraction historique, qui s’étrangle volontairement dans les restaurants chics afin d’être « sauvé » par l’un des riches clients et gagner par la suite sa compassion éternelle (se traduisant par l’envoi d’argent, de cartes de sympathie…). « Quelqu’un vous sauve la vie, et ce quelqu’un vous aimera pour toujours.« 
Il fallait s’appeler Chuck Palahniuk pour imaginer un tel stratagème ! Mais cette tactique saugrenue pour arrondir ces fins de mois, est sous-tendue par une problématique plus complexe : « Tout le monde veut sauver une vie sous le regard de 100 personnes. (…) En vous étouffant, vous devenez leur propre légende, une légende que ces gens vont chérir et répéter jusqu’à leur mort. Il se peut même que vous deveniez la seule et unique bonne action, le souvenir sur leur lit de mort, qui justifient leur existence tout entière. »

« Qu’est ce qui pourrait être bien meilleure que le sexe ?
Il est certain que la pipe la plus mal taillée est meilleure que disons, sentir la plus superbe des roses…contempler le plus splendide des couchers de soleil.
« 

Une philosophie que l’on peut relier à un autre travers du héros : sa « sex-addiction » qui apparaît être, en apparence du moins, le thème dominant du livre, mais qui s’avère finalement la conséquence ultime de son passé et de ses troubles plus profonds. La sex-addiction est « une maladie » mais pas forcément celle que l’on croit. « Les orgasmes inondent le corps d’endorphines qui tuent la douleur et vous tranquilisent. Les drogués du sexe sont en fait drogués aux endorphines pas au sexe. Pour un drogué du sexe, vos doudounes, votre queue, votre clito, langue ou trou du cul, c’est une dose d’héroïne, toujours là là, toujours prête à servir. » La sex-addiction ou le besoin frénétique de l’autre comme planche de salut en somme.

Pendant ces quelques instants de plaisir intense, plus aucun problème ne compte : plus de boulot merdique, plus de meilleur ami chtarbé (également sexoolique, il suit la même thérapie de groupe et collectionne les pierres qu’il entasse dans sa maison) et surtout plus de mère et plus de factures de médecin…

On arrive enfin au coeur du récit : la mère. L’origine de tout.
Paralysée et détruite par la maladie d’Alzheimer, elle détient le secret de ses origines mais ne le reconnaît plus lorsqu’il vient lui rendre visite. Elle aussi à sa façon, l’a « asphyxié » en le kidnappant de famille d’accueil en famille d’accueil et en lui imposant une vie de terreur et de perversité. « Toute ma vie, j’ai moins été l’enfant de ma mère que son otage. Aujourd’hui, elle est à moi, et elle ne va pas s’échapper en mourant ou en recouvrant la santé. Je ne veux qu’une seule et unique personne à secourir. Je ne veux qu’une seule et unique personne qui ait besoin de moi. Qui ne puisse pas vivre sans moi. Je veux être un héros (…) Je veux être le sauveur permanent de quelqu’un. »

Pourtant même réduite à une épave, elle continue de l’aliéner, en le ruinant avec les frais de son hospitalisation. Jusqu’à ce que l’étrange et mystérieuse médecin de sa mère, Paige Marshall ‘qui serait un peu le « Tyler Durden » du roman), pour qui il éprouve des sentiments naissants, lui révèle ses soi-disant origines hallucinantes…
L’histoire prend alors un nouveau sens quasi-métaphysique, donnant à voir chaque évènement sous un jour nouveau : les sauvetages d’étouffements dans les restaurants comme les « miracles » d’un « sauveur », la collecte des pierres comme l’entreprise « mystique » d’un « apôtre », les orgasmes comme l’atteinte « d’un septième ciel »… Jusqu’au dénouement final absolument imprévisible et un brin alambiqué tout de même…

Interpréter le titre « Choke » est donc une tentative bien difficile tant les dimensions et les directions de ce livre pyramidal sont multiples. Il fait allusion à l’étouffement du héros, non pas uniquement par l’ingestion massive de nourriture mais bien à un étouffement général dont le manque affectif en est la première cause. Et où l’addiction en serait la réponse illusoire, la défense de substitution que s’est construite le personnage pour se « sauver ».

Vous connaissez cette expression : « Ceux qui ne se souviennent pas de leur passé sont condamnés à le répéter ? Mais ceux qui s’en souviennent sont dans une situation encore bien pire. Ceux qui se souviennent de leur passé ont tendance à vraiment foirer toute l’histoire. Ceux qui sont capables d’oublier leur passé s’en retrouvent paralysés. »

Chuck Palahniuk explique qu’il s’est intéressé dans ce livre au moment où l’on ne se cache plus derrière l’écran de protection de son addiction pour affronter la réalité et surtout la vérité. Ce moment de rupture où l’on cesse de se mentir et où l’on choisit vraiment ce que l’on va faire de sa vie. « A un moment donné le médecin de la clinique de la mère du héros dit : « Il faut bien qu’on troque sa jeunesse contre quelque chose… Avec Choke, j’a voulu monter comment il est possible d’être actif dans le choix de son destin au lieu de répéter sans cesse son passé.« , explique l’auteur. Inventer sa propre vie en quelque sorte et c’est ce que tentent de faire ses personnages, de s’affranchir des normes bien établies pour recréer un monde bien à eux, un monde neuf. « C’est ça le but ultime. Trouver un remède au savoir. A l’éducation. A l’enseignement. La seule frontière qui te reste, c’est le monde des intangibles, apprenait sa mère à Vicor Mancini. Si tu peux changer la manière de penser des gens. La manière dont ils voient le monde, tu pourras changer la manière dont les gens vivent leur vie. »

Voir aussi : l’entretien vidéo complet avec Chuck Palahniuk dans la rubrique Buzz +

Avec son style inimitable fait de phrases choc apparemment décousues et surtout de dialogues magnifiquement absurdes (ceux entre Victor Mancini et son ami Denny qui « a probablement de grands projets pour démarrer sa propre planète », à coup de « Coco », surnom qu’il se donne mutuellement.) souvent hilarants, Palahniuk alterne avec habileté les allers-retours dans le présent et le passé du héros principal, brouille les pistes, nous perd un peu parfois pour finalement retomber avec maestria sur une chute absolument bluffante. Et qui tient debout en dépit d’une intrigue périlleuse ! Seuls certaines scènes sulfureuses superflues et épisodes de son enfance auraient peut-être pu être épargnés…

On pourrait presque comparer les livres de Chuck Palahniuk à des puzzles.
Chaque chapitre constitue une nouvelle pièce mais même une fois qu’elles sont toutes assemblées, il faut regarder l’ensemble sous de multiples points de vue pour en saisir toutes les nuances et les connexions cachées. Vous l’aurez compris, c’est une nouvelle expérience passionnante que nous propose l’écrivain toujours aussi inclassable et hors des sentiers battus. Une nouvelle réflexion sur nos existences, la quête de sens et d’identité au sein d’une société et d’un milieu familial souvent sclérosant.

Voir aussi le site officiel de Choke

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