« Le sens du combat » de Michel Houellebecq : Expansion du vide intérieur… et hyper-réalité entre ciel et sang

« Le sens du combat » de Michel Houellebecq, constitue son troisième recueil de poèmes en vers et en prose, composé en 1996 et récompensé par le Prix de Flore. Il déploie dans une soixantaine de textes répartis en 4 grandes parties, toutes les obsessions de l’auteur développées dans ses romans, en particulier Extension du domaine de la lutte en 1994 puis dans Les particules élémentaires en 1998. Sa lecture est oppressante, âpre, douloureuse et fascinante à la fois. Il faut avoir du courage pour le lire, s’y reprendre à plusieurs fois pour éviter de s’y noyer ou de s’effondrer. « J’ai choisi les mots comme seule arme, j’ai une confiance tout à fait illimitée en leur pouvoir », explique Michel Houellebecq. Et ses mots sont en effet dévastateurs. Ils ébranlent l’âme et le corps au plus profond. Il leur fait éprouver, dans tous les sens, leur condition angoissante dans un monde factice, leur « danse existentielle », leur agitation dans la grande organisation, où l’impossibilité et la vacuité anéantissent tous nos actes et gestes pour combattre…

« Pourquoi la solitude ? Pourquoi l’écrasement ?
Pourquoi dans la poitrine le reptile de l’angoisse ? »

Les poèmes, les mots de Michel Houellebecq s’éprouvent plus qu’ils ne se lisent. Ils atteignent directement le système nerveux et donnent le vertige par leur précision et leur acuité. Sa perception du monde, de l’environnement et de notre place humaine, marie, comme jamais, la consistance physique des corps, leur inscription dans l’espace, leur comportement et le malaise intérieur des âmes. Sans oublier la dimension animale et végétale de toute chose qui nous entoure, créant ainsi un trouble voire un certain vertige qui nous fait prendre conscience de la frontière ténue entre la vie et la mort.
Cette vision multidimensionnelle accentue les sensations : la présence, le poids, la détresse, la solitude, la douleur physique et psychique… Comme une sorte d’hyper-réalité biologique et mentale, encore plus vraie que nature. Et presque insoutenable par son intensité et son pouvoir évocateur aigu.
Pour reprendre l’un de ses vers : « Effet réel intégral. Et triomphe de la confusion »…

Sa poésie est parfois clinique, quasi-chirurgicale, avec une tendance à l’abstraction scientifico-surréaliste :
Le monde, « un bloc de ciment », les salariés « des blocs en plein espace », « des blocs indépendants qui trouent l’air sans laisser de trace », les « mouvements ridicules des molécules », les « échanges de muqueuse », le ciel, l’apesanteur, le sang qui s’écoule dans les membres trop lourds, ses fils qui courent dans « la chair translucide et jaune », notre enveloppe de chair sur du sang, « le voile un peu gluant » qu’étend le dimanche sur la ville, « le blanc, le plat, la finitude » des plages se mêlent pour former une mosaïque extralucide qui perfore la surface de toute chose.
Et installe un douloureux sentiment d’étrangeté ou d’écoeurement qui habite l’auteur.
Le sentiment de ne pas adhérer, de ne pas faire corps : « L’expansion du vide intérieur, un décollage de tout évènement possible. Comme si vous étiez suspendu dans le vide, à équidistance de toute action réelle, par des forces magnétiques d’une puissance monstrueuse.« 
Un sentiment de détachement et d’isolement intenable : « Il n’y a plus que des objets, des objets au milieu desquels on est immobilisé dans l’attente. Chose entre les choses. Chose plus fragile que les choses. »

Le rapport à la nature et à la lumière est aussi omniprésent (on le retrouve aussi dans « Extension du domaine de la lutte« ), sous une forme quasi mystique. Entre exaltation romantique et effroi : « Je n’ai jamais supporté les trop longs moments d’union avec la nature.« , dit-il.
Sa perception prend la forme d’une sorte d »hyper-conscience du corps, de ses organes, des surfaces, des volumes et des paysages : de la respiration des termites, des insectes qui grésillent, du ciel vitrifié, menaçant ou étincelant jusqu’aux rêves « d’une prairie immense et grise sous le vent », de plaines… Ses voyages en TGV, ce « vaisseau d’acier long et fuselé », entre les banlieues grises parisiennes et les petites villes mornes de province sont l’occasion de l’observer :
« Le train s’acheminait dans le monde extérieur
Je me sentais très seul sur la banquette orange
ll y avait des grillages, des maisons et des fleurs
Et doucement le train écartait l’air étrange.
 »

Il établit des liens inattendus entre cette nature que nous repoussons ou domptons et notre univers bétonné (Au milieu des herbages et des forêts de hêtres / Au milieu des immeubles et des publicités…). La tour Gan devient un ventricule noirci dans laquelle les cadres montent vers leur calvaire/Dans des ascenseurs de nickel… Il aborde aussi brièvement le système libéral et l’initiative individuelle, deux autres de ses préoccupations majeures (Je suis en système libéral commme un loup dans un terrain vague/ Je m’adapte relativement mal…).

« La vie s’écoule à petits coups
Les humains sous leur parapluie
cherchent une porte de sortie
entre la panique et l’ennui »

La frustration affective et sexuelle ne fait en revanche que de discrètes incursions dans ce recueil. Mais déjà la perte du paradis de l’enfance fait l’objet d’allusions récurrentes :

« Nous avons traversé fatigues et désirs
sans retrouver le goût des rêves de l’enfance
Il n’y a plus grand chose au fond de nos sourires
Nous sommes prisonniers de notre transparenc
e »

« Nous avons besoin de métaphores inédites », déclare-t’-il dans l’une de ces proses : c’est chose faite avec cet éblouissant livre qui renouvelle brillamment le genre poétique contemporain.
Et fait jaillir l’essence même de son univers littéraire : cet absolu désespoir à la violence sourde et invisible, cet art pour rendre palpable ces angoisses fugitives qui nous assaillent, pour tracer la parabole de nos désirs et de nos démons, pour matérialiser le vide de la matrice humaine, de la vie, de notre quête de sens, nos espérances, nos errances, des heures qui s’égrènent envers et malgré tout, cette solitude immuable du corps et de l’esprit aspirant « à l’envol ». Ce corps qui continue de se relever et d’avancer. De combattre.

Lire tous les articles sur Michel Houellebecq

Visuel : Orage à la Défense par Laurent Noltus

3 Commentaires

    • { synesthésie } sur 30 novembre 2006 à 13 h 54 min
    • Répondre

    Je n’ai pas [encore] lu le sens du combat, je crois qu’il n’existe pas en poche ?
    Par contre j’ai lu son Rester vivant et la poursuite du bonheur qui a dû être écrit après si ma mémoire est bonne. J’en conserve un souvenir très fort en particulier la première partie sur la souffrance. D’ailleurs, ça me donne envie de le relire.

  1. Oui cette première partie est magistrale, vraiment poignante. La suite est un peu moins novatrice d’ailleurs. J’ai une préférence pour le sens du combat en fait. Mais nous reparlerons aussi de Rester vivant.
    Je ne sais pas ce qu’il en est pour la version poche (Librio ?) du sens du combat…

  2. J’ai dans les mains, dans la collection "J’ai Lu", ‘Poésie’ de M. H. qui comprend ‘Le sens du combat’, ‘La poursuite du bonheur’ et ‘Renaissance’.

    Ce qui voudrait dire, si je l’ai en main, qu’il existe ! 😉

Répondre à { synesthésie } Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.